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Manifestation anti-Morsi le 30 novembre. Sur la pancarte, le visage de Morsi collé à celui de Moubarak. Reuters/Asmaa Waguih
Manifestation anti-Morsi le 30 novembre. Sur la pancarte, le visage de Morsi collé à celui de Moubarak. Reuters/Asmaa Waguih

Mohamed Morsi, le nouveau pharaon d'Egypte

Les Frères musulmans voient des conspirateurs partout et sont prêts à réaliser «des frappes préventives» contre leurs ennemis réels ou imaginaires.

Mise à jour du 26 décembre 2012: La Constitution controversée défendue par les islamistes au pouvoir en Egypte a été approuvée par près de 64% des votants, a confirmé, le 25 décembre, la commission électorale, au terme d'un référendum entaché, selon l'opposition, d'irrégularités.

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Pour la première fois dans le paysage politique postrévolutionnaire égyptien, l’empire exercé par les Frères musulmans est gravement menacé.

Mais, si un éventail varié d’acteurs politiques remet en question les tentatives de centralisation du pouvoir du mouvement islamiste, les Frères musulmans ne montrent aucun signe de repli.

Les problèmes ont commencé fin novembre, quand le président Mohamed Morsi a émis tout un ensemble de décrets souverains, limogé le procureur général, nommé un remplaçant ayant autorité pour rouvrir les affaires contre le dictateur déposé Hosni Moubarak et son cercle de proches, et —surtout— accordé une totale immunité à ses décisions et à l’assemblée qui rédige la nouvelle constitution du pays.

Comme le dit le chercheur Nathan Brown, le décret de Morsi revenait à se déclarer «tout-puissant... juste pour un petit moment».

Un coup de force institutionnel

Evidemment, l’opposition égyptienne n’allait pas regarder tranquillement Morsi décider du moment où il lui semblerait bon d’accorder voix au chapitre à ses rivaux politiques. La réaction publique a été rapide et violente: en moins de 24 heures, la place Tahrir s’est couverte de manifestants.

Dans de nombreuses villes, les bureaux du parti de Morsi, le Parti liberté et justice (PLJ), vitrine politique des Frères musulmans, ont été attaqués et incendiés. Un adolescent est mort dans les affrontements qui ont suivi.

Le groupe devait tenir son propre rassemblement le 1er décembre, qui, selon lui, devait être «une marche d’un million d’hommes» pour soutenir la décision et les initiatives du président afin de «nettoyer le pays des anciens complices du régime

Morsi n’est pas un Moubarak barbu, insistent ses conseillers. Il n’a fait qu’anticiper un complot ourdi par des rescapés du régime de Moubarak et des politiciens de l’opposition, qui aurait eu pour conséquence la dissolution par la Haute cour de l’Assemblée constituante et l’annulation de la victoire électorale du président —coup d’Etat judiciaire qui aurait jeté le pays dans le chaos, affirment-ils.

Lorsqu’on lui a demandé de fournir des preuves de l’existence de ce complot lors d’une interview télévisée préenregistrée diffusée le 29 novembre, Morsi s’y est refusé. Il a mis en garde contre des «ennemis» à l’étranger et déclaré qu’il avait obtenu des renseignements sur un complot, même si ceux-ci n’avaient pas encore le caractère de «vraies preuves

«Lorsque je suis en possession de cette information et que je sens que mon pays est menacé, il me faut prendre des décisions difficiles», s’est-il justifié.

Arrogance des Frères après la victoire électorale

Les décrets, leurs répercussions et la réaction des Frères musulmans sont emblématiques de leur vision du paysage politique égyptien, cinq mois après avoir remporté la présidence et presque deux ans après que la révolution a ouvert la voie à leur domination politique.

La victoire dans les urnes a renforcé la confiance, d’aucuns diraient même l’arrogance de la confrérie, et consolidé son idée préconçue que l’opposition non islamiste est aussi minuscule que hors de propos —des électeurs que l’on peut, si nécessaire, mettre en minorité au Parlement et dépasser en nombre dans les rues pour imposer le programme des Frères musulmans.

Pour les Frères, la perspective de perdre la majorité politique semble si improbable que sa possibilité n’a même pas été intégrée dans leurs calculs stratégiques.

«Devons-nous vous montrer notre puissance?, demande Hazem Kheir Eddin, conseiller politique et journaliste du PLJ, lorsqu’on l’interroge sur la marge de victoire des Frères lors des récentes élections.Si vous pouvez mobiliser un demi-million d’hommes, nous pouvons en mobiliser 20 millions.»

La confrérie, une forteresse assiégée?

Pourtant, le mode de prise de décision du groupe reste opaque, et ses membres les plus influents pensent encore qu’un Etat secret conspire avec leurs opposants politiques pour œuvrer à leur perte.

Cette paranoïa a planté le décor de la vaste prise de pouvoir de la fin novembre, et pourrait annoncer d’autres confrontations à mesure que les groupes d’opposition évincés se sentent écartés de toutes les décisions concernant l’avenir de l’Egypte.

«Les gens qui tiennent actuellement des conférences de presse sont les principaux éléments du régime passé, qui se plaignent de ce qu’a fait le président Morsi», explique Gehad al-Haddad, haut conseiller du PLJ.

Au lieu de rechercher le compromis, les Frères musulmans passent en force sur des sujets qui vont obligatoirement provoquer de nouveaux conflits. L’Assemblée constituante, dominée par les Frères musulmans et les politiciens salafistes plus fondamentalistes, ont fini de voter la nouvelle Constitution, le 30 novembre, et le document sera sans doute soumis au référendum populaire dans moins d’un mois (le 15 décembre).

La décision a été prise après que plus de 20 délégués sont partis en signe de protestation contre ce qu’ils ressentent comme un refus de négocier de la part des Frères. Ces départs auraient pu inciter les tribunaux à dissoudre l’Assemblée si Morsi ne lui avait pas octroyé l’immunité.

Du point de vue des Frères musulmans, les délégués partis en signe de protestation, parmi lesquels figuraient tous les représentants chrétiens, sont des opportunistes politiques se livrant à une «comédie» publique, selon Haddad, après avoir négocié les articles qu’ils voulaient.

Pour les Frères, l’opposition s’inquiète à l’idée que les islamistes se verront accorder tout le mérite historique de la rédaction du document fondateur de l’Egypte postrévolutionnaire (cependant, à en croire d’éminents progressistes et des personnalités telle Heba Morayef de Human Rights Watch, le document a été bâclé et comporte d'immenses lacunes en termes de droits humains).

Pragmatiques, les Frères

«Ils craignent que le succès (de Morsi) ne reproduise l’expérience turque», a expliqué Murad Aly, directeur de communication du PLJ.

«Quand les islamistes réussiront et feront quelque chose pour le peuple égyptien en termes d’économie, de prospérité, de justice sociale et de choses comme ça, cela se terminera avec un parti islamiste au pouvoir pour 10 ou 15 ans.»

Pendant tout le processus de rédaction de la Constitution, les Frères musulmans se sont décrits comme des intermédiaires aux abois dans le débat, contraints de négocier un consensus entre deux extrémités inconciliables: les salafistes aspirent à une interprétation littérale de la loi islamique, d’un côté, et les socialistes révolutionnaires poussent à la libéralisation des droits des femmes, de l’autre.

Ils considèrent les départs de protestation comme une trahison cynique après des mois de difficile compromis, soulignant leurs succès à repousser les tentatives salafistes de réécrire dans des termes bien plus stricts l’article vieux de plusieurs décennies déclarant que les principes de la loi islamique fondent la base de la législation.

Les Frères auraient pu tenter de convaincre les délégués mécontents de revenir au bercail. Mais ils ne semblent franchement pas d’humeur à faire des compromis: leurs hauts responsables ne pensent pas que l’opposition agissait de bonne foi.

Et plus important encore, ils estiment que le mouvement bénéficie de plusieurs grands mandats populaires, remontant à une première prestation spectaculaire en 2005 pendant une brève lacune de répression de l’ère Moubarak.

«L’électorat qui vote pour les islamistes en Egypte sans discontinuer depuis 2005 représente 70% (du total)» explique Kheir Eddin.

Cet électorat, d’après lui, n’a pas seulement voté pour des législateurs, mais aussi pour une constitution.

La légitimité populaire

Le ton du compte Twitter des Frères musulmans, @Ikhwanweb, s’est également fait plus véhément et incline davantage à l’exclusion. Il revendiquait mardi 27 novembre que les «Égyptiens ordinaires» considéraient les manifestants de la place Tahrir comme des partisans contaminés par la présence de sympathisants de Moubarak, et non comme les révolutionnaires sortis dans la rue en 2011.

Et les Frères se vantent de conserver la préférence du peuple:  

«(L’opposition) pense que ce jour est important à cause des manifestants de #Tahrir, ils feraient mieux de se préparer aux millions soutenant le président élu.»

Les Frères musulmans sont si convaincus de leur propre supériorité politique qu’ils ont tendance à attribuer toutes leurs défaites à des influences néfastes ou à des conspirations.

Haddad, par exemple, prétend qu’une vidéo secrète postée sur Internet montre un des politiciens de l’opposition ayant quitté l’Assemblée constituante en train de décrire le projet de Constitution comme «le meilleur jamais écrit» et de dire qu’il ne pouvait pas laisser les Frères musulmans s’en attribuer tout le mérite.

Kheir Eddin prétend qu’un groupe de responsables de gauche, parmi lesquels le juge de la cour suprême constitutionnelle Tahani el-Gibaly et l’ancien candidat à la présidence Hamdeen Sabahi, ont été filmés discutant du complot visant à dissoudre l’assemblée et annuler l’élection de Morsi. Comme le président, aucun des deux n’a voulu ou pu fournir de preuves.

Frères... jusqu'au bout

Même à un moment considéré comme critique, rien ne semble ébranler la foi dans la ligne du parti chez les partisans de base des Frères musulmans.

Même ceux dérangés par le fait que Morsi se soit accordé l’immunité n’exprimeraient pas publiquement leur désaccord, explique le jeune Abdelrahman Ayyash, ancien membre qui a conservé des liens avec le groupe tout en s'opposant à la manière dont les Frères ont dirigé le processus constitutionnel.

«Ils n’ont pas l’intention d’être des dictateurs. Je crois qu’ils ne veulent pas faire ça» explique-t-il.

«Ils pensent que ces décisions vont protéger la révolution, qu’elles constitueront une vraie (défense) contre la Cour suprême et les médias qui démolissent la réputation de Morsi, ils estiment donc qu’il y a beaucoup d’ennemis et que ces ennemis ne pourront être vaincus qu’en accordant l’immunité (à l’assemblée)

Ayyash raconte qu’un éminent responsable du Conseil de guidance, la plus haute autorité exécutive de la confrérie, lui a confié (avant la crise actuelle) que le peuple égyptien était «très satisfait» de Morsi et qu’une majorité soutenait ses décisions.

D’autres responsables citent des sondages presque tous réalisés en ligne, montrant un taux d’approbation conséquent des décrets du président.

A court terme, même les révolutionnaires admettent à regret que le calcul politique des Frères musulmans débouchera sans doute sur une victoire lors du référendum sur la Constitution.

Mais, même avec un tel triomphe, l’environnement politique restera plus polarisé que jamais. Déjà, les éclats de violence et les positions intransigeantes dans les deux camps ont fait naître des craintes de guerre civile parmi les manifestants regroupés à Tahrir.

«Même les pharaons n’avaient pas autant d’autorité», déplore le leader libéral Mohamed el Baradei en évoquant le décret de Morsi.

«C’est une catastrophe —il bafoue la révolution qui l’a porté au pouvoir et c’est un acte qui fait craindre le pire

Evan Hill (Foreign Policy)

  Traduit par Bérengère Viennot

 

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