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L'Algérie n'est pas ce volcan de feu que l'on croit
Un voyage en Algérie, en septembre 2012, a permis à une centaine de Français de sortir des clichés et de la méfiance dans lesquels ils s'étaient enfermés à propos de ce pays. Témoignages.
Anne-Marie, Françoise, Solange, Louis, André, Michel, Alain et tous les noms de la liste d'un voyage en Algérie de cent lecteurs de l'hebdomadaire français La Vie…Tous, ou presque, ont été liés à ce pays dans une tranche de leur vie.
Malgré leur soixante-dix printemps de moyenne d'âge, ils n'ont jamais oublié ces secrets de famille mêlés entre les deux pays. L'envie d'y retourner un jour s'imposait. Rares touristes visitant l'Algérie, car ils n'en ont guère croisé durant le voyage, leur chemin n'est pas le fruit du hasard.
Ils cherchent à connaître la réalité ou une forme de vérité, celle de l'histoire et celle d'une nation contemporaine. Anciens enseignants coopérants, médecins militaires, rapatriés, sages-femmes, agriculteurs, anciens appelés, visiteur de prisons, sœur d'un soldat tué, enfants de pieds-noirs sur fond de guerre pré ou postcoloniale…
La majorité de ces chibanis (vieux ou anciens, en arabe algérien) a décidé de se faire une idée vraie de l'Algérie d'aujourd'hui et beaucoup sont venus comprendre la jeunesse du pays.
Heureux touristes qui avaient conscience de leur chance et n’ont donc perdu aucune miette de leur voyage: prises de notes, photos, rencontres à la volée avec les habitants d'un quartier, retrouvailles improbables avec un moudjahid (combattant) prêt à tout raconter.
Tous ces Français ont, à leur retour, une image bien différente à donner que celle qu'on a cherché à leur imposer avant leur départ. Avec bonheur, ils ont promis de se faire l'écho de la réalité algérienne.
Rencontre avec la jeune génération
Leur voyage a duré une à deux semaines, selon qu'ils avaient choisi l'Oranie (nord-ouest algérien), l'Algérois (nord), le Constantinois (région montagneuse de l'est algérien) ou les trois.
Malgré un programme chargé et, parfois, une santé défaillante, ils ont vécu pour mille, profitant de chaque instant donné. A l'Institut français d'Alger, un des plus importants au monde avec celui de Rabat, au Maroc, ces touristes curieux ont pu écouter quatre représentants de la jeune génération algérienne, celle des moins de 30 ans, soit près de 70% de la population.
Pas un bruit dans la salle. Des oreilles attentives écoutaient cette jeunesse en quête de liberté. Face à des diplômes locaux moins valorisés, beaucoup de jeunes Algériens et Algériennes rêvent d'études à l'étranger et font appel à l’Institut français pour être accompagnés.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes: 60.000 demandes par an, 13.000 dossiers de visas déposés et, au final, 6.000 étudiants algériens, en majorité des filles, qui obtiennent le précieux sésame pour partir étudier en France.
«Il y a nécessité de multiplier ces échanges, d'être des passeurs», explique à propos de cette rencontre l'un des intervenants Hacen, 35 ans, journaliste.
Enfants du multimédia, les jeunes Algériens n'ont pas connu l'hebdomadaire algérien La Fraternité en 1930. Déjà, l'écricain français Albert Camus y écrivait:
«La fraternité? Mais elle existe déjà entre tous les amis écrivains et artistes qui ne cessent de se voir.»
Le lien franco-algérien? Lorsqu'on lui pose la question, Nesrine, 32 ans, responsable de l'accueil des étudiants algériens partant pour la France, affirme avec sérénité qu’elle «préfère regarder devant et non pas derrière».
Et d’ajouter:
«C'est notre humanité qui nous lie, pas l'histoire entre la France et l'Algérie.» La salle applaudit.
L'indépendance de l'Algérie dont on célèbre sur tous les bâtiments publics le cinquantenaire (écoles, mairies, postes, façades d'immeubles) fait partie intégrante de la mémoire collective.
C'est une histoire ancienne pour un grand nombre d'étudiants qui ne l'ont pas vécu.
«Les professeurs nous ont enseigné l'histoire coloniale, parfois dans une autre version qu'à la maison, racontent-t-ils. Chacun a sa version, selon son vécu. Nous, les jeunes, sommes depuis longtemps passés à autre chose».
Mais, pour les anciens ou pour ces grands-parents français venus les visiter, le passé pèse toujours avec ses ombres. Des souvenirs douloureux sont intacts dans les différentes mémoires, parfois emprunts de culpabilité:
«Appelé, je n'ai jamais tiré, même si on me l'a ordonné», raconte Michel, en montrant des photographies noir et blanc des années 1960.
Corniche Alger, septembre 2012. © septembre 2012
Embringués dans la guerre, ces jeunes Français d'alors n'avaient rien demandé. Sur l'estrade, Hacen rappelle que l'Algérie est encore «trop dans la sacralité de cette période, cinquante ans après».
La création artistique après le traumatisme
Mais la guerre, quelle guerre? Au cours de la traversée des wilayas d'ouest en est, nombre de jeunes ont plutôt parlé du traumatisme de la décennie noire (conflit qui opposa le gouvernement et divers groupes islamistes armés, 1992-2002). Cette guerre civile qui vit chacun être l'ennemi de tous et terrorisa le pays.
Croisé à Batna, un jeune soignant de l'équipe de foot de l'USMA, un club de la capitale algérienne dont les supporters chantent aussi la gloire de l’AC Milan, raconte:
«C'était l'horreur. On ne peut l'imaginer si on ne l'a pas vécu. On se terrait chez nous et à 17 heures les rues étaient désertes, comme pour un couvre-feu. On avait une peur bleue pour nos enfants.»
Et ces 200.000 morts ou disparus pendant cette période du terrorisme, les voyageurs français n'en avaient pas toujours conscience. C’est pourtant une évidence: le traumatisme de la guerre civile pèse sur la jeunesse.
Malgré l’existence d’une presse écrite indépendante, l'expression sous toutes ces formes reste timide. Du 1er au 6 novembre 2012, a ainsi lieu la première édition des Journées internationales du court métrage et du film documentaire de Mostaganem (ville portuaire située au nord-ouest de l'Algérie, à 363 km d'Alger), avec 40 œuvres au programme.
Mais la création cinématographique est à la peine pour ne pas dire en déroute. Karim, 36 ans, responsable du cinéma à l'Institut français d'Alger, défend le cinéma algérien mais déplore qu'il n'existe plus qu'une trentaine de salles de cinéma ouvertes dans tout le pays. A Tizi Ouzou (100 km à l'est d'Alger) par exemple, il n'y a plus de cinéma.
L’édition est quant à elle est plus dynamique comme le montre l’affluence record pour le Salon du livre d’Alger (SILA). Essais, documents, livres traduits ou importés, l’offre est réelle y compris en littérature.
Mais, comme souvent, la nature de cette dernière est un indice du mal-être des Algériens.
«Notre littérature est souvent une littérature d'exportation. De ce fait, les auteurs algériens écrivent pour un public occidental. Nous vivons aussi dans la haine de nous-mêmes sans pouvoir nous en débarrasser dans les textes. Cela doit évoluer», témoigne le journaliste Akram Belkaïd.
Une beauté à couper le souffle
Enchaînant les visites, le groupe de Français est allé de surprises en surprises. Chacun a constaté combien la nature possède une immense valeur environnementale et patrimoniale.
Des prodiges architecturaux de la Casbah d'Alger aux arbres centenaires du Jardin d'Essai. Partout, la découverte de nouveaux lieux faisait naître l'émerveillement.
Des vestiges romains de Tipasa, Tiddis, Timgad ou Djemila, aucun ne s'inscrit dans un modèle unique. Et puis, beaucoup de sites sont classés au patrimoine mondial de l'humanité.
Par exemple, la région montagneuse des Aurès font cohabiter à 30 km de distance le cèdre et le palmier! Lors d'un arrêt photographique en bord de route, à la porte du désert, le propriétaire d'une palmeraie de 600 arbres, voyant tous ces Français regarder, a improvisé une visite pédagogique.
L'accueil et l'hospitalité… Ce pays des chaouis (Berbères) regorge de multiples dechras, (des habitats en terrasse) et jardins irrigués et étagés. Dans un mirage, on pouvait y rêver une scène de vie d'un tableau de Dinet. Dans cet environnement d'une beauté à couper le souffle, les balcons du Rhoufi ne pouvaient laisser qu'un souvenir gravé pour l'éternité.
L'hospitalité et les préventions
Chaïma, Jebril, Mohamed, Djawad, Brahim, Hasni, Abdelhak… ont été les aiguilleurs bienveillants du périple de ces cent français. De ces regards croisés lors d'une pause déjeuner, de ces mots échangés lors d'une rencontre culturelle, il restera un lien vrai.
Pour tous ces touristes de passage, les préjugés sur ce pays et les rumeurs sont tombés. C'est la confiance qui a gagné malgré le spectre du terrorisme, du fondamentalisme et des enlèvements qui entretiennent cette peur.
«Les sociétés occidentales s'enferment dans des certitudes», affirme Jean-Claude Voisin le nouveau directeur de l'Institut français d'Alger.
Au contact de la réalité, force était de comprendre des clichés négatifs et des préventions qui n’ont plus lieu d’être. Que de mises en garde ces touristes ont-ils entendues avant de partir! Inquiétés par l'entourage voire persécutés par les recommandations, certains n'avaient jamais autant rangé leurs classeurs administratifs avant de quitter la maison, afin de laisser un patrimoine bien en place derrière eux, au cas où…
D'autres avaient l'obligation de donner des nouvelles à leur famille, à une heure précise, pendant leur séjour.
Paroles unanimement prononcées par l’entourage:
«S'il t'arrive quelque chose, tu l'auras cherché»; «Tu as fait ton testament au moins?»; «Maman, papa, sachez que s'il vous arrive quelque chose, je vous aime».
Une touriste du groupe a même rapporté s'être fait teindre ses cheveux blonds en châtain doré avant de partir parce qu’on l’avait persuadée que les Algériens s’en prenaient aux blondes! C'est dire la paranoïa qu'inspirait l'Algérie.
Cette peur dissimulée ou à peine perceptible chez certains a très vite disparu une fois sur place face à une réalité différente. En quelques heures, la moindre arrière-pensée a été balayée face à un accueil bienveillant, presque familier tant l'histoire est mêlée.
Franck Frégosi, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) estime qu'en France «l'intégration des immigrés maghrébins est chose faite mais qu'une partie de la société française ne le sait pas encore et est en retard sur la réalité».
Pour certains esprits, le racisme ordinaire n'est pas balayé. D’où l’importance du voyage. Ce voyage qui ouvre des portes et chasse les incompréhensions.
Algérien et grande figure de l’église d’Algérie, Mgr Pierre Claverie —mort dans un attentat à Oran en 1996— a été cité par le grand reporter Jean-Claude Guillebeaud, un des témoins accompagnateurs du voyage:
«Le vrai dialogue est possible à partir du moment où on est convaincu que l'autre est porteur d'une vérité qui nous manque.»
L’humour dissipe les contrariétés
Etre touriste en Algérie est un privilège, une rareté. En chiffres, les Français sont les premiers touristes occidentaux à sillonner ce pays. Et les guides ou voyagistes locaux les réclament et rêvent du retour des belles années touristiques de 1970.
«On sent qu'il y a du cœur chez les Algériens qui accueillent, explique Tayeb, un des organisateurs du voyage. Seulement les infrastructures mériteraient d'être rénovées.»
Bien sûr, tout ne fut pas paradisiaque. Le triste état des villes et des campagnes algériennes a provoqué beaucoup de questions et de regrets. Ainsi, les visiteurs n'ont pas compris pourquoi le sac plastique était roi le long des routes et dans les champs.
«Il suffirait d'une campagne de propreté et de bonnes volontés pour tout ramasser. Ça abime le sol et gâche le paysage.»
Et puis, il y avait aussi, conséquence des années noires, la présence des forces de sécurité. Il faut dire que pour exister et conserver leur licence, les voyagistes sur place n'ont pas droit à l'erreur et vivent avec la hantise d’un incident.
Un pays de contrastes et de paradoxes
Algérie, terre de paradoxes... Les routes neuves sont chargées et la croissance du marché automobile est exponentielle. La hausse des ventes de véhicules neufs atteint plus de 40% au premier semestre 2012. Le pays s’équipe, s’ouvre.
Sur la route récemment construite, en arrivant à Tipasa (ville côtière, à 50 km à l'ouest d'Alger), une affiche signalétique indique «Même route, même rêve!» en arabe, en français et… en chinois, mondialisation oblige.
Mais, dans un pays où le chômage touche jusqu’à 40% des jeunes, nombre d’entre eux ne rêvent que de travailler pour la Sonatrach, l’acteur majeur de l'industrie pétrolière. Un site économique parle de «17 milliards de dollars d'excédent commercial énergétique sur les huit premiers mois de 2012», tandis qu'à Alger, paradoxalement, une petite annonce scotchée sur le mur des arcades où il est écrit «loue diplôme de coiffure» ou encore «maçon cherche travail».
Partages spirituels et avant tout fraternels
Enfin, le voyage était aussi l'occasion de tisser des liens interreligieux. Deux rencontres furent marquantes, celle du prêtre du monastère de Tibhirine et celle de l'imam de Constantine.
«Qui a, un jour, invité un musulman ou une famille musulmane à sa table? Où est la convivialité?, a sermonné le père Jean-Marie Lassausse, lors d'une messe chrétienne au monastère de Tibhirine. La foi est dans la vie, pas à côté. C'est une manière de vivre, croyant ou pas.»
Quelques jours après, lors de ce pèlerinage en terre musulmane, l'imam de la somptueuse mosquée Emir Abdelkader à Constantine, invite le groupe de Français, nombre d’entre eux étant croyants et pratiquants, à dialoguer sur l'islam.
Posément et avec un grand esprit d'ouverture, il a répondu longuement à plusieurs questions, parfois insistantes. L'islam d'ouverture, l'islam des Lumières existe déjà mais peine à se faire connaître.
Dernière étape, à la sortie de Biskra, un panneau indique en arabe et en français:
«Ta famille t'attend.»
Prévention routière ou simplement joli adieu? En tous les cas, beaucoup, parmi les cent voyageurs, ont été séduits par l'Algérie et veulent revenir avec leur famille. «On a le pessimisme de raison et l'optimisme de volonté», leur a dit un jeune avec détermination.
Entre l'Algérie et la France, les peuples n'ont pas attendu les élus pour se réconcilier. Restent en souvenir cette image gracieuse d'une femme âgée remontant les ruelles de la Casbah ou encore cette photo d'un «ancien roumi» au centre d'un groupe d'étudiants devant le mémorial Dechrat Ouled Moussa. Il reste de nouveaux liens à inventer entre un pays âgé et un pays plein de force et d'espérance.
Pascale Conte (cet article a d'abord été publié dans Le Quotidien d'Oran)
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