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sierra-leone212, by jaredandmelanie via Flickr CC
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Sierra Leone: la justice internationale vue de l'intérieur

Lorsque le jugement de l’ancien président libérien Charles Taylor aura été rendu, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone sera le premier des grands tribunaux internationaux à fermer ses portes, après Nuremberg. L'excellent documentaire «War Don Don» plonge le spectateur au cœur de cette justice imparfaite.

Mise à jour du 26 avril 2012: L'ancien président du Liberia Charles Taylor, 64 ans, a été reconnu coupable le 26 avril de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre en Sierra Leone entre 1996 et 2002, devenant le premier ex-chef d'Etat condamné par la justice internationale depuis Nuremberg.

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La guerre est finie, et justice is done, ou presque… Mais qu’en restera-t-il pour la Sierra Leone, ce pays appauvri, pour sa population stigmatisée? Qu’évoque ce tribunal international «hybride» logé sur une île au large de Freetown, la capitale, pour ceux qui ont connu, craint ou apprécié ce jeune combattant prometteur, héros volontaire de ce documentaire?

Pour ceux qui ont connu les dix années de guerre (1991-2002) et ont vu Issa Hassan Sesay, vers la fin des combats, arriver à la tête de son groupe armé et être décoré par le président Kabbah pour sa contribution à la paix?

En 2009, Sesay a été condamné à la plus lourde peine prononcée à ce jour par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone: 52 ans, qu’il purge dans une prison rwandaise. Rebecca Richman Cohen est une jeune juriste diplômée d’Harvard lorsqu’elle l’observe pour la première fois, en 2006, à travers la vitre blindée d’une salle d’audience du Tribunal spécial pour la Sierra Leone. Elle effectue alors un stage à Freetown, dans l’équipe de défense d’un autre accusé.

Quatre ans plus tard, la juriste-réalisatrice aura fait du procès de cet ancien commandant du RUF (le Front révolutionnaire armé), un film troublant et intelligent, dont le spectateur ressort avec plus de questions que de réponses. Primé plusieurs fois depuis sa sortie en 2010, War Don Don («La guerre est finie», en Krio) a de nouveau été récompensé ce printemps à Paris, au Festival international des droits de l’homme de la FIDH.

Le film épargne au spectateur les tapis de cadavres et les ornières binaires dans lesquelles d’autres réalisations s’écroulent, en retranchant de façon rassurante et hors de l’humanité les auteurs de crimes contre l’humanité. Il n’est pas conçu pour s’attrister, s’outrer ou s’étonner à la petite semaine de l’ampleur des massacres, de la cruauté de ceux qui les ont commis.

War Don Don le montre: la Sierra Leone fut le théâtre d’une guerre civile sans pitié. Et, sans doute possible, Issa Hassan Sesay y a participé. Avec plus de réussite que d’autres, puisqu’il parvient au bout des combats vivant, et au sommet du mouvement armé le plus impliqué, le RUF, créé et dirigé par Foday Sankoh, dont le nom restera dans les livres d’histoire comme celui de l’homme qui a déclenché la guerre.

Vérité brouillée

Celui de Sesay sera probablement oublié. Mais ce film est là pour regarder un peu plus loin que son procès, que sa personne. Pour penser à la suite, pour «défier les notions préconçues de vertu, de justice et de rétribution, comme l’écrit Rebecca Agule dans le Harvard Law Record. Même l’apparente sécurité du concept de vérité est rapidement brouillée, pour créer un sentiment des plus satisfaisants d’inconfort intellectuel et émotionnel.»

War Don Don n’est pas fait pour s’émerveiller des «progrès de la lutte contre l’impunité», ni pour s’auto-convaincre des succès de la justice internationale ou même de ce tribunal spécial, souvent érigé en modèle. War Don Don se demande si justice est faite, bien faite, et il le demande également aux premiers concernés, les Sierra-Léonais. Chose plus rare, il ose le demander à l’accusé, et à son avocat.

On entre dans le procès par la rue, celle de Freetown. Un étudiant portant sac à dos. Une vendeuse de chemises au marché. Un motard en sueur. Puis c’est le tribunal. Ses caméras sur pivot, le public tassé derrière la vitre. L’accusé, 36 ans à l’époque, interrogé seul dans une pièce vide, attenante à la cour.

«Je ne suis pas contre ce tribunal, il doit faire son travail. Des milliers de gens ont perdu la vie, dans ce cas des gens doivent rendre compte, des gens doivent être punis.»

Les 18 charges lues par un juge blanc en robe rouge; les mots «coupable, coupable, coupable», qui résonnent. Des images de la guerre; Freetown sous la férule du RUF. Puis la blancheur du sourire et de la chemise de Wayne Jordash, le jeune et séduisant avocat britannique de Sesay, qui pose l’enjeu du procès:

«Le RUF était-il une organisation criminelle ou comprenait-il un grand nombre de criminels?»

En droit, cette question est clé pour son client. Est-il celui qui a ordonné le crime, ou est-il responsable «par association», du simple fait qu’il a été le dernier des chefs du RUF? Sa peine doit-elle être clairement différenciée dans chacun de ses cas, et doit-elle être amoindrie du fait qu’il a collaboré aux accords de paix?

Longuement interrogé par la réalisatrice, le sévère procureur américain David Crane, aux airs de pasteur méthodiste —célèbre à la fois pour avoir torpillé le processus de paix au Liberia en rendant public en 2003 son acte d’accusation contre Taylor et pour avoir arpenté inlassablement la Sierra Leone durant trois ans pour «sensibiliser la population»— ouvre encore plus grand le débat:

«La justice que nous recherchons est-elle vraiment celle qu’ils veulent?»

Sur le papier, ce premier tribunal international «hybride», fondé conjointement par le gouvernement de Sierra Leone et les Nations unies, s’était pourtant donné les moyens d’être plus proche que jamais des populations. Plus proche en tout cas que ses deux grands cousins particulièrement distants des victimes, le Tribunal pour le Rwanda et celui pour l’ex-Yougoslavie.

Basé sur place, à Freetown, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a ouvert ses travaux en 2002, après ceux d’une vaste commission vérité. Il a ensuite limité son mandat à une poignée d’individus, qu’il devait juger en trois ans. Et il a effectué cette campagne de sensibilisation sans précédent pour expliquer son travail aux populations.

Procédures sans fin

Mais le «modèle» s’arrête là. Prévu pour coûter 40 millions d’euros sur trois ans, le tribunal pour la Sierra Leone aura fonctionné neuf ans, et son budget aura été multiplié par cinq. L’allongement des délais est en partie dû à des actes d’accusation taillés trop larges par le procureur.

«Je sais que l’on reproche à la défense des contre-interrogatoires systématiques et excessivement longs. Mais ce qu’implique l’acte d’accusation en termes de faits, de lieux, d’éclatement géographique, de cadre temporel, est tout simplement colossal. Nous avions demandé que les actes d’accusation soient resserrés; cela a été refusé. Le résultat est une procédure sans fin», soulignait Wayne Jordah en 2007.

Jouant de malchance, le tribunal a aussi perdu une à une toutes ses «têtes d’affiche». Quatre de ses treize accusés ont en effet disparu: le chef du RUF Foday Sankoh est mort en prison; son bras droit Sam Bockarie a été tué au Liberia; le respecté leader des Forces de défense civiles (CDF) Sam Hinga Norman a succombé au Sénégal des suites d’une opération alors que les juges de Freetown rédigeaient son jugement; et Johnny-Paul Koroma, chef du Conseil révolutionnaire des forces armées (AFRC), a été déclaré mort ou en fuite.

Les trois procès groupés (RUF, CDF, AFRC) organisés à Freetown en resteront à jamais entachés. Seul l’ancien président libérien Charles Taylor aurait pu sauver la mise. Mais son procès a été délocalisé à La Haye, à la suite d’un accord entre le Nigeria, le Liberia, la Sierra Leone et les États-Unis. La crainte qu’il provoque des troubles l’a emportée sur le vœu originel de juger sur place.

Enfin, la mixité annoncée du tribunal spécial aura été, dans les faits, très limitée. Sur l’ensemble des nominations clés, pas un seul Sierra-Léonais. Après cinq ans d’exercice, un employé du tribunal, sous couvert d’anonymat, faisait ce bilan:

«Parmi les succès acquis: l’arrestation des accusés et de Taylor. Cela crée un précédent fort dans la lutte contre l’impunité en Afrique. Ensuite, le programme d’information et de sensibilisation du Tribunal, destiné à la population locale, est unanimement reconnu.

Au registre des critiques, je dirais qu’elles reposent sur des cas manifestes d’incompétence couplés à une inertie administrative. Enfin, aucun effort n’aura été effectué pour faire évoluer les juridictions locales. On pourra rétorquer que tel n’était pas le mandat; cela laisse néanmoins perplexe.»

«Pas un échec total»

«Ce tribunal n’est pas un échec total, estime toutefois Tim Kelsall, un anthropologue britannique ayant longuement travaillé sur le sujet. En partie grâce à lui, des individus dangereux ne sont plus en liberté. Qui plus est, la présence à Freetown d’un tribunal international, protégé par un contingent de militaires, rappelle à tous que la poursuite d’intérêts politiques et économiques par les armes n’est plus autorisée, du moins en Sierra Leone.

Savoir si le Tribunal spécial, avec son décorum pompeux, son personnel coûteux, ses lenteurs et ses procédures décourageantes est le moyen le plus approprié de sortir de l’arène politique ses joueurs les plus encombrants est difficile à dire, mais cela y a sûrement contribué. Le tribunal peut avoir partiellement échoué à mettre en œuvre des procès équitables et à appliquer le droit, mais la Sierra Leone reste en paix, et elle le lui doit en partie.»

Par défaut, Issa Hassan Sesay fait dès lors figure d’accusé symbole pour nombre de Sierra-Léonais, comme cet homme filmé dans War Don Don:

«Les agriculteurs pensent que l’argent qui est dépensé pour juger Issa Sesay devrait être mieux dépensé pour reconstruire leurs vies.»

L’accusation du dernier des chefs du mouvement rebelle procèderait surtout d’un choix stratégique pour le procureur, qui met tellement de conviction à épingler un leader du RUF «que cela ne l’oriente pas vers la découverte de la vérité», selon Wayne Jordah.

Mais la grande force de War Don Don reste de maintenir jusqu’à la fin une forme de suspens non pas sur l’issue du procès, mais sur l’opinion que le spectateur lui-même va réussir à se faire d’un accusé rendu inhabituellement proche par la caméra et par son défenseur, qui espère tout haut qu’«un jour il pourra prendre une bière avec lui».

Les cinq années de procès se déroulent dans le film, entre moments forts et scènes de rue, de vie, entretiens, documents d’archives. Le rythme en plus et les longueurs en moins, par rapport à la réalité d’un huis clos que l’on sent souvent moite, tendu, ennuyeux, faisant appel à des qualités d’endurance peu communes de la part des protagonistes.

On y parle de crimes contre l’humanité, mais l’humanité quitte rarement le film. Y compris dans ce dialogue final, après le verdict, entre l’avocat et le procureur, invités à débattre sur une radio locale. Wayne s’adresse à «Steven» (Rapp):

«Je ne demande pas à ce que M. Sesay soit acquitté, je demande qu’il soit condamné pour autre chose que par association. Quel message adresse-t-on à des commandants comme M. Sesay en Ouganda, au Soudan, qui participent comme lui à un processus de paix? Vous avez une réduction de peine, mais vous passez toujours le reste de votre vie en prison.»

«Justice a été faite!»

«L’idée que M. Sesay a d’une certaine manière divorcé d’avec le mouvement qu’il soutient, ce n’est pas le genre de chose que l’on peut accepter, rétorque le procureur. Le message clair que l’on adresse, c’est que ce genre de crime ne peut être toléré. Pour les victimes, pour ces dizaines de milliers de personnes qui sont mortes ici en Sierra Leone, justice a été faite!»

Billet d’avion en main, lunettes noires, la voix sur un fil tendu par la fatigue et l’amertume, un pied sur le bateau-taxi qui le conduira à l’aéroport, Wayne Jordah quitte la Sierra Leone sur ces mots, peu politiquement corrects pour qui fait comme lui carrière dans la justice internationale:

«Mon espoir pour le droit pénal international est que nous trouvions une autre voie. Ces institutions se persuadent elles-mêmes qu’elles sont des mécanismes pour écrire l’histoire. Quelle erreur. L’idée qu’à travers la sagesse de ses juges, elle puisse éduquer les populations sur leur propre histoire, c’est d’une stupéfiante arrogance.»

Franck Petit

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Franck Petit

Franck Petit. Journaliste français, spécialiste de l'Afrique et de la justice internationale.

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