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Journalistes tunisiens en grève, Tunis, 17 octobre 2012. © REUTERS/Zoubeir Souissi
Journalistes tunisiens en grève, Tunis, 17 octobre 2012. © REUTERS/Zoubeir Souissi

Face au pouvoir, les journalistes tunisiens se veulent combatifs

Les journalistes, appelés à une grève générale, racontent comment ils s'organisent depuis plusieurs mois pour tenir face aux pressions du pouvoir islamiste en Tunisie.

Chacun a fait à sa façon. Sur la petite chaîne satellitaire el-Hiwar, le journal a été présenté par une voix off, tandis qu'à l'image s'affichait symboliquement la chaise vide du plateau.

Idem à la télé nationale, où le JT de 20h devait se cantonner aux gros titres, sans présentateur.

Radio 6 (première radio libre en Tunisie) a diffusé de la musique classique, «parce que les gens n'aiment pas ça», sourit Salah Fourti, l'un des fondateurs de cette station associative.

L'agence de presse TAP a remplacé l'encart publicitaire de sa page d'accueil par le logo de la grève, et diffusé les revendications en treize points des journalistes.

Presque tous les médias ont parlé de la grève, rien que de la grève appelée ce mercredi 17 octobre par le Syndicat national des journalistes tunisiens.

C'est «la première depuis l'indépendance», souligne Aymen Rezgui, du bureau du SNJT.

«C'est un message fort. Aujourd'hui, on a montré que nous étions unis», se félicite le jeune journaliste, assis au balcon du siège du SNJT.

En contrebas, plusieurs centaines de personnes rassemblées crient des slogans:

«Presse libre, journalistes indépendants.»

La grève est le point d'orgue d'un bras de fer qui dure depuis l'arrivée au pouvoir des islamistes.

Les relations se sont envenimées au fil des nominations sans concertation dans les médias publics, des poursuites engagées contre des journalistes, des déclarations tonitruantes des responsables d'Ennahda contre les médias.

Ceux-ci, pour une bonne part farouchement opposés aux islamistes, les accusent de chercher à les mettre au pas. Ils n'entendent plus se laisser faire et tentent de s'organiser.

Depuis un an, ils ont «tout essayé, dit Aymen Rezgui. On a négocié avec le gouvernement, porté le brassard rouge, fait des sit-in. La grève générale est une tactique pour nous permettre de retourner aux négociations, plus forts.»

D'autant qu'avec 1.400 adhérents, le syndicat est plus solide que sous Ben Ali.

«Avant, il ne pouvait pas défendre la profession, parce qu'il défendait sa propre survie.»

Les autorités avaient organisé en 2009 un putsch au sein de l'organisation, pour en prendre le contrôle.

Le SNJT a dressé une liste de treize revendications. Le numéro quatre demande de «revenir sur les nominations parachutées à la tête des entreprises de presse publiques, celles placées sous gestion judiciaire et Dar Assabah».

Bras de fer et guerre de clans

Voilà 50 jours que ces derniers tiennent le bras de fer avec le gouvernement, depuis que celui-ci a nommé un nouveau directeur, Lotfi Touati, très contesté. Une grève de la faim a été entamée.

Dans les médias publics, minés par des guerres de clans, la solidarité est plus difficile à organiser.  

«Il y a des gens qui sont impliqués avec l'ancien régime et qui font profil bas face au nouveau pouvoir», explique une journaliste de la radio nationale.

Là-bas, le comité de rédaction mis en place après la révolution n'a pas tenu le coup, depuis le parachutage d'un nouveau PDG, en avril.

La grille a subi d'importantes modifications, plusieurs journalistes ont été évincés, mais «les anciens réflexes reviennent et les intérêts personnels prennent le pas», dénonce la jeune femme, elle-même mutée d'un programme d'information vers une émission culturelle.

«C'est comme avant. Tu peux bosser, mais pas à des postes importants.»

La journaliste se réjouit toutefois de la mobilisation pour la grève.

Pourtant, «on a été appelés au téléphone un par un, pour nous dire qu'on n'était pas concernés, en tant qu'animateurs d'émission. Ils comptaient sur la division et l'intimidation, c'est raté».

Brièvement chroniqueur à la télé nationale, Haythem el Mekki en a été écarté par le nouveau directeur, muté à son tour quelques mois plus tard.

Le blogueur s'est rabattu sur son champ de prédilection: Internet. Il produit un édito satirique de 30mn, intitulé «Mele5er» («Bref», en français) et diffusé sur Youtube.

Haythem el Mekki espère vendre l'émission à des télés. Objet de violentes campagnes de lynchage sur Facebook, il réplique en «mettant en évidence les liens entre Ennahda et les membres de cette cyberguerre».

A la TAP, l'agence de presse tunisienne, «ce sont désormais les journalistes qui décident», explique l'une d'entre elles.

Elle reconnaît des «dépassements, parfois, par rapport aux critères d'une bonne dépêche. Mais on essaie de rompre avec les pratiques de l'ancien régime».

Un comité de rédaction a été élu «pour faire participer les journalistes aux choix, que cela devienne une tradition».

L'agence essaie aussi de trouver d'autres sources de financement, pour être moins dépendante de l'argent public. Un service «régions» a été lancé, pour mieux couvrir l'information locale.

Ennhada la met en veilleuse

L'actualité «des petits patelins», c'est aussi le combat du syndicat des radios libres.

«On essaie de développer un réseau. Plus il y en aura, plus ça sera difficile pour les autorités de s'attaquer à l'une d'entre elles», explique Salah Fourti, son secrétaire général.

Alors que la loi tunisienne exige d'obtenir une autorisation coûteuse pour diffuser, le syndicat considère que «la liberté d'expression radiophonique passe par la liberté d'émettre par ses propres moyens».

Une idéologie qu'il tente d'appliquer sur le terrain en soutenant des radios locales dans cette démarche. Radio 6, que Salah Fourti a cofondé dès 2007, émet d'ailleurs depuis une terrasse de Tunis, en bon pirate.

Le combat des journalistes, appuyé par plusieurs ONG telles que Reporters sans frontières ou la Fédération internationale des journalistes, porte ses fruits: les dirigeants d'Ennahda ont cessé de brocarder les médias, ces dernières semaines.

Lotfi Zitoun, conseiller politique du Premier ministre et auteur de moult déclarations tonitruantes à l'encontre des journalistes, a disparu de la scène médiatique.

Le 17 octobre au soir, le gouvernement a annoncé l'activation des décrets-lois 115 et 166, revendication phare du SNJT. Le premier abroge notamment les peines de prison pour les délits de presse.

Le second crée un cadre de concertation pour les nominations, ainsi qu'une haute instance pour gérer l'audiovisuel, attribuer de nouvelles licences.

Conçus et adoptés sous le premier gouvernement post-révolution, ils ont été ignorés après les élections. Le gouvernement n'a jamais fait paraître les décrets d'application, créant un vide juridique propice aux décisions arbitraires.
 
Elodie Auffray

 

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