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Public visitant une exposition sur la révolution tunisienne, janvier 2013. © FETHI BELAID / AFP
Public visitant une exposition sur la révolution tunisienne, janvier 2013. © FETHI BELAID / AFP

Ces jeunes Tunisiens qui regrettent le régime de Ben Ali

Plus ou moins proches du clan de l'ex-président Ben Ali, de nombreux jeunes Tunisiens assument leur regret de l'époque dictatoriale.

Ce matin-là, Sabry sèche la troisième audience du procès d'Asma Mahjoub, une nièce de l'ex-Première dame Leïla Trabelsi, poursuivie dans une affaire d'emploi fictif à la compagnie aérienne nationale Tunisair.

«De toute façon, ça va encore être reporté», parie-t-il, avant d'en avoir la confirmation, quelques minutes plus tard, par un texto.

Sabry a l'habitude de la justice tunisienne: depuis bientôt deux ans, il sillonne les tribunaux.

Tout le monde a été victime de la révolution

Le jeune homme anime un petit «comité de soutien aux familles des victimes de la révolution». 

«J'ai commencé juste pour Sofiene (Ben Ali, le neveu de l'ex-président, ndlr), mon ami. Puis, j'ai vu que tout le monde était dans le même cas», raconte ce fiancé d'une membre du clanTrabelsi, aujourd'hui en fuite à l'étranger.

Sur son poignet, il a tatoué son combat: «Never forget 194», en référence au numéro de la cellule qu'occupe Sofiene à la prison de la Mornaguia, près de Tunis, où séjournent toujours une vingtaine de membres de la famille.

Pour Sabry, les Ben Ali-Trabelsi sont victimes d'une injustice.

«Il y a des gens qui paient, alors qu'ils n'ont rien fait, presque rien fait. C'est vrai qu'ils avaient quelques petites affaires, mais c'était rien par rapport à d'autres gendres de Ben Ali qui, eux, circulent librement. Ceux qui ont des milliards vivent tranquillement, et ce sont les autres qui trinquent», estime-t-il.

Le 14 janvier 2011, Sofiene Ben Ali, neveu de l'ancien président, et sa femme Dadou Jilani, la fille de l'ancien patron des patrons, ont pris les places laissées par Belhassen Trabelsi, le frère de Leila, dans l'avion censé exfiltrer les Trabelsi de la Tunisie.

L'homme d'affaires, présenté comme le boss du clan, a préféré prendre le large à bord de son yacht, direction l'Italie. Il a été bien inspiré: la Brigade anti-terrorisme a coupé court à la fuite d'une vingtaine de membres de la belle-famille présidentielle.

Ils ont été arrêtés à l'aéroport, puis placés en détention à la caserne de la Garde nationale, à l'Aouina.

Dans «l'affaire de l'aéroport Tunis-Carthage», 32 personnes ont écopé de peines de 4 mois à 6 ans de prison pour «tentative de fuite du territoire national, possession de devises étrangères, de cartes de crédits et de contrebande d'or et de devises».

Après plusieurs mois à la caserne de l'Aouina, la plupart ont été libérés. Certains sont toujours en détention, rattrapés par d'autres affaires.

Le sentiment d'une justice à deux vitesses

Belhassen Trabelsi, lui, a trouvé refuge au Canada, où il bénéficiait du statut de résident permanent. Il lui a finalement été retiré, mais l'ex-patron de la tentaculaire holding Karthago a déposé une demande d'asile.

«Chez les Trabelsi, tout le monde pense que Leïla est lâche, qu'elle a fait sortir son frère adoré Belhassen et qu'elle les a vendus, assure Sabry, déçu. Jusqu'à maintenant, elle et Ben Ali n'ont jamais réagi, jamais envoyé un message de soutien ou un avocat.»

Le clan est aux prises avec nombre de déboires judiciaires. Pas toujours pour les affaires de corruption, de malversations et autres prédations que tout le monde dénonçait. Kaïs Ben Ali, par exemple, a été poursuivi pour trafic de devises et de chèques sans provisions.

Relâché, le neveu a été arrêté de nouveau, pour une affaire d'usage illégal d'électricité. Selon Sabry, il aurait fait un branchement pas très réglo pour le manège et le petit café qu'il fait tourner dans un parc de Monastir.

«Tout le monde fait ça! Et pourquoi on n'arrête pas le chef de district de la STEG (la compagnie d'électricité, ndlr), ou bien le maire? Il n'a pas tiré le câble tout seul!»

Imed Trabelsi, le neveu de Leïla, seul gros poisson à ne pas être passé entre les mailles du filet, a été théoriquement condamné à plus de 40 ans de prison pour diverses affaires de chèques sans provisions.

Mais c'est pour «consommation de cannabis» qu'il est maintenu en détention: ce délit,  souvent puni d'un an de prison —les jeunes Tunisiens sont nombreux à en faire les frais—, lui en a valu quatre. Ils le font payer parce que c'était le plus frimeur», croit Sabry.

Il n'a «pas pu», pas eu le cœur d'aller à la foire aux biens confisqués, qui a ouvert le 24 décembre. «Y mettre des voitures, ok, mais des chaussures déjà portées!», déplore-t-il.

En mars 2011, un décret-loi a ordonné la confiscation des biens de 114 membres des familles Ben Ali et Trabelsi, ainsi que de cinq ministres ou proches conseillers du président.

Là encore, deux poids deux mesures, dénonce l'épouse d'un Ben Ali, que Sabry passe au téléphone:  

«On n'a aucune ressource pour vivre, alors que j'ai des enfants. C'est ma famille qui nous aide», se plaint-celle qui squatte encore sa maison, confisquée sur le papier.

«On n'arrive pas à se défendre, alors que Marwan Mabrouk le peut», critique encore cette parente. Gendre de Ben Ali, Mabrouk bénéficie d'un traitement spécial: resté au pays, il s'est fait très discret, laissant passer l'orage médiatique, mais n'en exerce pas moins sa défense.

Ses arguments ont été entendus par les autorités: Mabrouk fait valoir qu'il est issu d'une famille qui n'a pas attendu Ben Ali pour s'enrichir. Or le décret prévoit que les biens hérités ou acquis avant 1987 ne sont pas confisqués.

En attendant que la justice fasse la part des choses, Mabrouk est revenu aux commandes d'Orange Tunisie, dont lui et sa femme étaient actionnaires à 51%. Ses parts ont été théoriquement confisquées, mais tant que persiste le flou, il tente de se rendre indispensable, vient chaque jour au bureau et préside à nouveau le conseil d'administration.

«On comprend plus rien», tempête Sabry, qui ne comprend pas non plus par quel miracle Sakher al-Materi «peut se déplacer comme il veut entre Dubaï, le Qatar et les Seychelles».

  Le gendre en cavale, ex-dauphin pressenti, a été signalé dans l'archipel en décembre. Présenté comme «arrêté» par le ministre de la justice, il a juste été «interrogé», ont corrigé les Seychelles, et a pu repartir.

Sabry avait pourtant misé sur l'indulgence des islamistes. Le 23 octobre 2011, pour les premières élections, lui et son entourage ont «tous voté Ennahda», qui parlé de réconciliation lors d'une rencontre au siège de Montplaisir.

Depuis, les islamistes ont durci le ton à l'égard des anciens du régime Ben Ali, qu'ils accusent régulièrement de «contre-révolution».

«On s'est trompé une fois, pas deux!», clame Sabry, qui s'est encarté chez Nida Tounès, la bête noire d'Ennahda, accusée de recycler les bénalistes.

«J'ai les formulaires d'adhésion dans la voiture, et je fais signer à tous mes amis», avoue-t-il.

Sabry dit n'avoir «jamais fait de politique». Du temps de Ben Ali, il n'a «jamais voté, jamais adhéré au RCD», l'ex-parti quasi-unique, aujourd'hui dissous.

«J'ai juste reçu un petit diplôme en 2009, quand j'ai organisé une course de voitures pour l'élection présidentielle.»

Mais il assume sa nostalgie de l'ancien régime.

«Ben Ali, toujours président»

«Pour moi, Ben Ali est toujours là, il sera toujours le président», tranche-t-il, exhibant un petit badge mauve à la gloire de l'ex-raïs, accroché à l'intérieur de son portefeuille. Une façon, aussi, «de faire un peu de provocation».

«La plupart des gens n'assument pas, mais beaucoup regrettent Ben Ali», croit-il, en partie à raison: pendant que la classe politique s'étripe et s'accuse mutuellement de voler la révolution, il n'est pas rare d'entendre la rue clamer son regret de la période Ben Ali.

«Avant, c'était stable, on voyait clair dans le futur. Maintenant tout le monde a peur, estime Sabry. Les prix ont augmenté. Avant, un container, tu le payais 35.000 dinars au lieu de 50.000 en passant par la société NBA de Naïma Ben Ali, et tu faisais venir tout ce que tu voulais, sans contrôles douaniers, en quelques jours seulement. Maintenant, la corruption est restée, mais elle est plus chère: c'est 70.000 dinars le container. C'est pour ça que les bananes sont passées d'un à quatre ou cinq dinars le kilos. Les paraboles, c'était 20 dinars, maintenant c'est 50 ou 60!»

Alors cette année, c'est décidé: pour le 14 janvier, Sabry va descendre manifester sur l'avenue Bourguiba.

Elodie Auffray

 

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Elodie Auffray

Elodie Auffray est une journaliste freelance installée en Tunisie.

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