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Le collectif Dégage révèle sa révolution
Amateurs ou professionnels, 12 photographes tunisiens se sont réunis dans le collectif Dégage. Ils exposent leurs instantanés de la révolution à Paris, avant d'aller à Tunis, Berlin, Milan et Bruxelles.
Jusqu'au 29 mai 2011 à l’Institut du monde arabe (IMA) de Paris, le collectif de photographes tunisiens «DEGAGE» présente «Révolution tunisienne», une exposition de 40 photos prises au cœur des manifestations de janvier en Tunisie.
L’événement est à la fois historique et artistique. Ces instantanés de l'histoire tunisienne transportent à Paris leurs lots d'émotions, le rappel d'une réalité encore présente dans tous les esprits.
«Nos premières pensées vont à tous les martyrs de cette révolution. Elle a fait de nous des gens très sentimentaux, et être ici à l’IMA, nous en avons presque la larme à l’œil», a livré Leila Souissi, la Commissaire de l’exposition, lors du discours d’ouverture.
Les images inédites, animées tantôt de gravité tantôt d'espoir, assènent la vérité: au propre comme au figuré, ces 12 photographes amateurs et professionnels se sont battus, avec pour toute arme en bandoulière leurs appareils et leur conviction.
«Bien sûr on se sentait en danger, on avait très peur. Mes proches ne voulaient pas que je sorte, ils n’avaient pas le choix. Je ne le revivrai pas. Il fallait montrer, témoigner», témoigne Zeineb Henchiri, jeune photographe de 19 ans, membre du collectif et étudiante en psychologie à Tunis.
Kasbah, 26 janvier 2011 © Akram Melomane Belaid - Tous droits réservés
Les photos s'étendent de janvier jusqu'aux manifestations pour la laïcité en février. Elles représentent les défilés à Tunis mais aussi les soulèvements dans d'autres régions.
Le regard du photographe toujours perceptible, les photos transmettent l'ampleur des victoires, le courage de celles et ceux issus de toutes les couches sociales qui se sont soudain rassemblés, les liesses nationales, les défiances face à la police, les moments de doutes, de désespoir, de solitude ou de violences. Entre œuvres artistiques et photographies classiques, les clichés font sens et interpellent avec ou sans recontextualisation.
Avant d’être des photographes, les 12 membres du collectif se considèrent comme des manifestants. Leurs appareils, ils les tenaient par la sangle, toujours prêts à se défendre contre les forces de police.
«Nous sommes des "photographes manifestants révolutionnaires"», souligne Sélim Tlili, photographe et graphiste, formé au Beaux-Arts de Tunis, spécialisé dans le design.
En dehors des dimensions artistique ou historique, ils sont ceux qui ont eu le courage d’informer la population au moment où pas un organe de presse tunisien n’osait publier le moindre reportage ou la moindre image de la révolte populaire.
«Personne n'a donné des photos d’actualité politiques et historiques aussi fortes. C’est pour la plupart d’entre nous notre première expérience de photoreporters», confie Rim Temimi, photographe et artiste complète, diplômée en Lettres, langue et civilisation arabe et italienne.
L'association de talents est née d’une initiative fédératrice, celle de Leila Souissi, journaliste de renom, commissaire d’expositions et officier des Arts et des Lettres de la République française depuis 2010. Elle revient avec précision sur ces jours de crise vécus depuis l'étranger.
Un collectif spontané
«J'étais en Europe, entre le 10 et le 16 janvier, et je ne comprenais pas pourquoi toutes les télévisions du monde ne parlaient pas que de la Tunisie, je ne suivais tout ça que par Facebook et Internet. Et dès que je suis rentrée en Tunisie, j’ai fait appel à ces photographes qui ont été d'une générosité exemplaire et qui m’ont donné toutes leurs photos», détaille la commissaire d'exposition.
«Le collectif, il est né spontanément quinze jours après la révolution. Dans cet esprit de révolution, on a voulu casser ce modèle de piston, de copinage propre à l’ancien régime, et donner la chance à tout le monde. La sélection s’est faite sur Internet en fonction des talents de chacun», explique Rim.
Spécialiste des arts contemporains méditerranéens, Leila Souissi est venue prêter main forte à cette nouvelle scène artistique tunisienne déclarée:
«Toute cette jeunesse qui s’est exprimée. Chacun était enfermé dans sa censure, réalisateurs, photographes, tagueurs. Depuis que ça s’est ouvert, chacun a envie de montrer ce qu’il sait faire, et dans cet enthousiasme délirant il n’y a pas d’organisation, mais je suis sûre qu'il va y avoir des commissaires d’exposition qui vont jouer leur rôle de passerelle», livre-t-elle.
© Amine Boussoffara - Tous droits réservés
En se rendant au cœur des manifestations, en publiant sur Internet des images suivies de textes, pour dénoncer, témoigner ou rassembler, ces artistes ont couvert les événements, sans concertation et sans expérience.
«Notre action était totalement marginale. Le rôle de la photo sert aussi à lutter contre la désinformation et la manipulation médiatique car les télés et radios n'étaient pas formées ou habituées à la liberté d’expression», selon Rim.
«C’est aujourd’hui qu’ils se rendent compte du devoir historique qu’ils ont fait», assure Leila Souissi.
L’engagement est au cœur de leurs démarches d’artistes. L’activisme, le militantisme, ont été leurs espaces de création qui, par incidence, ont révélé à d'autres le besoin d’expression.
«L’engagement ne doit pas être une obligation. Il faut dès le départ être convaincu, et c’est ce qui est bien avec ce collectif c’est que tout le monde est resté convaincu qu’il fallait faire quelque chose. En respectant l’individualité tout en étant dans un projet commun», se félicite Selim.
Quand on demande aux photographes quel est leur regard sur la situation actuelle et leur vision de l’avenir, les avis sont effectivement plutôt partagés:
«En tant que collectif, la politique on essaie de ne pas trop y toucher. Pour moi, ce qui se passe en Tunisie ne me convient pas. Faites 200 kilomètres après Tunis et vous allez voir. Il y a un gros problème de confiance depuis trente ans. Les Tunisiens n’ont même pas confiance entre eux alors imaginez du point de vue politique ce que ça peut donner», pense Sélim Tlili.
«On n’est pas sorti de la révolution, la révolution continue. Elle est peut-être intellectuelle ou artistique comme à cette occasion, mais on ne fait pas une révolution en deux mois», estime Zeineb Henchiri.
«Pour l’instant la politique est transitoire, on ne lui demande rien si ce n’est de gérer au quotidien. C’est comme les artistes, il y a une floraison qui vient d’une nouvelle liberté d’expression», confie Leila Souissi.
L'activité du collectif perdure après la révolution avec l’avantage cette fois d’être organisée et coordonnée.
«Nous continuons notre "activisme", trois d'entre nous sont descendus au poste de frontière libyenne de Ras Jédir, il y a un mois et demi, dès qu’il y a eu les premiers réfugiés libyens», rapporte Rim Temimi.
«On est dans l’action, on n’est pas du tout dans la théorie de la chose. On pense bientôt se rendre à Lampedusa pour témoigner de ce qui s’y passe réellement», annonce Sélim.
Tunis, 19 février 2011 © Rim Temimi - Tous droits réservés
En dehors de leur rôle de témoin, les personnalités artistiques de chacun transparaissent au travers des différents clichés.
«Quand je photographie je ne photographie pas la chose, mais la chose telle que je la vois. Mais je ne sais pas si c’est plus beau que la réalité. En tout cas, pas pour ces photos-là», considère Zeineb.
«Le régime était complètement diabolique. On empêchait les gens de créer quoi que ce soit et pire on leur laissait entendre qu’ils n’étaient capables de rien. Quand on va à la kasbah et qu'on voit que ces murs ont tous été griffonnés, gribouillés, tagués, l’art a une place énorme là-dedans. L’art est intervenu dans la révolution», estime Sélim.
Kasbah, 24 janvier 2011 © Yassine Hamrouni - Tous droits réservés
Après Paris, le collectif entamera une exposition itinérante passant par Tunis (fin mai), Berlin (du 2 au 25 juin), puis Milan et Bruxelles. Le site TunisiArtGalleries (TAG), qui a relayé les informations sur l'exposition, emmené par Aisha Ayarari et Rim Temimi, est le premier et unique portail tunisien des galeries d'art et des espaces d'expositions. Un DVD des photos et des affiches de graphistes publiées sur les réseaux sociaux concrétisent l'ensemble du projet.
Mehdi Farhat
«Révolution tunisienne», par le collectif «DEGAGE», du 19 au 29 mai 2011 à l’Institut du monde arabe, 1, rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed V, Paris 5e.
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