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Laurent Gbagbo durant sa campagne électorale en 2010. Reuters/Luc Gnago
Laurent Gbagbo durant sa campagne électorale en 2010. Reuters/Luc Gnago

Gbagbo, l'homme qui ne renonce jamais

«Moi l’enfant de pauvre devenu immensément riche et puissant, moi Gbagbo Laurent, me cacher!» La fureur de l'homme d'Etat retranché dans son bunker, imaginée par l'écrivain ivoirien Tiburce Koffi.

Voilà bientôt deux semaines qu’il est enfermé dans un bunker. C’est, du moins, ce que dit la presse et même des voix officielles ―de l’Elysée notamment. Une seule certitude: il est caché, quelque part, dans un lieu fortement protégé, hors d’atteinte de l’ennemi. Les lieux sont loin d’être vastes, mais il faut s’y faire.

Laurent Gbagbo est caché, ou plutôt il s’est caché… il s’est caché. Caché. Et cette réalité le trouble, le déconcerte, le fâche même. «Quoi! se dit-il, ils m’ont obligé, moi le woudi (mot bété signifiant ‘‘garçon’’), garçon pile, garçon 100%, tombeur des femmes, moi l’enfant de Ouragahio, l’enfant de pauvre devenu immensément riche et puissant, moi Gbagbo Laurent, à me cacher. Me cacher!» Et il songe, triste, ténébreux et mécontent, à sa réputation ternie.

Un homme, un vrai

Courageux, il pense l’avoir été toute sa vie. Adolescent, il s’était battu sur la place du village contre Digbeu le célèbre bagarreur des lieux qui avait fait mordre la poussière à d’intrépides adversaires. Et tout le monde avait peur de Digbeu. Mais lui a affronté Digbeu, un jour de soleil brûlant, au moment où la plupart des bras valides du village étaient aux champs. Lui, tout comme Digbeu et d’autres garçons de leur âge, n’y avait pas été, comme jamais d’ailleurs, n’y avait été: il n’a jamais aimé travailler; il n’a surtout jamais aimé le travail dur, qui demande trop d’efforts. En la matière, sa maxime était la suivante: «Pourquoi diantre se casser la tête, alors qu’il existe des raccourcis?» La bagarre! Seule l’intéressait la bagarre. Un coup de pied par-ci, un coup de poing par-là, une feinte à l’adversaire, un coup de tête enfin, pour l’achever. En apothéose, les «hourras» du public! Se battre, se battre jusqu’au bout, même et surtout contre plus fort que soi: c’est là qu’un homme, un vrai, montre qu’il est vraiment un homme.

Oui il avait toujours été un homme courageux. C’est vrai qu’il lui était parfois arrivé de fuir le terrain de combat. Deux fois, deux fois seulement durant toute une vie faite de défis et d’arrogances superbes. «Un vrai homme courageux doit être arrogant aussi», avait-il toujours répété à ses amis. Deux, deux seulement, le nombre de fois où il a dû fuir: en 1982 face à Boigny-le-teigneux de Yam-la-jolie (cette appellation, métaphorique, de la ville de Yamoussoukro, est du poète Bernard Zadi); et en 1992, exactement le 18 février, face aux flics et militaires du gouvernement d’ADO (Alassane Dramane Ouattara), disciple tout aussi teigneux du redoutable Boigny. La première fuite a duré près de sept ans, loin du pays, chez les Français. La seconde s’est terminée quelque part, dans l’entrepôt d’un immeuble au Plateau où des militaires et policiers du pays, vendus à ADO, l’ont capturé pour le jeter dans un cachot, à la MACA (Maison d’arrêt et correctionnelle d’Abidjan).

Dialogue de sourds

Voilà encore qu’aujourd’hui, il est obligé de fuir et de se cacher. Et il pense, contrarié et mécontent, à cette mauvaise posture qui salit sa réputation d’homme courageux.

«Mais que pouvais-je faire d’autre? se dit-il, peut-il y avoir du courage face aux sifflements des balles?»
Aussitôt, il entend une voix lui répondre: «N’as-tu pas, toi, envoyé tes jeunes gens affronter les balles de l’ennemi?
- J’ai toujours dit aux gens: "Quand on t’envoie, il faut savoir t’envoyer toi-même."
- Ce n’est pas sérieux ce que tu dis-là, Laurent. Mais dis-moi un peu: toi, qui t’a envoyé faire toutes ces palabres inutiles aux héritiers de Boigny-de-Yam et surtout aux blancs?
- C’est le peuple.
- Quel peuple?
- Les Ivoiriens bien sûr.
- Et qui t’a dit ça?
- Blé Goudé, pardi!
- Oh là là! Surtout pas de gros mots. En tous cas, sache que Blé Goudé t’a mal envoyé.
- Mais Yao Ndré aussi me l’a dit; et c’est un homme de droit.
- Il est bien maladroit, ton homme de droit.
- Simone était du même avis que Blé et Ndré, hein!
- Un homme sérieux ne suit pas une femme mal inspirée.
- Simone a toujours su me galvaniser.
- Et elle t’a toujours égaré.
- …………………………………
- Je vois que tu ne dis rien. Eh bien, sache, mon pauvre Laurent, qu’ils t’ont menti. Et tous les trois t’ont vraiment mal envoyé, comme ils l’ont toujours fait, d’ailleurs.
- Mais tu vois que, malgré tout, j’ai su m’envoyer moi-même.
- Comment ça?
- Quand ça a commencé à chauffer, et que ça tirait de partout, tu vois bien que je ne suis pas sorti, moi. Simone, Blé et Ndré non plus. On s’est caché ici, dans ce bunker. Tout simplement. C’est ce qui s’appelle ‘‘savoir s’envoyer’’. On est malin, nous! Qu’est-ce que tu crois!
- Comment! C’est tout ce que tu as à dire à la mémoire de tous ces jeunes gens qui ont donné leur vie pour toi? Ils sont morts, Laurent.
- Je ne leur ai pas demandé d’aller se faire tuer. Et ce n’est tout de même pas de ma faute s’ils n’ont pas su s’envoyer eux-mêmes quand Blé Goudé que j’ai envoyé, les a envoyés à son tour. Tu vois qu’il est très futé, mon petit Goudé. Lui a su s’envoyer.
- Tu n’es pas un homme sérieux, toi!
- D’ailleurs, y a rien en face.
- Comment?
- Devant c’est maïs*.
- Du maïs qui te fait peur, Laurent.
- Ecoute, tu me fatigues à la fin, hein! Oui, je me suis caché, et puis y a quoi? Qui aime la mort?
- Tu n’es vraiment pas un homme sérieux. Je n’ai plus rien à te dire, je m’en vais.
- Oui dégage, tu me fatigues. Et vous me fatiguez tous: toi, ADO et ses dozos, Bedié et son gros ventre, Sarko et ses pieds tordus, Obama et ses oreilles, Choï et ses petits yeux, Bakayoko et son gros nez, Soro ce petit gros… Oui, je vous emmerde, tous!»

Ça sent la conspiration

Furieux il l’est, Gbagbo. «C’est indiscutable à présent. Tout conspire contre moi», chuchote-t-il. Alors il marche, il marche comme il le faisait sous les régimes de Boigny-le-teigneux et de Nzuéba-la-rivière. Il marche, arpente et arpente l’espace réduit du bunker. «Trop de monde pour si peu d’espace», lâche-t-il.

«Simone Ehivet, Blé Goudé, Yao Ndré, Bertin Kadet, Bro Grégbé, Dogbo Blé, Christophe Blé… tous ces noms en ‘‘é’’ commencent franchement à m’énerver. Et dire qu’il y a encore tant d’autres nom en ‘‘é’’: Hanny Tchelley, Konaté Navigué, Eugène Djué, Bohoun Bouabré, Pierre Kipré, Sangaré… C’est sans doute tout ça qui me porte malheur. Heureusement que j’ai aussi Ben Soumahoro, Dona Fologo, Clotilde Ohochi, Gossio, Don Melo… Oh là là! Trop de ‘‘o’’ aussi autour de moi. Les ‘‘é’’ et les ‘‘o’’ doivent sans doute me porter malheur.»

Et, soudain soupçonneux, il pense, il pense, Gbagbo, dans son bunker: «Voyons, j’ai quand même… Mamadou Koulibaly, Danielle Boni Claverie, Issa Malick, Alpha Blondy… Non, non, non, pas çui-là, il m’a lâché, ce rasta fou. J’ai toujours dit qu’il faut se méfier des rastas. Voyons, voyons, j’ai quand même… Serges Kassi. Lui c’est un bon rasta. Et il y a aussi Gervais Coulibaly, Amani N’guessan, Amondji, Dédi Séry, Séry Bailly...» Il s’arrête brusquement, perplexe:  

«Etrange! Il y a aussi trop de noms en ‘‘i’’ autour de moi. E, o, i… Tout ça, ce sont des lettres de l’alphabet français, des voyelles louches. Ça sent la conspiration. J’ai toujours dit que la France est contre moi…»

Que sont mes amis devenus?

Il scrute alors tour à tour les visages des gens de la petite tribu politique réfugiée autour de lui et avec lui dans ce bunker qui devient, assurément, petit, trop petit pour tout ce monde qui suit chacun de ses gestes. Il doute à présent de tout: ses militants, ses pasteurs et prophètes, ses ministres, ses députés. Il doute de tout: le ciel, la terre, les kalachnikovs, la Fesci (Fédération des étudiants et scolaires de Côte d'Ivoire), les femmes, les chefs d’Etat africains, l’argent, les décrets, les loges du palais, le tapis rouge, les ambassadeurs, le fonds de souveraineté, le village, les généraux et même… Dieu!

Il ne comprend pas cette fin inattendue du grand concert qu’il avait entamé depuis qu’il avait pris possession de la baguette du dirigeant, grand maître d’orchestre symphonique. Il ne comprend pas cette déroute non prévue. Ses prophètes et pasteurs lui avaient pourtant prédit une victoire éclatante, signée au rouge du sang de l’ennemi. Ils lui avaient assuré qu’Abidjan serait le tombeau de l’ennemi. Et c’est lui qui se retrouve là, aujourd’hui, terré dans ce sous-sol comme un rat pourchassé par le feu. Lui Gbagbo-woudy-garçon-pile, naguère plus intrépide que tout; lui qui aura défié Chirac le Baoulé blanc de Yam-la-jolie; lui qui n’avait pas eu peur de Sarko-le-petit-colon, ni d’Obama aux oreilles larges comme éventail de Moro Naba. Et il ne comprend pas, ne comprend toujours pas ce qui lui arrive.

«Que faire à présent?», s’interroge t-il, sombre et frileux comme un condamné dans l’anti-chambre de la mort. «Dehors, il y a ADO et ses Dozos. Sarko et sa Licorne. Choï et ses Casques bleus. Et puis, il y a aussi et sans doute le peuple, ce peuple. Son silence. Ce silence troublant et inacceptable. Pourquoi ne se soulève-t-il pas pour moi? Où est la Fesci? Je leur ai pourtant distribué des armes, beaucoup d’armes. Qu’en font-ils? Où sont mes généraux, mes patriotes, mon GPP [une des nombreuses milices de Gbagbo, ndlr], ma RTI [radio télévision nationale, ndlr], mon Fraternité Matin [journal progouvernemental, ndlr], mes artistes, mes clubs de soutien… Ce silence m’exaspère et m’oppresse. Il est mon pire ennemi. Conspiration! Traîtrise! Tout et tous conspirent contre moi, à présent…»

Si doux et cruel, docile et rebelle

«Nady…  Oui Nady, ma gazelle du nord. Partie, elle aussi. Na-dy! Ah le souvenir de ces belles nuits boréales! Et son corps tout en offrande nocturne. Odette de Tiébissou, ma princesse baoulé! Passée, elle aussi, mais du côté de l’ennemi. Et qui sait même si Simone n’est pas dans le coup? Ah, Simone de Moossou, à la fois redoutable et tendre comme lionne des savanes!»

«Que faire? Me rendre? Me tuer? Rester ici, dans ce piège-foutoir, et continuer à résister alors même que tout semble fini? Continuer alors que le concert est achevé et que les musiciens ont rangé leurs instruments? Le temps est-il donc venu de baisser à jamais la baguette? Y a-t-il même possibilité de reprendre un jour la serviette et la mettre autour du cou comme au temps des marches héroïques? Ah, Pouvoir! Comme tu es à la fois doux et cruel, docile et rebelle, flatteur et accusateur, souriant et grimaçant, accessible et insaisissable, promoteur et décevant comme la vie et la mort!»

Soudain, comme pris de démence, il hurla: «Mais bon Dieu! Qu’ai-je fait au monde entier pour mériter une si triste fin? Je suis assailli, attaqué de toute part, sans répit. Et me voilà aujourd’hui, moi hier adulé, applaudi, aimé, chéri, approuvé; moi dont la compagnie était tant recherchée, me voilà donc aujourd’hui isolé, rejeté, haï, trahi, vomi et retranché dans ce bunker, loin de mon peuple, comme un mort dans un tombeau. Paix! A présent, je veux qu’on me laisse en paix! La paix, m’entendez-vous! La paix!»

Alors, une voix d’outre-tombe emplit le bunker. Une voix glaciale, nasillarde, planant dessus les têtes, pénétrant les entrailles, toutes les entrailles des occupants du réduit. Et la voix tonna:

«La Paix ce n’est pas un vain mot, c’est un comportement.»

Tiburce Koffi

* Un des slogans de campagne des partisans de Gbagbo. Pour dire que l’adversaire est fragile comme un épis de maïs.

 

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Tiburce Koffi

Tiburce Koffi. Journaliste et écrivain ivoirien. Il a notamment publié Côte d'ivoire, l'agonie du jardin. Du grand rêve au désastre...

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