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Où vas-tu Laurent Gbagbo?
Pour le journaliste et écrivain Tiburce Koffi, Laurent Gbagbo est incapable d'accepter une défaite électorale. Du pouvoir, il n'a retenu que le droit de transgresser.
Un ciel noir, dévoré par d’épais nuages de fumée. Des grondements sourds et terrifiants. Le feu dans le ciel crevé d’Abidjan. Des foules en fuite, apeurées et désespérées. Des macchabées sur les pavés de la capitale économique ivoirienne. Les organismes dévolus à la défense des droits de l’homme dénoncent des charniers –l’insoutenable hécatombe! Voilà la Côte d’Ivoire.
Celle de l’après Houphouët-Boigny (au pouvoir de 1960 à 1993), moins de deux décennies après la disparition du grand homme auquel les Ivoiriens de toutes les générations doivent ce qu’il conviendrait désormais d’appeler «la grandeur passée» de ce pays. S’il est indiscutable que la classe politique ivoirienne dans son entièreté porte la responsabilité de cette crise, il est encore plus évident que l’ex-chef d’Etat ivoirien, Laurent Gbagbo (arrivé au pouvoir en 2000), la porte davantage. Il l’aura en effet exacerbée par son refus d’accepter sa défaite, à l’issue de la consultation électorale de novembre 2010.
Des signes annonciateurs
Les signes annonciateurs d’un tel comportement étaient nettement apparus au cours de la campagne électorale. Les slogans de campagne et autres propos guerriers tenus par Laurent Gbagbo et ses partisans ne pouvaient laisser entrevoir aucune issue pacifique à la longue crise que vivaient les Ivoiriens: «On gagne ou on gagne», dit ainsi le slogan fétiche du camp Gbagbo; autrement dit: «Pas d’alternative, nous devons conserver le pouvoir, quoi qu’il nous en coûtera.»
Laurent Gbagbo a dit aussi: «Jamais je ne laisserai le pouvoir aux mains des héritiers d’Houphouët.» Cette déclaration signe le degré d’aversion que l’homme éprouve pour l’ex-président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, dont il n’a eu de cesse de combattre la politique depuis les années 1970 jusqu’à l’événement de sa propre arrivée au pouvoir, en octobre 2000. Si cette proclamation d’anti-houphouétisme ne nous choque pas (M. Gbagbo a le droit de ne pas aimer la politique d’Houphouët), elle jure cependant avec le désir secret de l’homme Gbagbo de ressembler à l’illustre et défunt chef d’Etat ivoirien.
Engagé face à Alassane Ouattara lors du second tour de cette présidentielle, le 28 novembre 2010, Gbagbo a dit: «Alassane devra passer sur mon corps pour arriver au palais.» Dès lors, il n’y avait plus à espérer en une issue pacifique et heureuse de ce scrutin qui signait immanquablement la fin de son règne, car il était évident qu’il n’avait aucune chance de l'emporter face à la forte coalition des partis d’opposition unis et mobilisés au sein du Rassemblement des Houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP), en faveur de Ouattara.
Le RHDP et ses alliés, il faut le rappeler, détiennent plus des trois cinquièmes de l’électorat ivoirien. La défaite de Gbagbo était donc inscrite dans cette configuration de l’électorat ivoirien. Les 62% de suffrages (face aux 38/% pour Gbagbo) obtenus par le RHDP au premier tour indiquaient l’issue du second tour. En politique, cette arithmétique ne trahit presque jamais.
Rapt électoral
Une seule issue s’offre alors à Gbagbo: le rapt électoral, mû par la conviction inébranlable qu’il aurait conservé le pouvoir. En la matière, il avait des exemples: Mugabe (président du Zimbabwe), Kibaki (président du Kenya) et autres usurpateurs africains du pouvoir que l’Occident et l’ONU (dans leur complaisance vis-à-vis des régimes africains) ont laissé prospérer sur le continent africain. L’Union africaine (que Gbagbo connaît très bien) ne se contenterait que de dénonciations verbales, sans plus. En cas de durcissement de la position de l’UA, il saurait (et il le savait) comment procéder: nombreux sont les chefs africains fragiles face à l’argent!
Oui, Laurent Gbagbo porte l’entière responsabilité de cette terrible impasse que connaissent les Ivoiriens. Sur les plans psychologique et moral, nous avons affaire à un homme qui, grisé par les licences immenses qu’en Afrique le pouvoir donne au chef, s’est confondu avec l’exécutif au point de le concevoir comme étant sa propriété. Par exemple, quand il parle de l’exécutif, Laurent Gbagbo dit toujours «mon fauteuil», mais presque jamais «le fauteuil présidentiel».
Dérapages et religion
Du pouvoir, il semble n’en avoir retenu que le «droit aux transgressions»: utilisation excessive (sans compte à rendre à qui que ce soit) des fonds du Trésor ivoirien, multiplication des «foyers conjugaux» (dans un pays qui a proclamé la monogamie), confiscation des médias d’Etat (interdits à l’opposition) pour la promotion de son image, autoritarisme outrancier, instauration d’un régime répressif au moyen de la mise en place d’une culture de la violence, cette violence qui tue et détruit, et cela, dans l’impunité absolue.
Enfin, la religion: l’arme, sans doute la plus redoutable, qu’il a pris soin de se procurer. Elle lui a permis de canoniser son pouvoir, d’inscrire son combat (?) dans la trajectoire d’une utopie messianique qu’exaltent des pasteurs aussi âpres au gain qu’habiles dans la manipulation des esprits faibles et des consciences.
En lieu et place des écoles qu’il avait promises à la jeunesse ivoirienne, Gbagbo a donc favorisé la construction de lieux de culte et promu l’évangélisation des siens. La Côte d’Ivoire (Abidjan surtout) est ainsi devenue l’espace de prospérité des «hommes de Dieu», tous des affidés du palais, vivant des ors et condescendances financières de cet élu de Dieu que le Seigneur a dépêché auprès des Ivoiriens. Dona-Fologo (ex-grand collaborateur d’Houphouët), dans un rare délire de flagornerie, affirme ainsi que «Gbagbo est un don de Dieu à la Côte d’Ivoire!».
Fantasme de la guerre de libération
Dans le quotidien L’Inter du 10 mai 2010 (soit cinq mois avant le scrutin présidentiel), Noël Abéhi, commandant du camp de gendarmerie de Cocody et farouche homme de main de Laurent Gbagbo, disait, à propos de ce scrutin: «Il s’agit d’une guerre de libération, et nous la ferons.» La guerre de libération!
Voilà le climat dans lequel Laurent Gbagbo et ses partisans ont campé ce scrutin. Et nous pouvons deviner que, depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2000 (en réalité bien avant même) jusqu’à la tenue du scrutin de novembre 2010, Laurent Gbagbo n’avait que cet objectif dans la tête: mener une guerre de libération; une guerre contre… l’Occident (dont Bédié et surtout Ouattara sont présentés comme les main séculières) coupable, aux yeux de M. Gbagbo, de vouloir faire main basse sur les richesses du pays; une guerre contre la France, le vieil allié institutionnel de Félix Houphouët-Boigny.
Tous les deux (la France et Houphouët) sont coupables aussi, aux yeux de M. Gbagbo et de ses refondateurs, d’avoir été les artisans de la FONDATION de la Côte d’Ivoire, sur la base d’un «pacte colonial» à détruire nécessairement pour… la libération de l’homme ivoirien et de l’homme africain! L’appellation «la refondation» affectée au programme politique de M. Gbagbo acquiert là tout son sens profond et dévoile ses non-dits.
C’est, comme on le voit, un vieux fantasme qui eût pu suffire à animer l’ambiance des retrouvailles d’un soir entre poètes exaltés et autres intellectuels rêveurs si, pour le malheur des Ivoiriens, M. Gbagbo n’en avait fait le principe moteur de son action gouvernementale.
On ne refonde pas sans avoir détruit. Ex-militant marxiste nourri et instruit aux dogmes du communisme maoïste par Bernard Zadi, Laurent Gbagbo a fait sien ce rêve de libération de l’Afrique noire par les armes; un rêve qui, comme on le sait, a caressé le cerveau de nombre d’intellectuels et de politiciens du Tiers-monde au cours des années 1950, 1960 et 1970. S’inspirant du modèle chinois qu’avait, avant lui, tenté d’imiter Thomas Sankara (ex-dirigeant du Burkina Faso, assassiné en 1987), Gbagbo va donc entreprendre d’embrigader la jeunesse (les chômeurs, les élèves et les étudiants), former des milices, accélérer la formation de policiers, de militaires, enfin toute la faune des gens d’armes qui lui sera utile dans sa croisade contre l’Occident et la France notamment.
Il a mis les dix années de son règne illégal au service de la réalisation de cette terrifiante utopie. Les fonds énormes générés par le café, le cacao, le gaz et le pétrole ivoiriens n’ont servi qu’à entretenir la faune des militants de cette cause obscure, et aussi, à se procurer les moyens matériels de sa réalisation: les armes. Laurent Gbagbo dispose (ou disposait) d’un armement respectable, ce qui lui a permis de tenir vaillamment tête aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) venues le déloger du palais...
Il eut suffit que Laurent Gbagbo acceptât les résultats de ce scrutin de novembre 2010 pour que la Côte d’Ivoire retrouve la paix et le chemin qui mène à la fin de cette longue crise qui a épuisé ce pays. Il eut suffit qu’il se montrât démocrate pour qu’il ait accès à l’éternelle considération des siens et de la communauté internationale. Mais partir comme cela, sans le fracas des armes en guise de baroud d’honneur, eût été pour lui une fin insignifiante: les hommes peu sages choisissent toujours les chemins les plus tortueux pour boucler leur parcours terrestre.
Tiburce Koffi
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