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Le conflit libyen s'exporte sur le sol tunisien
Dans leur chasse aux insurgés, les militaires libyens empiètent sur le territoire tunisien. Aux postes-frontières de Dehiba et de Ras Jédir, les combats se sont nettement intensifiés.
A l’heure où la Tunisie fait l’apprentissage chaotique d’une renaissance politique, sociale ou artistique, la Libye s’est enlisée dans des combats sans fin de territoires, en perdant de vue l’objectif singulier de ces révolutions arabes: déloger rapidement le dictateur.
De fait, ce décalage dans le temps vient de rattraper la Tunisie par la cheville. Le Sud tunisien sert à présent non seulement de refuge pour les Libyens mais de base arrière pour les insurgés en lutte contre les troupes du colonel Kadhafi.
Les troupes kadhafistes ont d’abord traqué les rebelles de la région montagneuse berbère au sud-ouest de Tripoli qui s’enfuyaient par milliers vers la Tunisie via le poste de Dehiba. Puis, le 29 avril 2011, ces mêmes forces ont affronté les militaires tunisiens et ont tiré des obus sur la ville de Dehiba, endommageant des bâtiments et blessant une Tunisienne. Un véhicule militaire libyen a même pris en chasse un groupe d’insurgés sur le sol tunisien.
Dans la nuit du lundi 16 mai 2011, des combats violents ont eu lieu entre insurgés et pro-Kadhafi aux alentours de Wazen et de Ghazeya, à 200 mètres du passage frontalier tunisien de Dehiba. Des renforts importants s’étaient joints aux insurgés libyens contre lesquels les troupes de Kadhafi ont riposté par des tirs d’artillerie lourde.
Au cours des affrontements, plusieurs obus de mortiers lancés par les forces de Kadhafi sont tombés sur le territoire tunisien. Selon les militaires tunisiens sur place, ces attaques ont clairement ciblé le poste frontalier de Dehiba. Dans un communiqué, le ministère des Affaires étrangères a rapidement condamné le débordement du conflit libyen.
«Le gouvernement tunisien a fermement condamné la poursuite des tirs d'obus de mortier par les brigades pro-Kadhafi en direction du poste frontalier de Dehiba, a-t-on appris, mardi 24 mai, d'une source autorisée auprès du ministère des Affaires étrangères. Ces agressions constituent, à plusieurs égards, une atteinte à la sécurité des habitants et à l'infrastructure de la région, tout comme elles représentent une transgression à l'intégrité territoriale de la Tunisie.»
La Tunisie, terre d'accueil des réfugiés libyens
Dès les premiers signes du conflit libyen, toutes les villes du Sud tunisien ont accueilli par milliers les réfugiés. Hormis les différentes ONG qui fournissent une aide humanitaire sous forme de camps d’accueil et de kits de nourriture, certains habitants de Tataouine, une ville située à 130 kilomètres du poste de Dehiba, vivent avec des familles libyennes souvent nombreuses.
Cette solidarité s’est faite spontanément, en souvenir de l’échange naturel et du respect mutuel entre les deux populations. Le gouvernement n’a pas manqué de rappeler le rôle que tient la Tunisie depuis le début du conflit aux autorités libyennes:
«Bien qu'il se soit engagé, à plusieurs reprises, à empêcher ses troupes de tirer le feu en direction du territoire tunisien, le gouvernement libyen n'a pas respecté ses engagements. Le gouvernement tunisien estime que de tels actes sont inadmissibles et ne peuvent qu'affecter les rapports de bon voisinage entre les deux pays et aggraver la situation, à l'heure où la Tunisie s'efforce de soutenir le peuple libyen frère et d'accomplir son devoir humanitaire envers les dizaines de milliers de réfugiés.»
On estime que près de 180.000 personnes (Libyens et travailleurs étrangers) ont fui la Libye par l’Egypte, le Niger et la Tunisie. Déterminée à ne pas intervenir dans ce conflit mais à défendre son territoire, la Tunisie a menacé de saisir le Conseil de sécurité des Nations Unies si ces attaques se poursuivent:
«Ces graves agressions sont de nature à contraindre le gouvernement tunisien à prendre des mesures rigoureuses, dont le renvoi de la question devant le Secrétaire général des Nations Unies. Ces mesures sont dictées par le devoir de la Tunisie de défendre son intégrité territoriale, de protéger ses citoyens et de garantir la sécurité des réfugiés sur son sol.»
La Tunisie a deux postes-frontières avec la Libye: Ras Jédir et Dehiba. Auparavant, ces postes voyaient défiler librement et sans discontinuer de nombreux Libyens et Tunisiens mais, depuis le début du conflit, ils sont devenus des remparts militaires sous le contrôle de l’armée tunisienne qui y a récemment renforcé ses effectifs.
Les affrontements pour le contrôle des postes de Dehiba et de Ras Jédir, côté tunisien, et de Wazin, côté libyen, s’intensifient et menacent directement la population. La zone est progressivement devenue un enjeu stratégique dans la guerre de territoire qui oppose les pro-Kadhafi aux rebelles.
La fuite via la Tunisie du gratin libyen
Presque trois mois après le début de la révolte, manquant de tout, les habitants de l’Ouest libyen cherchent à tout prix à fuir le pays. Ils se précipitent vers la Tunisie soit pour attendre la fin du conflit près de la frontière (certains refusent les aides et préfèrent camper à proximité de la Libye), soit pour se rendre à l’aéroport de Djerba-Zarzis où près de 500 réfugiés se sont déjà envolés vers l’étranger.
Parmi ces réfugiés qui chaque jour franchissent par milliers la frontière, plusieurs rebelles en fuite organisent et coordonnent depuis la Tunisie les opérations et la progression des insurgés. Bien malgré elle, la Tunisie sert désormais de base arrière des rebelles. Les tirs des forces gouvernementales libyennes cherchent à les forcer à se retirer de la zone frontalière, au risque d’atteindre le sol tunisien.
Le débordement de ces attaques peut s’expliquer par le départ du président de la compagnie pétrolière libyenne (NOC), Chokri Ghanem, qui, selon les autorités tunisiennes, aurait traversé la frontière samedi 14 mai 2011 en se joignant aux insurgés par le point de passage de Ras Jédir.
Ce dernier aurait quitté l’île de Djerba avec quatre autres fonctionnaires pour se rendre à Tunis. Chokri Ghanem représentait la Libye aux réunions de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), et avait occupé les fonctions de Premier ministre en 2003. Son départ apparaît comme une véritable défection pour Mouammar Kadhafi, de plus en plus isolé.
Par ailleurs, des rumeurs démenties par le gouvernement mais confirmées par nos sources laissent entendre que le premier des fils de Kadhafi, Mohamed Mouammar Kadhafi, aurait reçu des soins dans une clinique privée de Houmt Souk, la capitale djerbienne. Une fois soigné, il aurait pris un avion à l’aéroport de Djerba pour une destination encore inconnue.
Du 16 au 23 mai 2011, plusieurs personnalités libyennes auraient traversé la frontière tunisienne au poste de Ras Jédir. Parmi elles, plusieurs secrétaires d’Etat et politiques, mais également la fille Aicha et la femme Sofia du colonel Kadhafi, se seraient retrouvés dans l’un des hôtels de luxe de Djerba en attendant, selon certaines rumeurs, de transiter vers l’Europe via l'aéroport de l'île tunisienne.
Au cours de son processus démocratique, la Tunisie n’a décidément pas la tâche facile. Après les menaces sociales et politiques d’un islam radical, les grèves générales, les manifestations violemment réprimées, le jeu de chaises musicales du gouvernement transitoire et l’aide européenne faite moins de droits que de devoirs, voilà que la guerre libyenne progresse et s’installe ostensiblement sur le sol tunisien.
Les postes-frontières de Ras Jédir et de Dehiba tiennent désormais un rôle clé dans la géostratégie du conflit libyen.
Mehdi Farhat
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