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Maroc: Le «jour du disparu», une fausse bonne idée
Le proposition d'un hommage solennel rendu chaque année à Mehdi Ben Barka voit le jour alors que la monarchie refuse que la vérité soit faite sur son assassinat.
Commémorer chaque année la disparition de Mehdi Ben Barka, cette figure emblématique de l’opposition historique à Hassan II, est sans conteste une idée louable. Etendre ce recueillement national à l’ensemble des disparitions forcées constituerait une belle piqure de rappel pour l’opinion publique et ferait œuvre d’éducation et de civisme pour les générations à venir. Sur ce plan, le mérite de ses initiateurs est entier.
Un alibi pour un régime incapable de s’amender
Mais là s’arrête le bénéfice de cette proposition, qui dans l’état actuel des choses au Maroc, servirait plus d’alibi au régime que d’aiguillon à même de consolider un Etat de droit encore bien virtuel.
L’histoire du Maroc est parsemée de pages délavées par la propagande d’Etat. Des hommes et des femmes illustres qui l’ont puissamment marquée de leur empreinte restent en attente de reconnaissance. Des cadavres dans le placard dirait-on familièrement.
Ben Barka est l’un d’entre eux dans tous les sens du terme. L’Etat marocain n’a jamais voulu concrètement faire la lumière sur les conditions de son enlèvement et de son assassinat à Paris en 1965. Au contraire.
Plusieurs fois réactivée en France, l’enquête judiciaire toujours en cours grâce à la détermination de ses proches, de juges et d’avocats résolus, de militants engagés et de journalistes tenaces, souffre encore de la raison d’Etat. Des pans entiers de cette affaire au long cours sont inexorablement dissimulés pour des raisons insondables.
En France, la déclassification des documents tenus sous le sceau du secret-défense se fait à doses homéopathiques. Au Maroc, le dossier n’a jamais été ouvert au débat institutionnel tant il foisonne de coins dérobés.
Et pour cause, presque un demi-siècle après les faits, les derniers et rares témoins-clés, acteurs présumés de cette liquidation tant physique que politique, se comptent encore parmi les nervis du pouvoir, profitant d’une immunité à toute épreuve.
La justice marocaine a fait feu de tout bois pour rejeter les commissions rogatoires des magistrats français, usant d’artifices indignes jusqu’à la mascarade.
Que dire sinon de l’Instance Equité et Réconciliation (IER), créée en 2004 et qui a escamoté dans son rapport final bien des éléments sur la mort du leader de la Tricontinentale (rassemblement des mouvements révolutionnaires du tiers-monde) pouvant concourir à la vérité?
Une chose est certaine: ses conclusions ont été caviardées et ses recommandations finales sur l’ensemble des crimes d’Etat commis sous Hassan II sont restées lettre morte.
Mettre sous cloche le spectre gênant de Ben Barka
Enfin, il est remarquable que cette idée d’anniversaire solennel émane du PAM, le Parti authenticité et modernité, aujourd’hui dans l’opposition au gouvernement, mais dont le fondateur, ami intime du roi, tire désormais les ficelles du grand théâtre politique marocain à partir de son bureau de conseiller royal au Palais.
D’ailleurs, ses concepteurs ne cachent pas leurs motivations. Ils l’inscrivent ouvertement dans ce qu’ils prétendent être une dynamique vertueuse:
«Après l'expérience réussie de l’IER, (...), cette célébration ne ferait que renforcer notre marche démocratique», affirment-ils.
Une phrase qui sonne comme l’aveu subliminal d’une récupération annoncée. Une tentative d’utilisation partiale de l’Histoire pour des impératifs actuels.
Quel en serait alors le but non avoué? Sans doute faire croire à l’opinion publique que par cet acte de contrition magnanime, le Maroc «toutes tendances politiques confondues» est déterminé à donner du carburant à une «justice transitionnelle» clairement en panne.
Comme lorsqu’il s’agissait de promouvoir l’IER, d’anciens refuzniks, tous rescapés des «années de plomb», qui avaient bradé leurs convictions, rejoint ventre à terre le PAM ou courtisé les premiers cercles du roi, sont mobilisés, la larme à l’œil, pour magnifier le projet de cette commémoration.
Pour l’Etat qui semble la cautionner, la manoeuvre a des allures plus sournoises. Elle servirait aussi à «relocaliser» médiatiquement au Maroc la célébration faite tous les 29 octobre devant la brasserie Lipp à Paris.
Ce rendez-vous a toujours été un moment de défiance au régime, là où se cristallisent le temps d’un sit-in toutes les contestations. Lui adjoindre de cette manière un évènement-double, confine à vouloir l’effilocher, le manipuler, le transfigurer pour s’en approprier la charge symbolique et politique. Sans parler de la réappropriation d’une idôle que la Gauche agite de temps à autres pour des raisons politiciennes.
Mémoire dynastique d’un trône à la façade ravalée, mémoires de luttes nationales enjolivées et mémoires d’opposants «marketées» doivent coincider autour de repères unitaires. A défaut de cénotaphe, le spectre gênant de Ben Barka doit rentrer au pays pour être mis sous cloche et revêtu des oripeaux de la doctrine officielle.
Une volonté d’intoxiquer l’Histoire interdite
Une grande avenue portant son nom traverse les beaux quartiers de Rabat. Elle a été baptisée du temps de Driss Basri, l’ancien ministre de l’Intérieur et homme-lige de Hassan II, maigre concession aux socialistes rentrés dans les rangs. Elle jouxte un des anciens centres secrets de détention et de torture parmi les plus célèbres du pays où, selon certains, des restes de Ben Barka auraient été enfouis. Un lieu de mort dont l’Etat n’a jamais reconnu l’existence. C’est l’illustration parfaite de cette juxtaposition de l’Histoire toxique à l’Histoire interdite destinée à l’oblitérer et dont le Maroc de Mohammed VI a raffiné le concept.
Eriger une stèle à la gloire d’une épopée populaire romancée ou commémorer la mémoire d’un martyr par un pouvoir qui l’a lui-même proscrit voire éliminé sans s’amender n’est certes pas l’apanage des seuls systèmes autoritaires.
Les revenants et l'instrumentalisation politique
Le souvenir vivace de Ben Barka, archétype des tensions entre ordre monarchique et alternative républicaine ne doit plus porter ombrage à la royauté «rénovée». Tel est le dessein des promoteurs du «Jour du disparu» qui convoquent le «revenant» pour lui faire jouer le rôle improbable de médiateur d’une société encore tourmentée par la nature autocratique du Trône.
Pour les défenseurs du projet, l’écharde Ben Barka doit être retirée, son esprit évidé de son caractère régicide. Sa stature révolutionnaire neutralisée. Son évocation sera ainsi consacrée à servir à son tour le temps élastique supposément annonciateur d’un «nouveau Maroc».
Un «nouveau Maroc» pourtant arc-bouté sur ses mythes fondateurs et rétif à s’affranchir de son ADN coupable. Joli tour de passe-passe qui se nourrit de l’absorption du héros terrassé.
Ce fut aussi le cas pour Abdelkrim El-Khattabi à sa mort en exil en 1963. L’historiographie officielle retiendra sa figure héroïque, mais certainement pas la portée de son combat et de ses vélléités sécessionnistes. Pour preuve, sa dépouille n’a pas été rapatriée du Caire.
C’est en somme un autre «disparu» d’une histoire culturellement, identitairement et politiquement anthropophage. Si Abdelkrim est timidement accepté au Panthéon des gloires nationales, ce n’est que comme adjuvant à la Couronne. Le nationalisme post-colonial l’a inséré dans son concept légendaire et rédempteur de «révolution du roi et du peuple» .
Une réinvention des rapports avec le passé
Pour le pouvoir actuel, la page des années sombres a définitivement été tournée. La mission de l’IER en avait borné les limites temporelles de 1956 à 1999. Soit de l’Indépendance du Maroc à l’accession au trône de Mohammed VI. Comme si avec la mort de Hassan II, la Nation était subitement entrée de plain-pied dans une ère démocratique et respectueuse des droits de l’Homme.
Une assertion trop souvent démentie malgré l’effort d’abrasion des scories du passé par le déni et le récit allégorique autour d’une «nouvelle ère» qui a pourtant déjà treize ans au compteur. Treize ans jalonnés de promesses non tenues et d’exactions renouvelées.
Pire, l’exigence de vérité et de justice a été remplacée par la notion d’équité et de réconciliation entre les bourreaux et leurs victimes. L’élégance feinte de la formule permet ainsi au Palais d’échapper au principe de réddition des comptes, à la sanction et à l’obligation d’exprimer des regrets.
La monarchie s'arrange avec l'histoire
Seule une réparation matérielle sera concédée à certaines victimes. Le processus bénéficiera plus en définitive à l’image de la monarchie à l’international qu’à la pacification d’une société meurtrie.
Maître de cérémonie, la monarchie recadre les rapports avec le passé, occupe et façonne à sa guise le terrain de la mémoire, s’érige en architecte d’une conscience historique fabriquée et embellie en puisant dans un réservoir de symboles les instruments, les événements, les personnages et les codes nécessaires à sa glorification.
Les normes régaliennes manufacturent ces objets de catharsis collective, en établit les rituels civiques qu’elles soumettent invariablement à leur seule réinterprétation fictive de l’histoire.
Avec «Le jour du disparu», voici donc venu le temps des grand-messes sanctificatrices. Quelle meilleure façon de vitrifier le sort de Ben Barka et de tous les autres fantômes du passé ainsi canonisés?
Ali Amar
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