mis à jour le

Vous souvenez-vous de la Tunisie d'avant Ghannouchi?
L'écrivain tunisien Taoufik Ben Brik se remémore avec nostalgie la Tunisie d'antan. Une terre festive et lieu de toutes les créations artistiques.
Mise à jour du 19 octobre 2012: Si les salafistes tunisiens sont "diabolisés", ils seront au pouvoir" dans "dix ou quinze ans", estime le chef du parti islamiste au pouvoir Ennahda, Rached Ghannouchi, dans un entretien au Monde publié le 19 octobre.
"Il faut éviter le discours de l'ennemi de l'intérieur", estime M. Ghannouchi, très critiqué après la diffusion sur internet d'une vidéo où il tient des propos conciliants à des jeunes salafistes.
****
Jusqu’à la première decennie de ce siècle, le siècle des siècles, les caïds étaient légion à Tunis.
Ali Chewereb, Kamel M’bassia, Oueld Hnifa, Chennoufi… Ils régnaient sur des quartiers populaires. Halfaouine , Bab Souika , Bab Jedid… Ils mettaient une certaine agitation dans notre ville. Chicago n’était jamais très loin.
Paraître était un devoir. Le Tunisois, même pauvre pouvait tout perdre à une table, sauf sa gaîté. Il tirait sur la corde en pensant:
«Demain, Allah le débrouille…»
C’était l’époque où on avait parfois rayé le diable de la carte du ciel, mais où on croyait encore au dieu. Salah Garmadi, le plus Tunisois des écrivains écrivait:
«Le garçon se met à ranger les chaises de la terrasse, aperçoit de nouveau le mendiant et lui fait:
— Tu es encore là, toi! Arrête ton éternel “pour l’amour d’Allah!”. Qu’est-ce que tu veux encore? Que je te donne ma tête à bouffer ou quoi? Je n’ai plus rien à t’offrir, mon vieux, sauf peut-être ce fond de verre de vin.
— Oui, donnez–le-moi, pour l’amour d’Allah!
— Comment! Le vin aussi, c’est pour l’amour d’Allah!?
— Vous allez le jeter, non? Alors, tant qu’à faire, il vaut mieux le jeter dans la bouche plutôt que par terre, vous ne trouvez pas?
Le mendiant arrache le verre de la main de l’hilare garçon, en ingurgite le contenu rosé et se pourlèche les lèvres!
— C’est bon! C’est très bon! Merci Allah.»
A l’époque le Tunisois faisait le siège des femmes et portait un fauve pour faire la java. Il ne pensait qu’à mettre un animal dans les draps de ses conquêtes.
Jouer à «la brute» avec des gamines de bonne famille ne l’empêchait pas d’être un bon père. Il était capable de traverser quatre pays, pour faire «manger sa marmaille.»
Dolce vita tunisienne
Un excès de vie s’abritait dans le ventre de ces citadins voraces, capables à eux seuls de faire flamber toute la ville. Partout Tunis s’amusait. La Marsa, Sidi Bou Saïd, l’Ariana, Jebel Lahmar…
Errboukh, la Zerda, l’archifiesta durait trois jours et trois nuits. Le baroud tonnait pour annoncer l’apothéose des réjouissances. La place se remplissait de convives, ils se déversaient en poussant des cris de joie et en dansant le Fazani Mertah.
C’était quand la dernière Zarda à Tunis? Le califat de Zaballa (surnom de Ghannouchi) a servi de clap de fin à des années d’insouciance, de dolce vita . Eh! oui… même sous Zaba (surnom de Ben Ali), ça rigolait. La saveur des choses, paraît-il, n’est plus la même.
Tunis avait tenu son rang au grand concert du plaisir. Le ciel faisait à la ville un habit de lumière. Elle avait glissé deux cartes maîtresses dans sa manche azur. Sur la première, quatre couronnes: Carthage, Rome, Bagdad, Paris.
Cet atout écartait Tunis de la province pour longtemps. Les racines de la ville s’abreuvaient au meilleur sang. Sur la seconde, la reine, mer méditerranée. Les longs plis de sa robe formaient autour de la ville un cercle bleu et immobile. A l’intérieur de ce cercle, le temps semblait passer moins vite. Il fallait plus de cent ans pour épuiser un siècle.
Tunis joue les prolongations, la lenteur. Elle se farde, se repoudre, se redore, elle s’étire au soleil. Elle déguste à petites gorgées la fin d’une époque. Dans une maison près du port de plaisance de Sidi Bou Saïd, de gros bébés échangent quelques propos au fond de leurs berceaux.
Ils rêvent à haute voix de Ghannouchi Baba et ses quatre-vingts voleurs (lire ministres, conseillers et secrétaires d’Etat): leur babil inventera des noms étranges. Salafi, Jihad, Tunistan, Nahdha. La guigne marche sous les voûtes de son sésame. Tous les tonneaux sont vides. On réussit pourtant à tirer une dernière bouteille de vin. Sur l’étiquette, il est écrit: autrefois.
La dernière fiesta de Tunis fut un enterrement: le 14 janvier 2011. Personne ne s’y trompa. Le jour qui se leva sur le dernier locataire du palais de Carthage, Zaba, eut les couleurs d’un suaire. Il n’éclaira que des visages de cire. Il n’y eut pas de temps à perdre. Tunis se décomposa. Il fallut l’enterrer au cimetière El Jallaz.
Tunis se tasse sous un soleil africain, venu après le sirocco de la nuit. La lumière détaille son abandon.
Après le faste, la gloire...le déclin
Allongée dans sa tombe de lumière, Tunis se fane. Elle a la beauté des jeunes veuves ou des femmes abandonnées.
Les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Normands l’ont autrefois couverte d’or et de céramique. Ils ont accroché sur son buste des palais et des colisées.
La ronde infinie des soupirants semble pourtant ne jamais devoir finir. Flaubert se jette à ses pieds avec sa prose.
Pour elle, Mahmoud Darwiche a oublié sa Palestine. Cette croqueuse de talents est loin d’être une sainte nitouche et elle s’affiche encore avec des puissants personnages en djellaba sombre et se roule sans pudeur dans leur lit. Elle a connu l’argent, la force, l’esprit, la canaille. Mais la mauvaise affaire de sa très longue vie, elle l’a connue avec un vieux barbu aux dents de loup.
Le barbu éclipsa tous les autres. Il périmait les plus modernes, déclassait les plus élégants, condamnait ses successeurs à n’être que des ayants droit.
Gannouchi rêve de mutiler l’organe le plus précieux des tunisois: la langue. Son rêve: Plus de cris, ni de chuchotements, juste des grognements de muets. L’âme de Tunis sera brisée sur un récif d’acier. Il n’y aura plus de théâtre, plus de poésie, plus de roman, plus de musique, plus de danse. Un nulle part au sud.
«S’opposer à Ennahdha, c’est s’opposer à Allah»
Gannouchi, cette infirmière en chef de ce Vol au-dessus d’un nid de coucou ne pouvant supporter l’existence d’un MacMurphy qui rit, qui pleure, qui gesticule, qui baise et s’enivre. Il veut son asile peuplé d’êtres privés de sentiments, lobotomisés, des légumes dans son mausolée.
Son chef- d’œuvre, ubuesque, dantesque, restera sans doute sa menace:
«S’opposer à Ennahdha, c’est s’opposer à Allah.»
Que deviendra Ouled Ahmed, le poète du vin et de l’amour? Il n’écrira plus.
Mais qui écrira encore à Tunis sous Zaballa? Se balader du côté des bars, des cafés tels que l’Univers, le Florence, la Rotonde, le Kilt, c’est entrer dans le monde des ex.
Ex-journalistes, ex-écrivains, ex-comédiens. Les anciens temples de la parole et de l’écriture, brûleront en fumée de pétard. Les survivants de ce Tunistan, vendront leur âme ou s’exileront dans d’autres langues.
Ce Tunistan doit tout à Zaballa. Il est son professeur et lui a appris à se déposséder de sa mémoire. Et c’e sera la fin de la fin, le coup de grâce. Seules des silhouettes immobiles animeront encore cet univers de cénotaphe.
Des femmes au sourire de marbre, des vierges à l’abdomen de carton, empaillées. La nature achèvera le travail du temps et tordra le cou à ces frêles beautés. Mais alors, dites-moi, que nous reste-t-il de ce Tunis disparu?
Quelque chose qui, assurément, est plus beau que la gloire de ces époques si vite enfouies, plus beau que la vie même: la prière de l’absent.
Taoufik Ben Brik
A lire aussi
Le mouchardage, sport national en Tunisie
Tunisie: Rached Ghannouchi tombe le masque
Tunisie: le revange féroce de l'Etat policier