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En Haïti, la musique prend le pouvoir
Michel «Sweet Micky» Martelly n'était pas un politique mais un chanteur jouant la provocation. Sa musique l'a emporté: cet «enfant terrible» sera investi président d'Haïti le 14 mai. Retour sur un parcours de pop-star.
Mise à jour du 22 juin: Par 42 voix contre 19, les députés haïtiens ont rejeté le 21 juin la nomination de Daniel Gérard Rouzier au poste de Premier ministre. Il s'agit du premier revers du président haïtien Michel Martelly deux mois après son élection. Les deux chambres du Parlement haïtien sont dominées par le parti d'opposition Initié de l'ancien président René Préval.
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Quand Michel Martelly a fait appel aux services de Sola, l'habile entreprise espagnole de marketing, pour gérer sa campagne présidentielle, en 2010, le candidat était placé troisième, derrière les candidats Mirlande Manigat –la femme d'un ancien Président– et Jude Célestin, favori du gouvernement. L'équipe espagnole, qui avait précédemment œuvré sur les campagnes du président mexicain Felipe Calderón, en 2006, et du sénateur américain John McCain, en 2008, lui conseilla de mettre sa position d'outsider politique en avant. Ce qui l'aida aussi à tirer profit de son atout le plus puissant et le plus singulier: sa voix.
Le roi du konpa
La voix de Martelly, élu en mars 2011 Président par un pays qui le connaît mieux sous le nom de «Sweet Micky», compose la bande originale existentielle de la jeunesse haïtienne, dont la majorité a moins de 24 ans. Comme le personnage de Proust trempant sa petite Madeleine dans son thé, et se voyant d'un coup submergé par un flot de souvenirs involontaires, la voix de Sweet Micky a le don de transporter les Haïtiens dans un passé où, le temps d'une soirée, la vie était douce et le corps bougeait bien.
Avant d'être élu président d'Haïti, Martelly se faisait appeler «président du konpa», ce genre de musique haïtienne rythmée, célèbre pour son tempo entraînant, ses paroles faciles et lascives, et ses danses collé-serré. Dans l'obscurité des boîtes de nuit, ou dans les bals populaires, où l'on joue les disques de Sweet Micky depuis plus de vingt ans, les gens dansent dans les bras de leur chouboulout (chéri) et laissent la musique emporter leurs soucis, un plaisir fugace pour un pays qui doit toujours se reconstruire après l'effroyable séisme qui secoua Port-au-Prince, l'an dernier.
Mais les conseillers de Sola redoutaient que Martelly dût surmonter son image de «mauvais garçon» du konpa; après tout, c'était un homme largement connu pour des paroles telles «I don't care, I don't give a shit» («Je m'en fous, Je n'en ai rien à foutre»). Le même genre de problèmes auxquels tous les artistes ou les acteurs reconvertis en politique ont été confrontés, les Américains Al Franken et Arnold Schwarzenegger peuvent en témoigner. Mais Martelly possédait un avantage de taille: il se présentait en Haïti, un pays où les partis politiques sont faibles, et la célébrité musicale peut aller très loin.
La politique en musique
Le paysage sonore haïtien est aussi vibrant et tonitruant que les couleurs bariolées de ses bus «tap-tap». La musique est un divertissement, mais c'est aussi une sorte de travail, une sorte de prière, et une sorte de politique. Dans un pays où l'âge médian est de 21 ans, et où la majorité des habitants est illettrée, l'écoute est un don raffiné, et l'information sonore une connaissance. A la campagne, les femmes chantent au rythme du pilon et du mortier en pilant le maïs, et les hommes binent leurs champs ou construisent des bâtiments au gré des mouvements coordonnés d'une chorégraphie ouvrière nommée konbit.
Sous les tentes des camps de fortune de Port-au-Prince, ravagée par le tremblement de terre, les enfants trop pauvres pour aller à l'école chantent et jouent en tapant des mains, et, le soir venu, des groupes religieux entonnent des prières collectives. Les écoliers chantent leurs tables de multiplication à l’unisson, et les vendeurs à la sauvette fredonnent le «teedle-tee-tee-tee», une mélodie faite sur mesure pour se jouer sur des bouteilles de soda, et refourguer du 7-Up bien frais aux passants. Tout le monde a quelque chose à vendre, souvent avec un bruit distinctif pour attirer l'oreille et l'attention.
En politique, l'expression la plus rudimentaire de la musicalité haïtienne est le rara, qui signifie à la fois un style de musique de fanfare et les orchestres qui le jouent. Le rara se reconnaît par ses petites percussions et ses longues trompes en bambou, d'une longueur différente pour chaque note (les trompes sont aujourd'hui souvent faites en tubes de PVC, ce qui produit des basses merveilleuses et vibrantes). La clameur de ces trompes peut s'entendre à des kilomètres à la ronde, et de tels instruments dateraient des corps de musique de l'armée des Negmarrons, ayant combattu et vaincu les colonialistes blancs lors de la Révolution haïtienne. Souvent liés à des congrégations vaudou, et soi-disant protégés par un esprit du monde invisible, les orchestres rara sont partie intégrante d'importants et denses réseaux politiques, à travers tout le pays. Martelly a ainsi passé, pendant sa campagne, plusieurs heures à diriger des raras dans les banlieues de Port-au-Prince, et dans de nombreuses villes de province.
S'exprimer en chantant
Les raras ont aussi longtemps servi de caisses de résonance pour l'opinion populaire, un moyen par lequel la majorité miséreuse –à laquelle les élites restent sourdes– peut se faire entendre. Ils peuvent soutenir un candidat, «griller» le membre d'une communauté en chantant sur un scandale, ou en critiquant le gouvernement. Pour les Haïtiens, il s'agit de «voye pwen» –«marquer un point». Ce point peut être idiot, et même grossier, dans la tradition grivoise du carnaval. Mais il peut être aussi hautement politique. Quand le Président Jean-Bertrand Aristide fut délogé par un coup d’Etat militaire en 1991, après sept mois d'exercice, par exemple, un orchestre rara chantait l'histoire d'une femme qui avait avorté après sept mois de grossesse. Si on les brusquait, les musiciens pouvaient toujours dire qu'ils parlaient de leur voisine, Marie-Joséphine. Mais tout le monde savait que Marie-Jo représentait le coup d’Etat, et son bébé la démocratie.
Plusieurs des chansons pwen les plus populaires vilipendant la destitution d'Aristide en 1991 ont été écrites par l'un des plus proches conseillers de Martelly: Richard A. Morse, le leader de RAM, un groupe (dont le nom reprend les initiales de son chanteur) de rasin (racines) qui mélange de la musique vaudou afro-créole et du rock. Fey (feuille), son titre de 1992, était criblé de références cryptiques au coup d’Etat, y compris un couplet reprenant une complainte traditionnelle vaudou disant «Mon fils, mon fils unique, ils l'ont chassé du pays». Comme cette chanson était écrite à la première personne, elle appartenait à tous ceux qui la reprenaient. Les chefs militaires l'avaient interdit d'antenne, ce qui a fait, évidemment, toute sa popularité dans des orchestres de rue.
Le potentiel politique de la musique haïtienne est tel que tous les genres, à l'exception du konpa, étaient interdits sous la dictature de Jean-Claude Duvalier –si le konpa était le style préféré de Jean-Claude, expliquait-il, il devait donc être le style préféré de tout le monde. Après la chute de Duvalier, en 1986, les Haïtiens adoptèrent un certain nombre de styles musicaux, en se jetant dans les bras du rasin, du kreyol hip hop, du ragga ainsi que du reggae ou du jazz, ou encore d'autres hybrides. La plupart des musiciens, cependant, sont restés à distance de toute implication directe dans la politique de l’Etat. L'une des plus récentes exceptions est le crooner Manno Charlemagne, élu maire de Port-au-Prince en 1995 sous les couleurs du parti Lavalas d'Aristide, même s'il était bien plus populaire au moment de prendre ses fonctions qu'en rendant les clés de la ville.
Provocations sur scène
Quant à Martelly, il était moins connu pour la politique que pour ses provocations: vêtu d'une jupe rose ou d'une couche-culotte sur scène, et cultivant l'aura d'un «bandit légal» (un titre d'une de ses chansons) et macho, exhibant une attitude de voyou qui ne se fait jamais prendre. Martelly avait ses propres idées politiques (plutôt droitières), mais elles se faisaient principalement entendre en coulisses. Il était ami avec des militaires haïtiens du coup d’Etat, devant lesquels il avait souvent joué, et tenait son nom Sweet Micky –en l'honneur– du redouté maire de Port-au-Prince, Michel François, qui fut ensuite reconnu coupable d'atteintes aux droits de l'homme. Néanmoins, quelques propos politiques, directs et crus, réussirent à filtrer de la musique de Sweet Micky. Sur scène, son pwen le plus connu était un riff de guitare aux paroles obscures quoique largement reprises: Pour qui ne connaît pas Micky, voici Micky. Le riff était suivi d'une réponse du public: «ko langet manman'w», littéralement «le clitoris de ta mère», signifiant en gros «va niquer ta mère». Pendant la présidence d'Aristide –auquel Martelly s'opposait– il avait ajouté trois notes à cette réponse, destinées à Aristide: «Va niquer ta mère, Aristide!» Malgré la forte popularité d'Aristide dans le pays, les foules reprenaient ce refrain en chœur.
La politique et la musique n'ont jamais été aussi liées que lors de l'élection de 2011, qui a laissé les élites politiques du pays pantoises devant ce qu'un caricaturiste du journal national Le Nouvelliste appelait l'«Électionaval». A la fin de sa campagne, Martelly a raflé la mise, en gagnant les faveurs de Morse et du rappeur américano-haïtien Wyclef Jean, une telle trinité de vedettes représentant les trois formes musicales les plus populaires de la culture haïtienne –le konpa, le rasin, et le hip-hop. Jean et Micky avait déjà collaboré auparavant, en 1997, sur la dernière chanson du premier album solo de Jean, The Carnival, et Jean a enregistré un titre pro-Martelly en début d'année.
Alors que les conseillers s'inquiétaient de son passif de mauvais garçon en couche-culotte, le génie de Martelly consistant à mettre à profit sa connaissance de la musique populaire, et à la transposer sur la place publique haïtienne, a été l'un de ses outils de campagne les plus efficaces. Une campagne dans laquelle il a su capitaliser sa célèbre voix sur des publicités par automates d'appel –y compris vers des téléphones portables, ce qui pourrait être illégal– ainsi qu'une sonnerie de téléphone (mp3) où une chanson de carnaval frénétique et très mickyenne enjoignait tous ceux qui pouvaient l'entendre à «voter pour le chauve».
Une campagne transformée en fête
Mais la manœuvre stratégique la plus efficace de Martelly a été de faire de sa campagne une fête. Ses meetings étaient conçus comme ces mélanges de concerts et de rassemblements, connus depuis longtemps dans la culture haïtienne sous le nom de koudyay (du français coup de jaille). Au sortir d'une histoire faite de patronage politique, un koudyay est une fête populaire financée par un mécène local soutenant un leader national et visant à faire approuver son programme, ou à apaiser des tensions politiques. Le mécène paye pour la musique –et parfois pour la nourriture et l'alcool– et la foule joue son rôle en buvant, en dansant, et en acclamant la cause.
Martelly était à la fois le mécène et l'invité de marque de ses koudyay. Une fois sur l'estrade, ou sur le balcon, devant la foule, les raras l'acclamaient et entonnaient un riff en son honneur. Souvent, les raras jouaient la même mélodie qu'ils avaient joué devant Aristide, et devant Jean-Claude Duvalier, ou encore, avant lui, devant son père François: «Oh Martelly, Oh Martelly, se ou-menm nou t'ap cheche/Jodi-a nou delivre» («Oh Martelly, Oh Martelly, c'est toi que l'on cherchait/ aujourd'hui nous sommes délivrés»). Pour Sweet Micky, se tenir devant une foule de plusieurs milliers de personnes, c'était dépassé; il était le maître du carnaval. Il leur répondait en nature, pour le plaisir des masses, en ponctuant ses discours de chansons.
Tous les candidats à la présidentielle ont sorti une chanson de campagne, et celle de Martelly, que l'on entendait à la radio, à la télévision ou dans des spots sur YouTube était une chanson de carnaval, rappelant son style (même s'il ne la chantait pas). Joviale et guillerette, elle disait: «Ne tombez pas dans le piège, faites attention quand vous faites votre croix [sur le bulletin]/... Nous voulons du développement, une bonne éducation/Michel Martelly, Numéro 8.» Accrocheuse et laconique, c'était un chef d’œuvre de communication politique efficace, associant des moments heureux au candidat, et rappelant aux électeurs comment voter pour lui, tout en martelant ses promesses de campagne. Après son élection, ses partisans chantaient dans les rues: «Martelly, le pays est à toi. Fais-en ce que tu veux.» Les raras chantaient d'ailleurs la même chose pour Aristide, pour Duvalier, et pour d'autres avant lui.
Martelly et ses partisans semblent avoir rejoué la farandole messianique des présidents d'Haïti, où tous les espoirs et tous les rêves se tournent vers un seul homme qui, ensuite, se met à croire au mythe messianique et consolide son pouvoir. Les raras, qui ont participé à la campagne électorale, étaient composés d'hommes jeunes, chômeurs mais talentueux, frustrés par l'échec total du système politique et par les faiblesses de la société civile. Ils cherchent des issues et de l'espoir –et peut-être un peu de rhum et des dollars en remerciement de leur travail.
S'assurer du soutien de la classe financière, qui tire les ficelles en Haïti, et mobiliser une jeunesse mécontente en canalisant sa frustration vers un vote favorable à Martelly était la partie la plus simple –d'autres présidents haïtiens y sont parvenu avant lui. Maintenant, il s'agit de se relever les manches: Haïti, avec son besoin d'infrastructures, d'une société civile, d'un ordre public basique –en particulier pour les femmes; le viol est aujourd'hui un problème majeur– doit toujours se remettre du séisme de l'an dernier.
Mais Martelly est discipliné, y passe de longues heures, et apprend vite l'art des discours politiques. Il a même révisé ses manuels de savoir-vivre, d'une manière délicieusement musicale. Le 6 avril, il a posté sa carte de remerciement –une chanson, en l'honneur de tous les électeurs.
Elizabeth McAlister
traduit par Peggy Sastre