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Un combattant rebelle scrute le ciel avec sa batterie anti-aérienne le 14 avril 2011. REUTERS/Yannis Behrakis
Un combattant rebelle scrute le ciel avec sa batterie anti-aérienne le 14 avril 2011. REUTERS/Yannis Behrakis

En Libye, un siècle de guerre aérienne

Entre les forces de Kadhafi et celles de la coalition internationale, un élément essentiel: la maîtrise du ciel. Un art de la guerre expérimenté en Libye dès 1911.

1er novembre 1911. Depuis plus d’un mois déjà, de violents combats opposent, en Libye, les forces italiennes à de maigres unités ottomanes et à leurs supplétifs arabes. Or, dans le cadre de ce conflit aujourd’hui totalement oublié, et qui verra l’Italie finir par triompher, le monde est sur le point de vivre un formidable bouleversement de l’art de la guerre.

Ce jour-là, le sous-lieutenant Giulio Gavotti, l’un des premiers pilotes de l’aviation militaire italienne, décolle à bord de son Taube de fabrication autrichienne pour une mission sans précédent, qu’il a proposée de lui-même à ses supérieurs. Il emporte avec lui quatre petites bombes, et il vole vers l’oasis d’Ain Zara, occupée par les Turcs. Arrivé au-dessus de son objectif, à une altitude d’une centaine de mètres, il pose une des bombes, chacune pesant environ un kilo et demi, sur ses genoux et, tenant toujours le manche de la main droite, il entreprend de l’armer. Puis, se penchant, il la lance à la main sur les soldats turcs surpris. Quand il a largué les trois autres, il s’en va sans avoir été inquiété. Sans avoir non plus causé de pertes dans les rangs ennemis, semble-t-il. Mais son geste, lui, est symbolique.

Giulio Gavotti vient de faire de l’avion, jusque-là simple outil de reconnaissance, une arme qui, dans les années qui suivent, va se tailler la part du lion dans les conflits.

La maîtrise des airs, atout du colonisateur italien

Un siècle plus tard, autre symbole, c’est toujours sur la Libye que tombent des bombes. Et depuis 1911, ce pays a bien souvent été au premier plan de la guerre aérienne. Très tôt, le colonisateur italien se heurte à la résistance des populations locales. Au point que, pendant la Première Guerre mondiale, les Italiens se retrouvent confrontés à des soulèvements en Tripolitaine et en Cyrénaïque. Ils reprennent peu à peu le contrôle du pays, mais des régions entières continuent de s’opposer à eux.

Avec l’avènement du fascisme, la politique coloniale se durcit. L’armée italienne a alors recours à l’aviation pour mitrailler et bombarder les concentrations de rebelles, le général Rodolfo Graziani, surnommé par la presse italienne le «Pacificateur de la Libye», restant dans les mémoires libyennes sous le nom de «Boucher du Fezzan».

Contre des forces presque exclusivement composées de fantassins et de cavaliers, l’aviation est un atout maître. Epuisés, impuissants, les Libyens finissent par déposer les armes. Ainsi, dans les années 30, on peut considérer que la Libye a été effectivement «pacifiée», au prix de milliers de victimes. Mais la paix est de courte durée. Une dizaine d’années plus tard, la colonie italienne se retrouve entraînée dans la Seconde Guerre mondiale par la métropole.

Nous l’avons déjà évoqué, la guerre aérienne est un élément crucial des opérations dans le désert de 1940 à 1943. Dans une guerre de mouvement comme celle que permettent les grands espaces libyens, il devient vital pour les belligérants de s’assurer la maîtrise des airs. La Royal Air Force (RAF) et ses équivalents australiens, néozélandais, sud-africains, mais aussi l’aviation de la France Libre affrontent la Luftwaffe et la Regia Aeronautica. C’est un véritable bras de fer, une guerre d’usure tant pour les hommes que pour le matériel.

Dans ces combats impitoyables, les pilotes italiens ne déméritent pas face à leurs adversaires, même si des as comme Franco Lucchini (21 victoires), Luigi Gorrini et Franco Bordoni (chacun 19 victoires) sont aujourd’hui méconnus, contrairement à «l’Aigle du Désert» allemand, Hans-Joachim Marseille, à l’impressionnant tableau de chasse (158 victoires) ou à l’Australien Clive Caldwell (28,5 victoires). Peu à peu, les pilotes de l’Axe, dépassés en nombre et en matériel, doivent abandonner le ciel d’Afrique du Nord à leurs ennemis. La guerre du désert s’achève donc par la victoire des Alliés, et la Libye renoue avec la paix.

Les Américains s'installent

Du fait de sa situation géographique stratégique, la Libye, devenue un royaume indépendant en 1951 avec pour souverain Idris Ier, voit alors les Américains s’installer. Ils développent une vaste base aérienne, la Wheelus Air base, sur l’emplacement d’une ancienne base italienne. Pendant la guerre froide, Wheelus devient une des bases avancées du Strategic Air Command. Progressivement, avec le développement des missiles balistiques intercontinentaux, la force des bombardiers stratégiques américains perd de son importance. Aussi, quand le colonel Kadhafi prend le pouvoir en 1969, les Américains s’entendent avec lui et évacuent la base en juin 1970. Elle est récupérée par les Soviétiques, puis devient un point clé pour l’Armée de l’air de Kadhafi.

Sept ans plus tard, en 1977, l’espace aérien libyen redevient un théâtre d’opération pendant la courte guerre qui, quatre jours durant, met aux prises la Libye et l’Egypte. Le litige tient autant à des questions de frontières qu’à des divergences de vue politiques (Kadhafi reprochant à Anouar el-Sadate d’avoir fait la paix avec Israël). L’affaire est brève, mais elle n’en est pas moins violente. Les forces libyennes ne sont pas de taille face à la puissante armée égyptienne, et celle-ci, au prix de 4 MiG-21 perdus, détruit une vingtaine d’appareils ennemis.

Le colonel Kadhafi, entre-temps, s’est attiré l’ire des Etats-Unis, en particulier par son soutien aux Palestiniens et aux mouvements terroristes comme la Fraction armée rouge allemande ou encore l’Armée républicaine irlandaise (IRA). La tension monte, jusqu’à la confrontation armée. En mars 1986, des F-14 de l’US Navy et des MiG-25 jouent au chat et à la souris au-dessus du golfe de Syrte. Dans les jours qui suivent, l’aviation embarquée américaine prend pour cible la marine libyenne et coule plusieurs bâtiments.

En avril 1986, des agents libyens sont accusés d’avoir perpétré un attentat contre une boîte de nuit fréquentée par des militaires américains à Berlin-Ouest. En représailles, Ronald Reagan ordonne une frappe contre Tripoli. Pendant la nuit du 14 au 15 avril, dans le cadre de l’opération El Dorado Canyon, 45 chasseurs, chasseurs-bombardiers et bombardiers américains lancent un raid sur la Libye. A l’époque, Kadhafi dispose d’un réseau de défense antiaérienne efficace. Ses troupes abattent un bombardier américain F-111, mais, dans l’ensemble, l’attaque lui coûte une vingtaine d’appareils détruits au sol. Il aurait également perdu une fille sous les bombes, bien que, selon certaines sources, il ne se soit agi là que d’une opération de propagande de sa part.

L'insurrection de 2011

Ensuite, pendant près de vingt-cinq ans, l’aviation libyenne est au repos. Elle ne revient sur le devant de la scène qu’avec l’insurrection qui secoue encore le pays aujourd’hui. Elle y joue même un rôle majeur, ne serait-ce que sur le plan médiatique, puisque ce serait de prétendus bombardements aériens contre des manifestants qui auraient motivé l’intervention de la coalition occidentale.

Près d’un siècle après l’exploit solitaire du sous-lieutenant Gavotti, la guerre aérienne a pris des proportions qu’il n’aurait sans doute jamais imaginées. Mais en dépit de toute sa puissance, l’aviation de l’Otan semble peiner à faire plier le colonel Kadhafi. Toutes proportions gardées, l’arme aérienne ne serait-elle en fin de compte pas plus décisive qu’en 1911? Il est évident que si, mais n’en déplaise aux partisans du «tout-aérien», jamais encore des frappes aériennes, qu’elles soient manuelles et artisanales, ou à l’aide de missiles Tomahawk et de Rafale, n’ont suffi à décider du sort d’un conflit, en Libye comme ailleurs.

Roman Rijka

 

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Roman Rijka

Roman Rijka. Journaliste. Spécialiste de l'histoire militaire.

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