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Abidjan, le 16 novembre 2004.
Abidjan, le 16 novembre 2004.

La presse ivoirienne doit encore se relever

La Côte d'Ivoire est encore loin du retour à la normale, et la situation de la presse nationale l'illustre particulièrement bien.

Le 6 mai 2011, Alassane Ouattara a prêté serment et été intronisé quatrième président de la République de Côte d’Ivoire depuis l’indépendance du pays, en 1960. On aurait pu croire que cela marquerait le point final d'une crise ivoirienne amorcée le 2 décembre 2010, au lendemain de la proclamation des résultats de l’élection présidentielle. On aurait pu croire que la parenthèse fratricide serait fermée. Que ouattaristes et gbagbistes entameraient le chemin de la réconciliation et que des scènes de liesse collective rassembleraient la nation ivoirienne décidée à enterrer le passé et à regarder vers l’avenir. Mais la Côte d’Ivoire est encore bien loin de ces images d’Epinal. Le régime de Gbagbo n’est plus, mais ses partisans demeurent. Et les affidés de Ouattara ne l’entendent pas de cette oreille.

Persécution et propagande

La lutte pour le contrôle de l’information a constitué le nerf de la guerre entre les deux présidents depuis la fin de l'année dernière. Les médias ont joué un rôle majeur dans le conflit et leur responsabilité est indéniable. Leur situation aujourd’hui reflète de manière aiguë les divisions du peuple ivoirien. «Dans les médias, la terreur a changé de camp», s’inquiète l’organisation internationale de défense de la liberté de la presse Reporters sans frontières. Car les journaux pro-Gbagbo, désormais dits «d’opposition», ne paraissent plus en Côte d’Ivoire.

Les locaux du quotidien Notre Voie, média proche du Front populaire ivoirien, le parti de Laurent Gbagbo, sont occupés par des éléments armés et la Télévision Côte d’Ivoire (TCI), qui remplace aujourd’hui la Radio Télévision Ivoirienne (la RTI, détruite lors des affrontements finaux à Abidjan) dans le rôle de média public, n’a de cesse de diffuser en boucle les slogans de campagne d’Alassane Ouattara et les chansons faisant son apologie. Les journalistes gbagbistes, ou travaillant pour des médias pro-Gbagbo, sont victimes d’une véritable chasse aux sorcières et réduits à la clandestinité.

«Selon les informations recueillies par Reporters sans frontières, une liste de huit journalistes "à abattre" circulerait actuellement dans Abidjan. Sont touchés des employés du quotidien d’Etat Fraternité Matin, plusieurs journalistes de la RTI, et plusieurs de la presse dite "bleue", notoirement pro-Gbagbo.

Ces journalistes traqués ont préféré entrer dans la clandestinité. Certains membres de la dernière équipe du Conseil national de la presse (CNP), qui était très proche de Laurent Gbagbo, les ont imités.»

L’incitation à la haine est une dérive supplémentaire et hautement préoccupante dans les médias ivoiriens: le quotidien Nord-Sud, dans son édition du 10 mai 2011, a publié une photographie du directeur de publication de Notre Voie, César Etou, légendée «Quand César Etou attise le feu de la haine». Cette désignation à la vindicte publique est extrêmement dangereuse et alimente les rancœurs.

Il est actuellement impossible pour les journalistes ivoiriens de travailler dans des conditions normales et de pratiquer un journalisme éthique et responsable. La déontologie et l’objectivité de la presse ne sont plus que de lointains souvenirs pour une profession tiraillée entre propagande d’Etat et persécutions:

«La peur s’est emparée des journalistes qui n’osent pas se rendre à leur rédaction. La ville est aux mains de bandes armées qui n’hésitent pas à faire irruption dans les journaux. Les journalistes qui sont dans le marché sont obligés de s’inscrire dans le moule de la pensée unique. Tous les acquis en matière de liberté de la presse sont foulés du pied par les nouvelles autorités qui ne font rien pour garantir le pluralisme», raconte un journaliste ivoirien qui préfère garder l’anonymat.

La création d’une Commission pour la réconciliation nationale annoncée par Alassane Ouattara ne serait-elle qu’une déclaration de bonnes intentions, un feu de paille pour détourner l’attention d’une communauté internationale illusionnée?

La guerre de la communication

Si les médias ivoiriens ont toujours été partisans et contribué à la propagande de chacun des deux candidats à la dernière élection présidentielle —s’éloignant d'ailleurs ainsi de leur vocation première d’informer— leur discours a peu à peu pris une dimension effrayante pendant la crise, tant le dénigrement de l’adversaire était devenu une antienne incontournable exacerbant l’animosité réciproque. A la fois actrice et victime de la crise politique, la presse n’en est pas sortie indemne. Tous les éléments d’une véritable guerre de la communication, parallèle aux combats, ont été réunis.

Dès la campagne électorale, les médias ont fait preuve de virulence à l’égard des candidats, au mépris des règles d’éthique et de déontologie journalistiques. Les médias publics, notamment la RTI, ont eu tendance à octroyer à Laurent Gbagbo et ses soutiens une couverture extrêmement favorable. Les quotidiens Notre Voie, Le Nouveau Réveil et Le Patriote ont multiplié les propos incendiaires et injurieux à l’égard du candidat qu’ils ne soutenaient pas.

La situation de la presse n’a eu de cesse de se détériorer pendant la crise. Entre la proclamation des résultats de l'élection et la capture de Laurent Gbagbo, Reporters sans frontières a publié quatorze communiqués de presse dénonçant «Un recul de vingt ans pour la liberté de la presse» et «La lente agonie du journalisme ivoirien». L’organisation a fait état d’entraves à la parution des journaux, du blocage de certaines radios et chaînes de télévision étrangères, et de la dégradation inquiétante des conditions de sécurité pour les journalistes, instaurant un climat de peur et d’intimidation.

La presse étrangère a constamment été prise à partie et de nombreux journalistes ont été interpellés ou agressés. Le Conseil national de la communication audiovisuelle, un organe de régulation, a suspendu la diffusion des médias étrangers sous prétexte «de maintenir la paix sociale fortement ébranlée». La RTI a accusé la chaîne française France 24 de vouloir «déstabiliser le pays» pour avoir relayé la proclamation par la Commission électorale indépendante des résultats provisoires donnant Alassane Ouattara vainqueur.

Les médias d'opposition ont plusieurs fois été interdits de parution par la garde républicaine. Le climat de peur dans lequel ont vécu les journalistes depuis décembre 2010 n'a cessé de s'aggraver. L’ensemble de la profession, sans distinction, a été victime du pourrissement de la situation politique et s’est vu dans l’impossibilité de travailler. Les journalistes proches du camp Gbagbo ne pouvaient quasiment pas accéder aux zones Centre, Nord et Ouest contrôlées par les Forces nouvelles (ex-rébellion armée) qui avaient rallié le camp Ouattara, et dans le Sud, contrôlé par Laurent Gbagbo, la presse favorable à Alassane Ouattara était, à l’inverse, indésirable.

L’offensive finale menée par Ouattara contre Gbagbo a eu d’emblée pour cible la RTI, véritable outil de propagande aux mains du président sortant. Ses équipements, stratégiques, ont été sévèrement endommagés, empêchant toute émission du 31 mars au 1er avril 2011. La RTI aurait contourné le problème en émettant ensuite depuis un camion mobile d’où elle exhortait à la mobilisation pour défendre Laurent Gbagbo. Le 4 avril, dans la soirée, la télévision et la radio nationales ont fait partie, avec le palais présidentiel et la résidence de Laurent Gbagbo, des cibles bombardées par les hélicoptères français de la Force Licorne et de l’Onuci.

La crise en Côte d’Ivoire est loin d’être terminée. La situation actuelle de la presse reflète les antagonismes politiques du pays et les journalistes catalysent rancœurs et volonté vengeresse. Le nouveau pouvoir contribue à attiser le feu de la discorde et le pays, loin de rentrer dans l’ordre comme l'imaginait naïvement la communauté internationale, s’étourdit toujours dans les vapeurs du chaos.

Leslie Fauvel

Leslie Fauvel

Leslie Fauvel est journaliste.

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