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A Abidjan, la grande bataille du petit écran
La puissante Radiodiffusion télévision ivoirienne est-elle toujours aux mains de Laurent Gbagbo, ou bien dans celles d'Alassane Ouattara? Dans les combats pour la présidence de la Côte d'Ivoire, son contrôle est essentiel.
Qu’une radio-télévision publique nationale représente un enjeu stratégique en temps de rébellion ou de coup d’État n’est certes pas totalement nouveau. La Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI) n’échappe pas à la règle, alors que la bataille d’Abidjan pourrait sceller, ce 1er avril, le sort de Laurent Gbagbo.
En prenant la RTI, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), fidèles à Alassane Ouattara, signeraient le mat de la partie d’échecs: outre que le rival gravirait symboliquement la première marche du pouvoir dont il a été dépossédé bien qu’élu, tomberait alors un levier capital de la présidence usurpée. Reine de l’échiquier, la RTI s’est pourtant transformée en l’espace d’une nuit en tour introuvable, dont on ne sait plus à quel camp elle appartient. Pire, depuis le début de l’offensive des FRCI, la question de son devenir lui donne l’allure du cavalier du même jeu, au mouvement biaisé en diagonale imparfaite.
Improbables images
Le 31 mars, l’allégeance, si ce n’est la dévotion, de la RTI au clan Gbagbo paraît intacte. Au moins en cours de journée. Passent en boucles les images de Laurent Gbagbo et madame, chez eux, tout sourires, «en pleine forme» et plaisantant avec leurs proches, tandis que les combats gagnent en intensité, en particulier à Cocody, le quartier qui abrite justement la résidence présidentielle et le siège de la RTI. Des images dont on peut douter qu'elles aient été tournées ce jour-là. Une méthode digne des dictatures latino-américaines d’une autre époque, quand la propagande s’appuyait sur la dénégation, quand les symphonies militaires ou les chansons d’amour croyaient étouffer les balles d’un putsch.
Un peu plus tard, à 23 heures, l’incroyable intervention d’Ahoua Don Mello, porte-parole du gouvernement de Laurent Gbagbo, marque un tournant dans les assauts d’optimisme et de méthode Coué.
«Le président de la République de Côte d’Ivoire tient à assurer les Ivoiriennes et les Ivoiriens qu’il suit avec la plus grande attention cette évolution et reporte à plus tard son adresse à la Nation.»
Contenant sa panique, le porte-parole, immobilisé dans d’interminables secondes de silence, conclut sa très courte allocution par des coups d’yeux inquiets, à droite puis à gauche, comme s’il scrutait de chaque côté la réaction de chaque camp ou redoutait qu'on soit sur le point de venir le tirer de sa chaise. A travers Ahoua Don Mello, la RTI devient de façon inédite et en temps réel la métaphore d’une situation d’ensemble. Qui est «le président de la République de Côte d’Ivoire» dont parle Ahoua Don Mello? A priori Laurent Gbagbo, mais alors pourquoi le chercher du regard aux deux extrêmes? Et «l’adresse à la Nation», était-elle prévue? Quand? Pour dire quoi? De la part de qui?
Un trésor de guerre
Outil ou levier, la RTI acquiert l’envergure d’un acteur ou d’un personnage à part entière. D’objet, elle est devenue sujet. Passé le plan brejnévien d’Ahoua Don Mello guettant la sortie, les FRCI pro-Ouattara assurent s’être rendu maîtres des lieux. Vraiment? Impossible de le vérifier puisque la chaîne a cessé d’émettre. Les forces loyales à Laurent Gbagbo ont beau jeu de certifier avoir récupéré la machine le lendemain matin. Le poisson d’avril, s’il en est, ne fera rire personne.
La guerre est là, télévisée ou non. La RTI en redevient l’objet, le magot, le trésor, la manne dont il faut s’emparer sous peine de défaite. Si Alassane Ouattara ne consent plus à la défaite, la contre-RTI qu’il a lancée en janvier –Télé Côte d’Ivoire (TCI)– baisse tout de même pavillon devant son modèle.
Le Babel ivoirien appelle, il est vrai, une restauration de l’unité autour d’un patrimoine commun. Alassane Ouattara ne sera pas président sans la RTI comme Laurent Gbagbo ne pouvait exister sans elle. Mais aux premières heures de la bataille d’Abidjan, la RTI aura résumé en trente secondes une incertitude rarement visible à l’écran. Elle aura parlé la langue du Babel. En une poignée de secondes de silence.
Benoît Hervieu et Ambroise Pierre, Reporters sans frontières