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capture écran du clip Boulicia Kelb
capture écran du clip Boulicia Kelb

Tunisie: quelle liberté pour quelle expression?

Les affaires, où la liberté d'expression est menacée, ne sont pas les dossiers les plus faciles à défendre. En dépit des acquis de la révolution.

Quatre rappeurs tunisiens devaient comparaître le 18 avril devant la justice. Leur faute «avoir été crédités» dans les remerciements d’un clip de leur collègue Weld 15, critique envers la police tunisienne. Ils ont tous les cinq été condamnés par contumace à deux ans de prison. Leur dossier s’ajoute à bien d’autres affaires où la liberté d’expression n’est pas un client idéal à défendre, notamment à cause d’un cadre juridique répressif mais aussi à cause de certains tabous culturels.

Weld 15, de son vrai nom Alaa Eddine Yacoubi, semble détendu au téléphone. Bien qu’il soit en cavale et recherché par les autorités tunisiennes, il essaie de rester serein. Aujourd’hui, quatre de ses amis devaient passer devant la justice mais l’audience a été annulée en raison d’une grève des magistrats.

Weld 15, lui, ne sait pas encore quel sera son sort. «Je ne regrette rien, le rap c’est la voix des jeunes en Tunisie et je continuerai à me battre», déclare-t-il. Son ami Madou Mc, lui, attend le procès avec inquiétude, mais le soutient. Lorsqu’il a appris les peines qui lui ont été infligées juste pour avoir été cité dans les crédits du clip de Weld 15, il est resté pendant un temps au Maroc, où il passait des vacances.

A l’époque, sa peur de rentrer était telle qu’il pensait même arrêter le rap. Depuis, il s’est joint à ses amis et a même fait une chanson dédicacée à Weld 15 où il renchérit de plus belle sur les paroles de Boulicia Kelb («les policiers sont des chiens»). Il défie les policiers de venir dans un quartier chaud de Tunis à Kabbaria. Et pourtant les chefs d’accusation qui pèsent sur ses épaules ainsi que celles de Lil K, Emino et Aschraf, sont lourds.

Ils concernent les articles 125 (outrage à un fonctionnaire public), 128, 226 et 226 bis (outrage public à la pudeur) du code pénal tunisien. Leur avocat Ghazi Mrabet est un fervent défenseur de la liberté d’expression. Il avait fait partie du comité de défense du PDG de Nessma TV, Nabil Karoui. Pour lui, même s’il a confiance dans la justice, il craint que la médiatisation de l’affaire attire plus de mal que de bien.

«L'opinion publique ne soutient pas forcément ce genre d’affaires sur le long terme et on voit que la moitié des dossiers finissent par des condamnations, bien sûr, inférieures aux peines risquées en début de procès, mais cela reste des condamnations.»

Des procès sans réelle victoire

L’avocat souligne d’ailleurs que l’affaire Nessma TV n’est toujours pas close et que le procès en appel peine à se faire. Le PDG devait s’acquitter d’une amende et le procès n’avait pas débouché sur le non-lieu espéré. Pour rappel, le procès de l’ancien conseiller de Moncef Marzouki, Ayoub Massoudi par la justice militaire avait donné lieu à une peine sévère pour Ayoub Massoudi.

Ce dernier ne peut plus exercer dans la fonction publique, en Tunisie, pour ses propos sur le général Ammar.  Le 10 avril, les graffeurs de Zwewla écopaient de 100 dinars d’amende pour dégradation de lieux publics. Dans ces cas, même si la peine est atténuée par rapport aux risques encourus en début de procès, les auteurs sont toujours punis, même symboliquement. Les avocats leur évitent le pire, à savoir la prison mais le juge ne légifère jamais en leur faveur comme dans le cas de Nessma TV où le procès «n’avait pas lieu d’exister» selon certains.

Quant aux autres affaires, la stratégie du report de procès est souvent utilisée, montrant une difficulté à légiférer. La même semaine, la blogueuse Olfa Riahi passait une fois de plus devant le juge pour ses accusations à l’encontre d’un député, et le mois dernier, le corps universitaire se mobilisait pour Raja Ben Slama, une enseignante qui avait eu le malheur de critiquer un député sur une chaîne de télévision.

Elle est passée pour la première fois devant le juge d’instruction, fin février pour «diffamation» à l’encontre du député Habib Kheder. Celle-ci avait critiqué le député pour ses propositions sur l’article concernant la liberté d’expression dans la constitution. Ces procédures judiciaires sont loin d’être finies. De reports en reports, les procès s’accumulent et une guerre d’usure apparaît. Du côté de Weld 15, l’indépendance de la justice pose problème, selon lui. Il déclarait encore en mars dans une interview à la chaîne Ettounissia TV n’avoir aucune confiance dans les institutions judiciaires.

Des progrès en demi-teinte

Mais même si le combat pour la liberté d’expression continue et malgré le climat actuel, des progrès apparaissent, notamment dans la défiance et la persistance de certains qui préfèrent le procès plutôt que le silence. Pour Olfa Riahi qui est aussi mise en cause dans une affaire concernant le ministre des Affaires étrangères, il y a des points positifs désormais dans la médiatisation des cas.

«Jouir, aujourd’hui, de ma liberté et être encore en mesure de me battre dehors pour mon dossier prouve que la Tunisie n’est plus ce qu’elle était avant la révolution et que nous avons gagné une grande bataille en matière de liberté d’expression. Nous avons également beaucoup gagné psychologiquement contre la peur. Je me sens par conséquent responsable, car je me dis que si je flanche, m’avachis ou recule, l’opinion publique qui suit l’histoire de très près et le peuple qu’elle représente, renouera probablement avec la peur.»

On voit aussi qu’il y a une évolution dans le rap tunisien qui a toujours été engagé politiquement. Dans le cas des rappeurs, Mohamed Fliti, un doctorant tunisien qui a écrit son mémoire sur le rap et la politique, en Tunisie, déclare qu’aujourd’hui on dénote deux sortes de rap engagés:

«Le rap est devenu une réalité incontournable dans tout le paysage musical tunisien. C’est le rap qui exprime le mieux la colère et le désarroi de la jeunesse. Le rap engagé (conscient) comme celui d’El Général, rappeur symbole de la révolution de jasmin, se positionnait contre Ben Ali et se place aujourd’hui plus sur des questions de justice sociale. Son rap est normalisé par des valeurs religieuses comme le respect et ses paroles ne contiennent pas d'insultes ou de gros mots. Sa popularité augmente de plus en plus et il continue son engagement, en dénonçant la corruption et les injustices. Tandis que le rap underground et festif comme celui de Weld el 15 est plus radical. Ses textes sont violents dans la mesure où ils contiennent des insultes directes envers la police. Et il dénonce tout un système qui perdure avec la révolution.»

Plus provocateur, plus radical, le rap tunisien a aussi muté avec la révolution et lui doit sa nouvelle visibilité sur la scène médiatique.

De droite à gauche les rappeurs Emino, Lil K, Weld 15, Madou Mc. Crédits photo: Page de Weld 15

Une défense confrontée aux tabous culturels

Malgré la notoriété des clients qu’ils défendent, il semble que les avocats éprouvent une réelle difficulté à défendre certaines affaires qui n’attirent pas le soutien de l’opinion publique. Comme le souligne Olfa Riahi, certains ne jouissent pas du même soutien qu’elle, notamment quand il s’agit d’affaires de mœurs ou de religion. Dans le cas des rappeurs, par exemple, Weld 15 et Madou MC ont été condamnés auparavant pour consommation de cannabis, et ont fait de la prison:

«Ils critiquent également dans leurs chansons, des lois extrêmement répressives en Tunisie sur la consommation de cannabis. Et ça ne leur attire pas vraiment la sympathie des foules.»

Déclare leur avocat, Ghazi Mrabet. En mars 2013, l’ONG Amnesty International publiait un communiqué pour appeler à la libération de Jabeur Mejri, encore emprisonné un an après son procès pour ses caricatures religieuses.

«A l’heure où la Tunisie célèbre la liberté d’Internet, elle ne fait, en réalité, que resserrer son emprise sur ceux qui critiquent le gouvernement et expriment leurs opinions de façon pacifique. Il est temps que la Tunisie prouve qu’elle progresse réellement vers le respect de la liberté d’opinion et d’expression, en abrogeant immédiatement les lois qui restreignent abusivement cette liberté», décrit le communiqué.

Malgré une mobilisation des ONG, leur sort a peu d’écho dans l’opinion publique tunisienne à cause de «l’atteinte à la religion» que ces internautes ont commis et de l’athéisme avoué de Jabeur en plein tribunal. D’ailleurs, l’affaire des deux internautes avait été dévoilée par Olfa Riahi et Henda Hendoud et non pas la société civile.

Du côté de l’Assemblée nationale, la députée Salma Baccar explique que le contexte et la culture du pays ne permettent pas d’imposer toutes les formes de liberté d’expression dans l’immédiat, et encore moins de les défendre pour certaines.

«Une action comme celle de la jeune Amina nous a fait plus de tort que de bien lors de nos débats concernant l’article sur la liberté d’expression. Un parti comme Ennadha va se saisir tout de suite de ce genre d’affaires pour montrer qu’il faut limiter la liberté d’expression. Car Amina choque plus qu’elle ne rassemble la frange de la population conservatrice qui ne se reconnaît pas forcément dans ce genre de liberté d’expression».

Et la jeune Amina des Femen, semble d’avantage être soutenue par les médias occidentaux que par les associations féministes tunisiennes, bien qu’elle soit défendue par l’avocate Bochra Bel Haj H’mida, militante reconnue.  En 2012, les caricatures de Charlie Hebdo avaient choqué une partie de la société tunisienne tout comme la photo nue de la femme du footballeur Sami Khedira en une du journal Attounissia. Pour la directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis, Amna Guellali craint qu’en raison de la politisation de chaque affaire, le débat ne soit faussé par les extrêmes.

«On dérive vers un débat où les tenants de la liberté d’expression veulent parfois la liberté absolue. Alors que personne ne demande réellement ça. Il existe des cadres juridiques et mêmes des références internationales qui fixent des limitations acceptables et auquel nous devons nous référer.»

Un cadre juridique sans réformes et répressif

Le contexte encore émotionnel de l’après-révolution peut être la source d’une liberté d’expression débridée qui s’exprime aussi dans la prise de parole permanente, les tendances à la diffamation ou les dérives de certains médias.  Amna Guellali, le problème remonte à la loi qui manque de réformes ainsi qu’à la justice qui n’ose pas changer sa méthode d’application.

«Ce sont des lois répressives qui étaient déjà utilisées sous Ben Ali de manière arbitraire. La justice étant toujours sous le joug de l’exécutif, il ne peut pas y avoir de changement. Pour moi il y a également une connivence de la part de certains juges qui continuent à vouloir imposer un ordre moral au lieu d’un ordre juridique.»

Pour elle, la nature des personnes visées n’est pas innocente. «Il y a réellement un virage plus répressif. On va viser des jeunes artistes ou des personnes influentes médiatiquement qui sont critiques à l’égard d’un système et non pas seulement du pouvoir en place.»

La solidarité vient donc plus de comités de soutien qui exercent une pression médiatique pour sensibiliser les médias internationaux. A la suite de l’arrestation des rappeurs par exemple, le journaliste Thameur Mekki a créé un comité qui supporte activement la cause des rappeurs et qui vise à sensibiliser l’opinion publique. La veille de la première audience, ils ont publié une chanson de soutien de neuf rappeurs pour appeler à leur libération.

Du côté de l’information, la situation n’est pas meilleure, les décrets de loi 115 et 116 supposés réformer le code de la presse et donner un nouveau cadre de régulation pour l’audiovisuel. Le 17 avril 2013 l’ONG Amnesty a de nouveau appelé à une mise en application des décrets. C’est pourquoi la blogueuse Olfa Riahi continue de se battre tout comme les graffeurs de Zwewla ou encore les rappeurs:

«La liberté d’expression, malgré l’effervescence et la libération de la parole que nous vivons, est menacée. Il s’agit d’un équilibre instable qui pourrait basculer du bon côté comme du mauvais et j’estime que nous penchons plutôt du mauvais côté bien souvent», déclare Olfa.

La question qui semble se poser en Tunisie n’est plus seulement la préservation de la liberté d’expression, acquise avec la révolution. L’enjeu porte aujourd’hui sur le cadre juridique de cette liberté qui existe de fait mais de manière chaotique où l’ordre moral et les vieux réflexes sécuritaires prennent souvent le pas sur les libertés.

Le cas de Weld 15 n’est pas si éloigné de celui du rappeur El Général qui avait été arrêté juste avant la révolution sous Ben Ali pour sa chanson El Raïs. Les chefs d’accusation étaient les mêmes que ceux de Weld 15. L'intérêt de l’opinion publique pour certaines affaires et son malaise pour d’autres cas, notamment ceux touchant aux mœurs ou à la religion, est également un point à prendre en compte. Le temps du processus démocratique semble également être celui de l’apprentissage de la liberté d’expression.

Lilia Blaise

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Lilia Blaise

Journaliste à SlateAfrique

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