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Manifestations de soutiens du parti Ennahda, Tunis, décembre 2012. © REUTERS/Zoubeir Souissi
Manifestations de soutiens du parti Ennahda, Tunis, décembre 2012. © REUTERS/Zoubeir Souissi

Ces Tunisiens dégoûtés de la politique

Depuis les élections du 23 octobre 2011, l'absence de changement a fait retomber l’enthousiasme de nombreux Tunisiens.

Mise à jour du 17 décembre 2012: Des manifestants ont jeté des pierres le 17 décembre contre le chef de l'Etat tunisien Moncef Marzouki et le président du Parlement Mustapha Ben Jaafar à Sidi Bouzid, où se déroulaient les célébrations du deuxième anniversaire du début de la révolution tunisienne.

Les jets ont commencé après un discours de M. Marzouki et alors que M. Ben Jaafar s'apprêtait à prendre la parole. Le service d'ordre a rapidement évacué les deux dirigeants vers le siège de la préfecture de cette région marginalisée du centre-ouest de la Tunisie, a constaté un journaliste de l'AFP.

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Les photos des doigts bleus fièrement levés et les files devant les bureaux de vote ont envahi les profils Facebook de chaque Tunisien, il y a maintenant plus d’un an. Mais aiment-ils pour autant la politique?

Aujourd’hui, en Tunisie, la politique est partout, dans le moindre débat qui surgit lors d’une manifestation ou en pleine conférence de presse, dans la diversité des partis, mouvements, ligues et même des syndicats, mais aussi dans les sujets du quotidien.

Les pages opinions du journal La presse ont pris le pied sur l’actualité chaude tandis que le journal, Le Maghreb consacre chacune de ses unes à un homme ou un sujet politique.

La politique n’a jamais été aussi présente et pourtant les Tunisiens peinent à se réconcilier avec elle, après la dictature.

Peu après les élections, le rapport de la mission d’observation de l’Union européenne avait insisté sur la «méfiance» des Tunisiens envers le monde politique:

«Les programmes politiques de ces nouveaux partis sont peu structurés et manquent de lisibilité. De plus, de nombreux Tunisiens soupçonnent les acteurs politiques, nouveaux comme anciens, de vouloir privilégier leurs intérêts personnels ou leur carrière politique au détriment de l’intérêt public.»

Aujourd’hui, de nombreuses régions sont en grève, en soutien aux affrontements qui ont eu lieu le 27 novembre entre syndicalistes et islamistes devant le local de l’UGTT.

Certains parlent d’un «nécessaire consensus», d’autres d’une «seconde révolution». Le discours n’a pas vraiment changé de celui de Kasbah 1 ou 2  (appels au sit-in de décembre 2011) où les hommes du gouvernement provisoire parlaient de «salut national» et les révolutionnaires appelaient à la «révolution».

Une conscience politique qui se révolte encore

«C’est une erreur de croire que les Tunisiens n’étaient pas politisés avant le 14 janvier 2011 (chute de Ben Ali). Ils ne parlaient pas, mais tout le monde savait ce qui n’allait pas dans le pays», commente le directeur de l’Institut de Sondages 3C Etudes, Hichem Guerfalli.

Le Tunisien lambda s’intéresse, à sa manière, à la politique. Certains scrutent les débats de l’Assemblée à la loupe et sont prêts à réagir dès qu’il y a un dérapage. D’autres vont commenter le travail des élus sur Twitter ou Facebook.

L’Assemblée rebaptisée #TnZoo est souvent discréditée, selon eux, par les gaffes de certains élus, mais surtout les fréquents absentéismes de quelques autres. Près de 30% des députés sont absents de chaque séance plénière, selon l’observatoire de la Constituante.

«Le progrès par rapport à la période pré-révolution, c’est la libération de la parole. Mais aussi l’absence d’indifférence», selon Hichem Guerfali.

Son institut de sondages couvre l’ensemble du territoire et procède à des enquêtes d’opinion par téléphone sur un échantillon de 1.700 personnes.

«Même dans les agglomérations les plus défavorisées, les gens parlent volontiers et n’hésitent pas à s’exprimer sur la vie politique. Ce qui est très différent de la France où l’on vous raccroche souvent au nez dans le cas d’enquête par téléphone. En Tunisie, les gens commentent à chaque question.»

La plupart des sondés rejettent la politique mais ont un point de vue et une meilleure connaissance des grands partis que pendant la période électorale.  

«Même Nida Tounès, à qui l’on reproche souvent d’être un parti bourgeois, est connu dans les régions. Par contre il provoque exactement la même réaction que le parti Ennahda. Deux tiers des personnes interrogées le rejettent.»

Un décalage entre politiciens et citoyens

L’Assemblée nationale constituante est en passe de voter une nouvelle loi sur l’ISIE, l’instance devant assurer le bon déroulement des prochaines élections, avec seulement quelques députés présents dans l’hémicycle.

L’opposition est en grève à l’image d’une partie du pays et douze articles sur le projet de loi de l’instance électorale ont été votés en leur absence, le 6 décembre.

Le Premier ministre Hamadi Jebali s’est fait huer à coup de «Dégage», le 30 novembre, à Zarzis (sud-est), et l’action du gouvernement est de plus en plus mise à l’épreuve par les revendications sociales.

Plus personne ne parle des salafistes qui faisaient l’actualité des derniers mois. La situation est presque identique à celle d’il y a deux ans et le ras-le-bol s’est généralisé.

Comment en est-on arrivé à un tel décalage entre le monde politique et les Tunisiens? Pour les associations et les ONG qui œuvrent sur le terrain, le manque de dialogue n’est pas le seul facteur.

Amira Yahyaoui, présidente d’Albawsala (association œuvrant à promouvoir la démocratie en Tunisie) évoque une rencontre entre élus et citoyens à Kabaria, une délégation déshéritée du sud de Tunis:

«Les préoccupations n’étaient que socioéconomiques avec le thème du logement qui revenait le plus souvent. Mais ce qui m’a surprise, c’est que la question du chômage n’a pas été beaucoup abordée, comme si la majorité s’était résignée.»

Si les citoyens ne s’intéressent pas à tous les débats de l’Assemblée, ils n’hésitent pas à interpeler les élus , comme ceux d'Ennahda. Ce parti a gagné les élections de 2011, en partie grâce à son ancrage populaire. Mais, aujourd'hui, il peine à répondre au malaise social qui s’exprime dans les manifestations ou aux critiques dont le gouvernement fait souvent l’objet.  

«Ce qui préoccupe le plus les gens c’est le manque de travail et le niveau de vie qui se dégrade», commente Hichem Guerfali.

Mais, c’est aussi la surmédiatisation du politique au détriment de thèmes comme l’économie qui risquent de lasser les Tunisiens.

Pour Slim Laghmani, professeur de droit public à la faculté des sciences juridiques de Tunis, «le débat interminable sur la Constitution, comme sur les élections, éloigne de plus en plus les Tunisiens des politiques». 

La violence politique toujours présente

Un an après, les choses semblent avoir peu changé. La bataille permanente entre la société civile et le monde politique en est un exemple mais aussi la recrudescence de la violence politique.

Déjà existante sous Ben Ali, elle s’est affirmée après les élections et s’est soldée par la mort d’un des membres du parti Nida Tounès.

Entre 2011 et 2012, plusieurs bureaux du parti Ennahda ont été vandalisés et même saccagés dans les régions «révolutionnaires»: Sidi Bouzid, Kasserine, Sfax. Sans compter, les agressions verbales permanentes entre les partis politiques.

Cette violence politique est aussi liée à la présence des «restes» de l’ancien régime. Le parti Nida Tounès, par exemple, malgré un développement fulgurant en trois mois, souffre d'une réputation de «recycleur» des anciens de Ben Ali.

«Cette accusation vaut aussi pour Ennahda, surtout dans les régions du bassin minier où les gens voient les mêmes systèmes corrompus se mettre en place dans les gouvernorats que sous Ben Ali», déclare Kawther, une autre militante du Manifeste du 20 mars.

A Redeyef, une ville du bassin minier, justement, les habitants ont depuis longtemps abandonné la politique. Adel Jayar, un des meneurs du soulèvement de 2008 dans le bassin minier témoigne:  

«La ville est en complète autogestion depuis le 15 janvier 2011, car il n’y a tout simplement plus d’Etat. Nous n’attendons plus rien de la politique.»

Les prochaines élections, seule issue?

Si le taux de participation a été élevé lors des élections de 2011, une «majorité silencieuse» souvent oubliée, n’a pas voté et elle représente près de 6 millions de personnes.

Les élections du 23 octobre ont mis au jour un électorat mouvant dont les intentions de vote étaient difficiles à connaître. Aujourd’hui, les intentions de votes ne sont pas plus claires et l’électorat tunisien est toujours aussi imprévisible.

Selon Hichem Guerfali, la tendance des derniers sondages montre surtout une probable augmentation du taux de l’abstentionnisme:

«Ceux qui ne se sont pas inscrits en 2011 ne risquent pas de s’inscrire cette année. Du côté des femmes rurales, dans les régions les plus défavorisées, le manque de temps et d’argent pour s’offrir une journée de congé nécessaire à l’inscription est le discours le plus récurrent.»

L’attente des élections est devenue une stratégie politique pour apaiser les tensions ou pour les attiser.  

«Les élus, tout comme le gouvernement, se crispent quand on leur parle de la fin de leur légitimité électorale», déclare Sélim Kharrat.

En moins de trois mois, trois dates différentes ont été annoncées pour les élections, mars 2013, juin 2013 ou 2014. Idem pour la future Constitution, qui sera prête pour mars 2013 selon certains députés, 2015 pour d’autres. Une incertitude politique à l’image du pays qui attend encore un changement.

Pour les Tunisiens, la désillusion est bien là. Mais elle reste dominée par la révolte sociale qui ne s’éteint pas. Et la parole libérée qui exprime le mécontentement via les vidéos partagées sur les réseaux sociaux, les témoignages et les coups de gueule à la télévision montrent un désir de participer à la vie politique. Le grand manque reste celui d’un réel dialogue avec les politiques.

Lilia Blaise

 

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Journaliste à SlateAfrique

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