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Comment les enfants de Benghazi vivent la guerre
Ryan Calder, journaliste pour Foreign Policy, est allé recueillir les impressions des écoliers de Benghazi, aux premières loges du conflit libyen.
«Que faire en cas de brûlure au troisième degré?», demande le Dr Randa Abidia.
«L’hôpital! Direct à l’hôpital!», s’écrient les enfants.
Je suis assis au troisième rang d’une salle de classe de la Libyan International Medical University (Limu) de Benghazi. Randa et deux étudiantes venues l’assister, Maryam et Enas, se tiennent devant dix filles et cinq garçons. Elles dispensent à des enfants de 9 à 14 ans, pendant une semaine, une formation sur les premiers secours. Aujourd’hui, deux heures sont consacrées aux brûlures.
On pourrait se croire dans n’importe quelle salle de classe ordinaire. La plupart des enfants sont attentifs, un ou deux élèves plus motivés, au premier rang, lèvent la main à chaque question, tandis qu’un ou deux autres s’agitent et papotent au fond de la classe. Mais nous sommes à Benghazi et depuis le 16 février, date du déclenchement de la révolution, l’école est fermée.
Randa est la doyenne de la faculté des sciences de la santé de la Limu. Elle s’est portée volontaire, ainsi que d’autres membres du personnel et étudiants de l’université, pour occuper ces enfants et leur enseigner les techniques de premiers secours qui pourraient se révéler vitales dans une ville qui, aujourd’hui, n’est qu’à un cheveu de la guerre.
Le front de l’Est du conflit libyen se rapproche d’Ajdabiya, dernière ville, à 160 kilomètres au sud-ouest de Benghazi, à la protéger des soldats de Kadhafi; une reprise des bombardements et des combats de rue n’est donc pas du tout à exclure. Ville de 800.000 habitants —la deuxième plus grande du pays après Tripoli— et capitale temporaire de l’opposition, Benghazi a déjà par deux fois connu des combats: à la mi-février, quand la révolution a éclaté, et de nouveau à la mi-mars, quand les chars de Kadhafi étaient à la lisière de la ville et que des partisans purs et durs du dirigeant libyen ont surgi de l’intérieur et mitraillé les civils à la Kalachnikov. Les frappes aériennes de la coalition ont sauvé Benghazi à la mi-mars, forçant les forces de Kadhafi à se retirer. Aujourd’hui, la ville est en paix et l’opposition la tient d’une main ferme, mais l’ambiance est tendue et les familles surveillent leurs enfants de près.
Randa divise la classe en groupes de trois, sort un stylo rouge et dessine un petit cercle sur la main d’un enfant de chaque groupe. «Tu viens de te brûler au second degré», explique-t-elle. «Il faut te soigner!» La salle se transforme en ruche bourdonnante. Les élèves partent rincer la «plaie» à l’eau froide, l’enveloppent de gaze et font mine d’emmener leurs blessés à l’hôpital. Les enfants s’amusent beaucoup. Ils semblent joyeux. Après la classe, certains d’entre eux s’attardent pour discuter. Je les interroge.
«C’est comment à la maison maintenant qu’il n’y a plus d’école?»
«Ennuyeux», répond Ahmad, un bonhomme de 11 ans aux joues rebondies. Il porte une veste rouge arborant le logo d’Al Ahli, l’équipe de foot la plus populaire de Benghazi.
«Ouais, on s’ennuie», acquiesce la petite Maryam, 10 ans.
«On s’ennuie», renchérit Walid, 13 ans. «Je ne vois plus mes copains.» Inquiets pour leur sécurité dans les rues, les parents gardent leurs enfants à la maison. «J’ai beaucoup de temps libre. Mais je préfèrerais être à l’école —j’aime apprendre.»
L’ennui n’est pas la pire des épreuves que la guerre ait infligé à ces enfants. Une des filles du groupe de cette semaine vient de perdre un cousin qui se battait à Brega —elle était trop triste pour venir en classe aujourd’hui.
«Parmi le groupe d’enfants que j’ai eu il y a deux semaines, explique Randa, un avait un frère porté disparu, un autre avait perdu un cousin, et un troisième avait perdu un proche tué par le bombardement de Kadhafi.»
La mère de l’enfant qui a perdu un cousin a appelé Randa pour lui demander de consacrer un moment en classe à parler et à écrire sur leurs proches disparus, ce qu’elle a fait.
La formation sur les premiers secours que Randa dispense aux enfants comprend une session sur les armes —plus précisément sur la manière de les identifier et de les éviter. Mais Ahmed El-Hejazi, mari de Randa et professeur de dentisterie, remarque qu’après moins de deux mois de guerre, les enfants ont déjà appris à identifier les armes à l’oreille.
«Ils entendent un tuk-tuk-tuk et ils commentent "C’est une kalachnikov" ou "C’est une meem taa quatorze point cinq" (en référence à une mitrailleuse lourde anti-aérienne 14.5 mm, meem taa étant l’acronyme en arabe de "anti-aérien"). En entendant une explosion ils sont capables de dire "C’est une grenade à main" ou "Ça c’est un missile".»
«Surtout les garçons», précise Randa.
Le groupe d’élèves du cours de premiers secours de cette semaine n’a peut-être pas perdu de membre de sa famille proche, mais il est évident que la guerre ne les a pas épargnés. «Mon oncle, ma tante et mon cousin sont à Tripoli», me raconte Amina, une fillette de 10 ans aux cheveux courts. «J’ai peur pour eux. Surtout pour mon cousin —je l’aime vraiment beaucoup.»
«Quand j’étais à la Katiba (la base militaire de Benghazi dont l’assaut par les rebelles le 20 février a libéré la ville) j’ai vu du sang», rapporte Nadia, une jeune fille de 14 ans aux dents hérissées de bagues. «C’était effrayant.»
«Moi j’ai peur quand j’entends des balles», avoue Lina, fillette de 11 ans aux grands yeux, coiffée d’un foulard blanc brodé de fleurs. «Mes parents ne me disent pas ce qu’il se passe. Je leur demande tout le temps, mais ils ne veulent pas me le dire pour ne pas que je m’inquiète. Ca me fait encore plus peur.»
Randa a constaté un changement d’attitude entre le groupe d’enfants qu’elle a formé il y a deux semaines et celui-ci. «Le premier groupe était plus optimiste», souligne-t-elle. Fin mars, la guerre prenait bonne tournure pour l’opposition grâce à des frappes aériennes agressives de la coalition sur le front de l’Est, qui avaient permis aux forces de l’opposition d’avancer rapidement vers la ville stratégiquement vitale de Syrte, ville natale de Kadhafi. Les enfants, comme leurs parents, sentaient que la guerre touchait peut-être à sa fin.
Mais ce groupe-ci, explique Randa, se rend compte que la guerre pourrait s’éterniser. Ils sont moins optimistes et plus nerveux. «J’ai peur d’être obligée de redoubler mon CM2», s’inquiète Amina.
«Vous regardez les informations à la télé?», leur demandé-je.
«Ouais, bien obligés», se plaint Mona, 12 ans. «C’est nul, il n’y a pas Internet. Et quand je rentre à la maison, mes parents sont toujours devant les infos.»
«Les gens passent leur temps à regarder les informations chez eux. C’est douloureux de voir des gens qui ont été brûlés et blessés», acquiesce Lina.
«Qu’est-ce que tu regardais avant la guerre?»
«Des dessins animés», me répond-elle doucement, et sa voix se brise. «Mais maintenant, c’est toujours Al Jazeera et Al Arabiya. Tout le temps.»
Son regard se détourne et se perd vers la fenêtre. Ses yeux se remplissent de larmes. Jusqu’à présent, les enfants étaient pleins de vie et d’énergie. Lina enfouit la tête dans ses bras croisés sur son bureau. La petite fille assise à ses côtés se penche vers elle pour la réconforter.
Ryan Calder
Traduit par Bérengère Viennot
Ryan Calder, étudiant en thèse à l’université de Californie, à Berkeley, voyage en ce moment dans l’est de la Libye, région aux mains des rebelles, où il interviewe les participants et les témoins de la révolution. Vous pouvez lire ici les premiers reportages de la série.
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