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Le khat, la drogue somalienne qui fait planer les Anglais
Le Royaume-Uni est l'un des derniers pays européens où le commerce de ce psychotrope n'est pas interdit.
«Quand le khat est là, les rues de Londres sont propres», fredonne Abdi Farah, en mastiquant les feuilles de la plante dont il chante le nom.
Etudiant au visage doux et rond, Abdi a été élevé en Amérique du Nord et réside aujourd’hui en Angleterre. Pourtant, il se dit «Somalien, avant tout».
C’est dans l’un des cafés à khat qui parsèment la capitale anglaise, un «murfish» caché dans une arrière-cour, à Whitechapel, quartier de l’est londonien, que nous l’avons rencontré.
Au murfish où Abdi se fournit, une «botte» de khat (plante aux propriétés stimulantes et euphorisantes) coûte 3 livres sterling (3,5 euros environ). Pour que les feuilles soient consommées fraîches, comme il se doit, le végétal voyage vite. Entre le moment de la cueillette dans les pays producteurs, principalement le Kenya et l’Ethiopie, et son écoulement sur le marché anglais, c’est une véritable course contre la montre qui s’opère.
Le jeune homme est originaire de la Corne de l’Afrique, où l’on cultive et consomme la feuille de khat. Sa famille vient d’Hargeisa, capitale de la République du Somaliland. Région frondeuse, autoproclamée indépendante en 1991, seule partie de la Somalie à être véritablement stable.
Le khat est illégal en Amérique, Abdi n’en prenait donc pas. En arrivant au Royaume-Uni, son goût pour les feuilles amères, qui provoquent en lui un «léger bourdonnement et une détente extrême», s’est réveillé. Pourquoi se priver d’une telle douceur, lorsque c’est autorisé et si bon marché, et que ça rappelle le pays…?
Une «fleur du paradis»
Au fil des siècles, les habitants de la Corne de l’Afrique ont fait du khat leur emblème. La «fleur du paradis» fut tour à tour victuaille des rois d’Abyssinie, inspiratrice des étudiants marxistes éthiopiens, et un puissant excitant utilisé par les jeunes garçons pour mémoriser le Coran.
Au Xe siècle, l’érudit perse Al-Biurni est le premier à mentionner l’utilisation du «qat» comme stimulant physique et intellectuel dans la région. Jusqu’au XIXe siècle, se sont surtout les hommes de la haute société qui l’utilisent, dans un but rituel ou médicinal. Puis, «l’usage du khat se sécularise», explique le chercheur éthiopien Ephrem Tesema, spécialiste du khat.
Les agriculteurs mâchent la plante pour résister à la faim pendant les périodes de disette. Les étudiants pour accroître leurs capacités de travail.
Le khat est aujourd’hui une marchandise globalisée et un moteur de l’économie des pays producteurs. La plante est surtout l’une des premières marchandises du continent «en terme d’échanges entre nations africaines pour commencer, et depuis plusieurs décennies, en ce qui concerne les exportations vers des pays comme l’Angleterre, la Chine, l’Inde, la Suisse, l’Allemagne et l’Indonésie», selon Ephrem Tesema. Contrairement au cacao ou de caoutchouc, le commerce du khat est entièrement aux mains d’Africains: ce sont les diasporas qui gèrent la distribution dans les pays importateurs.
En Europe, un stupéfiant
L’Europe n’a découvert le khat qu’au XIXe siècle avec les récits de l’explorateur anglais Richard Burton. Deux siècles plus tard, les pays occidentaux sont majoritairement frileux quant à sa commercialisation. En France, où les saisies de khat ont d’ailleurs atteint des sommets ces derniers mois, la plante africaine est listée comme stupéfiant et interdite depuis 1995. L’Hexagone n’est pas la seule à avoir prohibé le végétal. Par effet de ricochet, le khat a été rendu illégal dans la plupart des pays occidentaux, y compris, depuis le 4 janvier dernier, aux Pays-Bas.
C’est la Norvège qui la première décide d’interdire les feuilles de khat dès 1989, après avoir interprété «d’une façon excessivement zélée un traité international recommandant l’interdiction de la catonine (substance chimique contenue dans le khat, Ndrl)» très vite talonnée par la Suède, «non pas parce que le khat était considéré comme dangereux, mais parce que l’interdiction norvégienne avait généré du trafic de khat depuis la Suède», explique Axel Klein, professeur à l’université du Kent et éditeur de la revue anglaise Drugs and Alcohol Today.
En d’autres termes, selon l’universitaire:
«Le khat n’est pas interdit parce que les gouvernements nationaux ont évalué les risques en fonction de la situation dans leur pays, mais pour suivre la décision d’une bureaucratie internationale ou simplement parce que le khat a été interdit dans d’autres pays.»
Divergences au Royaume-Uni
N’ayant jamais légiféré contre le commerce de khat, le Royaume-Uni est donc devenu un petit îlot perdu au milieu d’une mer très hostile. Un excentricité toute british, mais que les autorités justifient très concrètement: en plus de stigmatiser la communauté somalienne, nombreuse dans le pays, l’interdiction aurait des retombées importantes sur l’économie des pays importateurs (80% des feuilles consommées viennent du Kenya et 20% d’Ethiopie).
Elle ferait également perdre au Royaume-Uni des revenus conséquents. Plus de 2.500 tonnes de khat ont été importées vers le pays pour les seules années 2011 et 2012, soit, en terme de taxes, quelque 2,5 millions de livres sterling.
En l’état, ce statu quo ne fait pourtant pas l’unanimité. Grand sujet de débat ces dernières années, les murfishs et le commerce de khat à destination du Royaume-Uni auraient-ils servi à financer des groupes terroristes tels que les islamistes somaliens Al-Shabaab?
«Cela reste à prouver!, s’emporte Omar Dhwale, un jeune Anglais d’origine somalienne. Au contraire, quand ils contrôlaient Mogadiscio (capitale de la Somalie, ndlr) les Al-Shabaab avaient interdit la consommation de khat, parce que pour eux c’était haram (contraire à l’islam, ndlr).»
Une théorie également invalidée par Ephrem Tesema:
«En tant que chercheur, je ne vois rien qui lie le commerce de khat avec des réseaux terroristes. En revanche, je constate que les endroits les plus sûrs d’Ethiopie sont ceux où l’on fait pousser le khat. Les agriculteurs ont besoin de stabilité pour pouvoir faire avancer leur entreprise.»
«Pourquoi interdire?»
Autre sujet de discorde, la question des risques encourus par les consommateurs, qui divise jusqu’à la communauté somalienne du Royaume-Uni. D'un côté, ils sont nombreux à défendre l'idée que le khat relève de la pratique culturelle plutôt que de l’addiction et à ne pas vouloir son interdiction.
«On ne ferme pas les pubs, et pourtant ils sont à l’origine de bien des maux! Si les autorités anglaises interdisent le khat alors il faut faire la même chose avec l’alcool», soutient par exemple Omar Dhwale.
Abdi Farah s’oppose également à une interdiction en bonne et due forme, tout en prônant un contrôle plus strict:
«Il faudrait mettre en place un système d’autorisation de vente, comme c’est déjà le cas pour l’alcool et les cigarettes. Les clients présenteraient aussi une carte d’identité afin de prouver qu’ils ont l’âge requis pour acheter et consommer du khat.»
Le khat est-il d’ailleurs plus mauvais pour la santé qu’une simple cigarette ou un verre d’alcool?
«Cela dépend de l’état de nutrition des consommateurs, de leur santé mentale, de la fréquence, du temps et de la quantité de khat consommé, de l’âge et du sexe», explique le chercheur Ephrem Tesema, pour qui les vertus du khat devraient faire l’objet d’études scientifiques.
De toute évidence, «il n’y a pas d’overdose au khat et la plante ne cause pas de maladie mortelle», résume Axel Keint. Mais, «d’un point de vue pharmacologique, le khat est bien plus qu’un stimulant. La plante a un pouvoir presque hallucinogène qui déforme l’expérience temps. Je dirais que le khat est bien une drogue, car elle alterne le comportement, mais ce n’est en aucun cas une drogue dangereuse.»
«Pourtant, le khat est bien une drogue»
A l’inverse, d’autres Somaliens installés en Grande Bretagne veulent en finir avec le khat. Parmi ces voix discordantes, beaucoup de mères de famille inquiètent de voir leur mari ou fils passer des journées entières dans les murfish. Et aussi un homme, Abukar Awale, fer de lance de ce mouvement anti-khat. Il y a quelques années, alors sans emploi et accro à la plante, Awale est attaqué dans un murfish par un client pris d’une crise de paranoïa. L’homme lui assène quatre coups de couteau.
Depuis, il milite sans relâche pour une mise au ban du khat. Sa dernière demande officielle a été rejetée le 23 janvier 2013 par le Conseil consultatif sur l’abus des drogues, qui conseille le gouvernement britannique, pour motif que la plante n'aurait pas de conséquences néfastes sur la santé. Les Anglais favorables à l’interdiction contestent ces conclusions passant selon eux sous silence les risques liés à des consommations dysfonctionnelles.
«J’ai des amis qui mâchent chaque jour, toute la journée. Ils ne sont jamais dans leur état normal. Ce n'est pas sans effet sur leur vie professionnelle et sociale, explique Tamoor, un Anglais d’origine kényane. Le khat est une drogue.»
Abdi Farah met lui aussi en garde contre les consommations excessives:
«Quand je retourne en Somalie, je suis effaré: tous les jours à partir de midi, les gens ne font rien d’autre que de mâcher du khat. La vie économique du pays est complètement ralentie. Même les vaches sont droguées à force de manger les bouts de khat délaissés par les locaux. En Somalie, nous avons un mot," haboob", qui signifie tous les mauvais effets que la plante peut avoir chez un mâcheur invétéré.»
Lou Garçon