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Maroc, la tentation sécuritaire
Alliance stratégique avec les monarchies du Golfe, normalisation tactique avec l’Algérie... Le royaume chérifien se prépare-t-il à faire passer une réforme constitutionnelle a minima?
Les autorités marocaines sont elles au bord de la crise de nerfs? Si comparé aux autres pays arabes aux prises avec des révoltes populaires, le Maroc avait eu l’avantage de gérer le mécontentement de la rue avec un certain doigté, la crispation semble avoir repris le dessus dans les rangs du pouvoir, tant les promesses de changement du roi lui-même lors de son discours du 9 mars 2011 n’ont pas réussi à calmer la fronde.
Le roi chahuté, la police se lâche
Depuis quelques semaines, la police antiémeutes use d’une rare brutalité pour contenir les manifestants, comme ce fut le cas le 22 mai dans les principales villes du royaume, au motif qu’ils avaient enfreint l'interdiction formelle de se rassembler. Les figures de proue du Mouvement du 20 février ont d’ailleurs pour la plupart reçu des courriers nominatifs dans ce sens.
«Manifester est un droit, de quoi le Makhzen a-t-il peur?», «Dehors le Makhzen. Non au despotisme», criait la foule à Casablanca, relate l’AFP.
Fait nouveau, les langues se délient dans la rue pour interpeller directement Mohammed VI. Le 25 mai, à la sortie de la mosquée Sounna de Rabat (située à un jet de pierre du palais royal) où le roi venait d’accomplir sa prière hebdomadaire, des diplômés chômeurs ont chahuté Sa Majesté. «On veut de l’emploi!», criaient-ils. Une première au Maroc, où personne n’avait osé braver le monarque lors de ses déplacements.
Toujours dans la capitale, les manifestants avaient l’intention de camper devant le parlement mais les autorités les en ont empêchés, craignant qu'ils ne rééditent le scénario de la place Tahrir au Caire.
Selon diverses sources, six personnes ont été blessées mais d’autres témoins avancent des chiffres bien plus élevés. L’un des meneurs, déjà battu par la police la semaine précédente, souffrirait d’une commotion cérébrale, d’après un témoignage recueilli par l’AFP.
Islamistes et gauchistes accusés de complot
Quatre mois après le début des marches pacifiques pour plus de démocratie, le camp contestataire tend à se radicaliser, à l’approche de la présentation par la Commission royale chargée de la réforme constitutionnelle de la nouvelle mouture de la Constitution, qui devra faire l’objet d’un référendum.
Les observateurs craignent un nouveau tour de vis sécuritaire au Maroc, mais aussi que cette réforme ne soit qu’un simple lifting. Les autorités accusent le Mouvement du 20 Février d'être «manipulé par les islamistes et les gauchistes» pour justifier l’usage disproportionné de la force à leur encontre. Les autorités marocaines mettent régulièrement en cause des mouvements islamistes comme Justice et bienfaisance, interdit mais toléré depuis des années, ainsi que les milieux de l’ultragauche. Pour Fouad Abdelmoumni, économiste et militant associatif, ce mouvement islamiste, l'un des plus importants au Maroc, utilise les revendications démocratiques «pour servir son propre agenda», rapporte l'AFP.
Lors d’un sit-in organisé par des centaines de médecins urgentistes de Rabat, les blouses blanches ont été tabassées par des forces de l’ordre déchaînées, causant la stupeur parmi la population qui s’interroge sur la fébrilité de l‘Etat face à tout mouvement contestataire —y compris lorsqu’il s’agit de revendications à caractère purement social.
La stratégie des monarchies du Golfe
Un autre fait alimente la suspicion sur la réelle volonté de l’Etat à réformer ses institutions. Le 10 mai, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) qui regroupe l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Emirats arabes unis, le Koweït, Oman et Qatar créait la surprise en se déclarant favorable à une adhésion de la Jordanie et du Maroc à ce groupement régional.
Pour nombre d’analystes, cette proposition suggère que les monarchies du Golfe cherchent à se prémunir contre une contagion des révoltes arabes, mais aussi contre la menace que représenterait l’Iran. La Jordanie et le Maroc sont effet les seuls royaumes arabes ne faisant pas encore partie de leur club et qui disposent d’armées et d’appareils sécuritaires expérimentés.
Il faut croire que les monarchies du Golfe ne considèrent plus les Etats-Unis comme un allié indéfectible, au regard de l'attitude de ces derniers vis-à-vis des dictatures de la région. Dans son dernier discours, consacré au monde arabe, le président Obama a confirmé leurs craintes en annonçant son soutien aux réformateurs.
S’il est aisé de comprendre que l’assimilation de la Jordanie au CCG peut être considérée comme naturelle par sa proximité géographique, son régime monarchique et ses liens économiques avec les pays de la région, l’invitation faite au Maroc, pays du Maghreb qui bénéficie d’un statut privilégié avec l’Union européenne, n’a pu être envisagée que par la vague des révoltes arabes.
Le Maroc a d’ailleurs réagi positivement à l’offre du CCG, même s’il a indiqué que ce processus devait se faire graduellement. On peut supposer que cette coopération se traduira d’abord par un alignement des vues diplomatiques, une solidarité dans les moyens de défense, des accords commerciaux de libre-échange et enfin la mise en place de mécanismes régulant le déplacement sans entrave des personnes.
Sur le volet diplomatique, ce rapprochement a toutefois commencé bien avant le printemps arabe. Le 6 mars 2009, le Maroc annonçait la rupture de ses relations diplomatiques avec l'Iran. L'explication marocaine n’avait pas convaincu: officiellement, Rabat rompait avec Téhéran par solidarité avec le Bahreïn, après qu'un haut responsable iranien a qualifié le petit royaume de «quatorzième province iranienne».
La raison de la rupture était ailleurs, et c'est un diplomate égyptien qui va la fournir à son collègue américain en poste à Rabat:
«Les Marocains ont rompu avec l'Iran à l'instigation de l'Arabie saoudite», lui confie-t-il, ainsi que le montre le câble obtenu par WikiLeaks et révélé par la presse. Les Saoudiens, explique-t-il, «ont mobilisé personnellement le roi Mohammed VI dans sa stratégie globale d'opposition à l'influence iranienne».
Et le diplomate égyptien d'ajouter:
«En contrepartie de son soutien actif, l'Arabie saoudite va assurer au Maroc un flux continu de pétrole à un prix d'ami»
Riyad, ajoute-t-il, pourrait aussi mettre de l'argent dans la balance et se substituer à d'autres états du Golfe qui, malmenés par la crise financière internationale, ne sont plus à même de tenir leurs promesses d'investissements au Maroc. Finalement, juge le diplomate égyptien, l'opération n'est pas très coûteuse pour le Maroc, qui a peu de relations économiques avec l'Iran —alors qu'elle pourrait s'avérer très rentable pour lui.
«La clef de la réussite pour nous demeure dans la démocratie et l’égalité devant la loi pour tout un chacun, nul besoin du CCG, nous pouvons avancer seuls sans nous atteler à des gens qui ont surement des dollars mais qui, il faut bien le reconnaître, maintiennent des régimes politiques arriérés. Il ne faut pas se laisser attirer par tout ce qui brille, cela peut être trompeur et dangereux», réagit un internaute.
Le New York Times a révélé que les Emirats arabes unis ont conclu un contrat avec Erik Prince, fondateur de la société Blackwater (rebaptisée Xe Services) pour former une armée de mercenaires sur son territoire. Une information vite interprétée au Maroc comme une collusion sécuritaire du royaume avec ses alliés du Golfe.
Rabat-Alger, des intérêts bien compris
Chose impensable il y a de cela quelques mois —tant les différends entre les deux voisins maghrébins sont profonds, notamment autour du conflit du Sahara occidental— Rabat et Alger semblent vouloir enterrer la hache de guerre en ces temps troubles. Selon des sources diplomatiques, des tractations secrètes sont en cours entre le Maroc et l'Algérie en vue d'une réouverture prochaine de la frontière terrestre entre les deux pays, fermée depuis 1994 après l'attentat de l'hôtel Atlas Asni à Marrakech. La date du 2 juin a été mentionnée.
Depuis quelques semaines, habitués à adopter une ligne éditoriale offensive, les médias officiels algériens et marocains et ceux réputés proches de leurs régimes respectifs ont radicalement changé d'attitude. Un signe d'apaisement? Selon eux, cette décision de realpolitik aurait deux raisons principales: l'Algérie veut donner un bol d'oxygène à sa population rétive à visiter la Tunisie pour «changer d’air», et le Maroc désire lui compenser la baisse de son activité touristique causées par les révolutions arabes et l'attentat du café Argana à Marrakech, et détourner sa population des sujets qui fâchent.
Ali Amar