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Tunisie: la démocratie menacée
Les manifestations sont de retour en Tunisie. Ministres limogés, violences policières, élections reportées... Les Tunisiens ont peur qu'on leur vole leur Révolution.
Mais que se passe-t-il donc en Tunisie? Alors que nombre de mouvements arabes de protestation populaire sont confrontés à de féroces répressions (Libye, Syrie, Bahreïn) ou semblent marquer le pas (Maroc, Yémen), la révolution tunisienne fait face depuis plusieurs jours à une inquiétante dégradation de la situation politique et sécuritaire.
Tout a commencé avec les déclarations incendiaires —d’aucun diront irresponsables— de Farhat Rajhi, magistrat et éphémère ministre de l'Intérieur de l’actuel gouvernement d’union nationale, limogé récemment par le président de la République par intérim, Foued Mebazaâ, et remplacé dans la foulée par Habib Essid.
Dans un entretien posté sur Internet dans la nuit du mercredi au jeudi 5 mai 2011, Farhat Rajhi a dénoncé les agissements de proches de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali et, surtout, la préparation d'un «coup d'Etat militaire» en cas de victoire des islamistes aux élections législatives du 24 juillet prochain. «Si Ennahda gagne les prochaines élections, le régime sera militaire», a affirmé cet homme qui jouit d’une grande popularité en Tunisie.
Il n’en fallait pas plus pour que de nombreux Tunisiens investissent la rue et demandent la démission du gouvernement en appelant à une nouvelle révolution pour défendre la démocratie. La réaction des forces de sécurité a été on ne peut plus brutale puisque la police a violemment dispersé plusieurs centaines de manifestants dans le centre de Tunis, jeudi 5 et vendredi 6 mai 2011.
Durant ces heurts, quinze journalistes travaillant pour des médias tunisiens et internationaux ont été passés à tabac, insultés et se sont vu confisquer leur matériel. La presse tunisienne a vivement condamné ces violences et le ministère de l'Intérieur a présenté ses excuses. La violence des manifestations a été telle que le gouvernement a décidé de réinstaurer le couvre-feu de 21 heures à 5 heures du matin dans Tunis et d’autres villes du pays, et cela pour une «durée indéterminée». Malgré tout, les manifestations ont continué durant le week-end et plusieurs actes de pillage et d’attaques contre des commissariats ont été signalés.
Des déclarations lourdes de conséquences
Les autorités tunisiennes n’ont guère apprécié les déclarations de Rajhi. Le Premier ministre intérimaire, Béji Caïd Essebsi, a estimé qu’il s’agissait de propos «dangereux» méritant «des poursuites judiciaires». Le principal intéressé s’est excusé mais sans vraiment se rétracter et ses propos demeurent abondamment commentés, notamment sur la blogosphère.
Il faut dire que ce dernier a avancé deux éléments qui frappent les imaginations. Il a évoqué le récent voyage du Premier ministre à Alger, dont le but aurait été d’obtenir le soutien de l’Algérie à un coup d’Etat militaire en cas de victoire électorale des islamistes d’Ennahda. Il faut rappeler à ce sujet qu'il s'agit d'une situation que l’Algérie a déjà connu après que les généraux eurent annulés les élections du 26 décembre 1991 qui avaient vu la victoire de l’ex-Front islamique du salut (FIS).
«Les Tunisiens n’ont pas la mémoire courte, relève un homme d’affaires tunisois. Non seulement ils se souviennent de ce qui s’est passé en Algérie avec le FIS mais ils n’ont pas oublié que Ben Ali avait préparé son coup d’Etat du 07 novembre 1987 en allant rendre visite aux Algériens quelques jours auparavant.»
De même, Farhat Rajhi a-t-il affirmé que la nomination le 18 avril 2011 du général Rachid Ammar au poste de Chef d’état-major interarmées entrait dans la préparation du coup d’Etat. On se souvient que ce militaire avait été l’un des héros de la révolution du 14 janvier 2011 en refusant que ses hommes ouvrent le feu sur les manifestants. L’intéressé a nié toute volonté de mener un putsch mais nombre de Tunisiens sont désormais persuadés que quelque chose se trame contre leur Révolution.
Outre le trouble qu’elle suscite —y compris au sein du gouvernement intérimaire— l’affaire est une bénédiction pour les militants islamistes d’Ennahda. Se présentant comme les principales victimes de la période Ben Ali, ces derniers prennent l’opinion publique à témoin en se disant victimes d’un complot visant à les empêcher de participer à la vie politique comme c’était le cas sous l’ancien régime. Une attitude qui, espèrent-ils, va convaincre les indécis à rejoindre leurs rangs.
Il faut dire que la présence islamiste est de plus en plus prégnante dans le jeu politique. L’un des débats incontournables du moment est de savoir quel sera le score électoral d’Ennahda. A en croire les sondages plus ou moins officieux et les informations non vérifiées, le parti religieux qui revendique une proximité idéologique avec l’AKP turc obtiendrait entre 30 et 40% des suffrages.
Autrement dit, ce parti constituera une force non négligeable qui pèsera lors des débats et travaux de l’Assemblée constituante.
«40%, c’est beaucoup trop», admet une militante féministe qui avoue son trouble. «Peut-être faudrait-il repousser le scrutin pour donner le temps aux partis démocratiques de mieux s’organiser», ajoute-t-elle.
L’hypothèse d’un report du scrutin
Cette éventualité d’une tenue des législatives à l’automne plutôt que le 24 juillet prochain est de plus en plus évoquée. Le Premier ministre y a fait allusion en parlant de «raisons techniques» tandis que Iadh Ben Achour, le président du Conseil de l’Instance suprême pour la réalisation des objectifs de la révolution a avancé le retard mis à promulguer la loi électorale pour justifier un éventuel report du scrutin.
Plusieurs forces politiques accueilleraient de manière favorable ce changement de date. C’est le cas de l’extrême gauche tunisienne qui estime qu’elle a besoin de temps pour faire barrage aux islamistes. A l’inverse, d’autres personnalités, notamment proches des milieux d’affaires, estiment que le temps qui passe est un allié des islamistes:
«Il faut d’urgence un gouvernement légitime. On ne peut pas changer de Premier ministre tous les deux mois. A chaque fois qu’il y a du grabuge dans la rue, les islamistes marquent des points», explique un jeune patron dont l’activité tourne au ralenti.
En tout état de cause, la multiplication de ces incidents ne va certainement pas arranger les choses pour le secteur touristique. Mauvaise coïncidence: c’est au moment où le gouvernement tunisien a lancé une opération de séduction à destination des touristes occidentaux, notamment français, qu’interviennent ces désordres et le rétablissement du couvre-feu. La perspective d’une saison estivale blanche se profile jour après jour mais ce n’est pas ce qui inquiète le plus les Tunisiens qui se demandent où va leur révolution.
Akram Belkaïd