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Le Rwanda revient sous la plume de Boubacar Boris Diop
Le romancier sénégalais s'est investi dans un travail de mémoire à propos du génocide rwandais.
«La mise Hôtel» à Kigali, drôle de nom pour l’endroit de leur rencontre: dans cette auberge rwandaise se retrouvèrent en résidence dix écrivains africains réunis en 1998 par l’initiative «Rwanda écrire par devoir de mémoire». Le Sénégalais Boubacar Boris Diop, le Djiboutien Abdourahman Waberi, l’Ivoirienne Véronique Tadjo, le Guinéen Tierno Monenembo et le Tchadien Koulsy Lamko étaient parmi ceux qui ont dit oui à Maimouna Coulibaly et Nocky Djedanoum, fondateurs de l’association Arts et médias d’Afrique et du festival lillois Fest’ Africa à l’origine d’un projet que le temps rend vraiment mémorable.
Quatre ans après le génocide, ces écrivains venaient se rendre compte. Voir par eux-mêmes, pour ne pas rester prisonniers du proverbe de la sagesse populaire wolof que rappelle Boubacar Boris Diop dans la post-face qui accompagne la réédition de Murambi, le livre des ossements, l'ouvrage né de cette résidence:
«Si tu empruntes à quelqu’un ses yeux, ne t’étonne pas, l’ami, d’être obligé, quoi que tu fasses, de ne voir que ce que lui-même voit.»
A la frontière entre le documentaire et la fiction, ce livre prend avec le temps plus de force encore. Les différents points de vue recueillis par l’auteur, de la victime au sage, du militaire français au fils d’un bourreau, donnent à voir le tableau humain dans toute l’intensité complexe de la tragédie. Murambi entame une seconde vie, avec une post-face inédite. Diop s’y souvient de son ignorance et l’interroge à posteriori.
«Notre problème à nous autres Africains, écrit-il, c’est peut-être surtout une insensibilité qui mérite que l’on s’y arrête un instant.»
Il revient alors sur son parcours, de rencontres en débats à travers le monde, en regrettant une réalité dérangeante mais éprouvée, celle d’un «refus de s’intéresser aux Cent-jours du Rwanda, d’en analyser les mécanismes spécifiques ou simplement en parler». Seule explication:
«L’amnésie, plus volontaire qu’on ne croit, relève sans doute plus de la stratégie de survie individuelle que de l’indifférence.»
Retour d'un voyage bouleversant
Au retour de ce voyage bouleversant, l’auteur avait ouvert un centre de documentation à Dakar, Sénégal: «Il a dû fermer pour des raisons budgétaires, les livres sont conservés par le directeur de l’Espace 30, un lieu culturel qui m’avait généreusement ouvert ses portes.» Il l’avait conçu pour que ses compatriotes sénégalais puissent entendre l’injonction de la Rwandaise Yolande Mukagasana dans son livre: «N’aie pas peur de savoir.»
Ce que Diop pointe onze ans après avoir écrit son témoignage, c’est la prise de conscience du paradygme que représente désormais le génocide de 1994, malgré la difficulté de «penser» les massacres. Ses propos ne sont pas ceux d’un donneur de leçons, mais d’un intellectuel responsable qui en appelle à «l’estime de soi»:
«Ignorer à ce point sa propre histoire, cela a plus à voir avec un déficit d’humanité qu’avec le simple manque d’information.»
Boubacar Boris Diop n’a jamais eu peur de lancer des pavés dans la mare, à commencer par sa participation à Négrophobie (Editions Les Arènes), réponse à l’essai de Stephen Smith Négrologie, cosignée avec Odile Tobner, la veuve de Mongo Betti, et François-Xavier Vershave, disparu depuis. Son éditeur français, Philippe Rey, accompagne depuis son travail d’essayiste (L’Afrique au-delà du miroir) et de romancier. Cette maison a publié Les petits de la guenon, traduction assurée par l’auteur lui-même de son roman écrit dans sa langue maternelle, le wolof: Doomi Golo paru aux éditions Papyrus à Dakar. On recommandera la lecture de cette traversée intérieure du Sénégal d’hier et d’aujourd’hui aux touristes des plages accueillantes du pays, qui en comprendront l’âme, si présente dans la musique et les paroles de ce livre.
«Papyrus-Afrique, poursuit son auteur, a des dizaines de manuscrits en souffrance! Un peu de volonté politique de nos pays permettrait d’éditer ces ouvrages en langues africaines. J’ai moi-même une pièce de théâtre et des poèmes qui attendent…»
Le souvenir du réel
Dans un récent numéro spécial d’Africultures, Boubacar Boris Diop revient sur la thématique qui lui est chère: «langues africaines et création littéraire». Il y retrace l’exemple du précurseur kényan Ngugi Wa Tongo (dont le nom a été cité pour l’attribution du Nobel de littérature 2010) et celui, moins connu, du romancier sénégalais Cheik Aliou Ndao qui, ne trouvant pas d’éditeur pour son premier livre en wolof, décidait de l’écrire en français pour Présence africaine…
Aujourd’hui, Boubacar Boris Diop ne vit plus au Sénégal. Basé en Tunisie, il est surtout cet intellectuel voyageur, enseignant la littérature en professeur invité, au Mexique, au Canada, aux Etats-Unis, où un colloque sur son œuvre intitulé «Des mondes et des langues» vient de s’achever. Il y a présenté le début d’un travail de réflexion sur l’écriture:
«Quand la mémoire va ramasser du bois mort elle rapporte le fagot qu’il lui plait», proverbe wolof traduit par Birago Diop.
«J’y vois une somptueuse définition de la littérature: reconstitution du réel par le souvenir, jouissance et liberté.»
Le souvenir du réel rwandais n’a pas fini d’interroger la liberté du romancier qui vit avec cette mémoire longue, aux côtés du héros de son prochain livre, le capitaine Mbaye Diagne, casque bleu sénégalais qui a sauvé des centaines de Tutsi pendant le génocide avant d’être tué accidentellement, le 31 juillet 1994.
Valérie Marin La Meslée
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