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La France les deux pieds dans le plat ivoirien
Au-delà de sa possible implication dans l'arrestation de Laurent Gbagbo lundi 11 avril à Abidjan, l'intervention française en Côte d'Ivoire est aussi ambiguë que délicate.
La France a-t-elle participé à l’arrestation de Laurent Gbagbo, lundi 11 avril, dans sa résidence de Cocody, à Abidjan? Le gouvernement nie en bloc, mais la question hante la classe politique française et alimente les gazettes mondiales. François Loncle, vice-président du groupe PS à l'Assemblée chargé des questions internationales, a estimé mardi 12 qu'en niant toute «responsabilité directe» de la France «dans l'arrestation de Gbagbo», le gouvernement se livrait «à un grossier mensonge d'Etat».
En attendant que cette arrestation livre ses secrets, on peut d’ores et déjà s’interroger sur l’action de la France en Côte d’Ivoire. Car avant le lundi 11 avril, les forces françaises —qui occupaient l'aéroport d'Abidjan depuis le 3— avaient déjà frappé le cœur du dispositif militaire de Laurent Gbagbo à plusieurs reprises, notamment dans la nuit du lundi 4 ainsi que les jeudi 7 et dimanche 10.
La Licorne, «force impartiale»
Si ces différentes actions s’inscrivent dans un cadre bien précis, la position de la France n’en reste pas moins ambiguë et délicate. Le gouvernement français n’a cessé de le marteler: c’est sous mandat et à la demande explicite des Nations unies que la France est intervenue en Côte d’Ivoire.
«Juridiquement, cette intervention se fait dans le cadre de la résolution 1975 de l’ONU adoptée le 30 mars 2011. Ici, la France n’intervient que par mandat et à la suite d'une demande de l’Onuci», confirme Philippe Hugon, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Les soldats français présents sur le sol ivoirien participent à l'opération Licorne, lancée en 2002 pour assurer le maintien de la paix après l'attaque des rebelles des Forces nouvelles contre Abidjan. La mise en place de cette force était notamment le souhait de Laurent Gbagbo.
Ses effectifs avaient été réduits ces dernières années, passant de 2.600 à 900 hommes, mais la dégradation de la situation après le second tour de la présidentielle le 28 novembre 2010 a entraîné son renforcement. Une première fois en janvier avec 300 hommes, complétés, «ces derniers jours, de trois compagnies de légionnaires, de parachutistes, et d’éléments des forces spéciales, prélevées notamment sur les bases françaises au Gabon et au Tchad —jusqu’à constituer un effectif total de 1.650 hommes», écrit Le Monde Diplomatique.
Depuis le vote de la résolution 1721 en novembre 2006, et conformément à l'accord de Ouagadougou (mars 2007), la principale mission de la force Licorne est de soutenir la mission de l'ONU en Côte d'Ivoire (Onuci). Elle fait partie de ce que l’on appelle les forces «impartiales», pour les distinguer des forces belligérantes ivoiriennes. La Licorne sert de force de réaction rapide pour l’Onuci, qui profite ainsi de sa bonne connaissance du terrain.
«Ce type de modèle (une force d’appoint en soutien de celles des Nations unies) a été inventé par la France en 95 en Bosnie face aux difficultés de l’ONU», explique à SlateAfrique l’expert militaire Pierre Servent.
Son rôle est également d'assurer la protection des ressortissants français en Côte d'Ivoire —c'est sous cette casquette que la Licorne a investi l’aéroport d’Abidjan. Mais en Côte d’Ivoire, la France est flanquée d’une double mission militaire: comme c’est le cas avec un certain nombre de ses anciennes colonies, elle a signé avec ce pays des accords de défense, établis le 24 avril 1961, qui ont été révisés avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la tête de l’Etat français en 2007.
«La France a réorganisé toute sa présence militaire en Afrique. Elle a supprimé son implantation permanente en Côte d’Ivoire, c’est-à-dire le 47e BIMA. Sa base militaire de Dakar va également bientôt disparaître», précise Pierre Servent.
En 2002, avant leur renégociation, ces accords permettaient à la Côte d’Ivoire de solliciter l’assistance de la France en cas d’attaque extérieure. Après avoir stoppé l’avancé des rebelles par crainte d’une guerre dans Abidjan, la France avait à l’époque «refusé la demande contre-attaque de Gbagbo sous prétexte que le cas d’une attaque extérieur ne s’appliquait pas ici», rappelle Pierre Servent.
Les multiples casquettes de la France en Côte d’Ivoire
Aujourd’hui, même modifiés, ces accords restent d’une opacité troublante et comportent toujours des clauses secrètes.
«Si l'on part du fait que la légitimité d’Alassane Ouattara en tant que président de la république de Côte d’Ivoire a été établie, alors il a le droit d’invoquer ces accords», explique Philippe Hugon.
C’est ce qu’a fait mardi 5 avril Ally Coulibaly, l’ambassadeur d’Alassane Ouattara en France. «Il y a des accords de défense entre Paris et Abidjan, avec des clauses secrètes que je ne connais pas», avait-il affirmé. «Laurent Gbagbo s’était servi de ces accords pour demander à la France d’intervenir en 2002. Et les soldats français ont empêché, à l’époque, l’avancée des rebelles. Alassane Ouattara peut invoquer aujourd’hui les accords de défense entre la Côte d’Ivoire et la France.»
S’ils ont été évoqués par Ally Coulibaly, ces accords ne sont pas officiellement à l’origine d’une intervention que la France insiste pour décrire comme émanant des Nations unies. Reste que le positionnement de la France est ambigu. La Licorne n’est intervenue qu’après le vote à l’unanimité d’une résolution de l’ONU —mais c’est la France, accompagnée du Nigeria, qui en est à l’origine.
De plus, l’action française ne semble pas s’être limitée à son simple mandat onusien. Selon un membre des services de renseignement cité par l’hebdomadaire français Le Canard Enchaîné, la France aurait fourni «des conseils tactiques» permettant le succès de la conquête éclair des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) fidèles à Alassane Ouattara. Selon cette même source, la France aurait également fourni «des munitions et des Famas (fusils d’assaut)». Plus sceptique, Pierre Servent n'a «pas eu l'impression que les FRCI utilisaient des Famas.» L'attitude française étaye l’image d’une opération dictée par la France, et pose la question de son impartialité.
«Que les bottes françaises aient foulé le sol du palais présidentiel ou pas, il est clair que les militaires français ont fait basculer la lutte pour le pouvoir en faveur de Ouattara», estime John Lichfield, du quotidien britannique The Independent.
Au risque de faire passer la Licorne pour cette «armée d’occupation» que l’accuse d’être le conseiller de Laurent Gbagbo, Alain Toussaint, et d'écorner encore un peu plus l’image de la France en Afrique.
«Nicolas Sarkozy avait proclamé urbi et orbi la fin de la Françafrique, mais pour beaucoup, son implication directe et active dans la crise ivoirienne rappelle, à tout le moins, une fâcheuse ingérence digne de cette époque où la cellule africaine de l’Elysée décidait de l’avenir politique des rois nègres», analyse le quotidien burkinabé L'Observateur Paalga.
Vincent Duhem
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