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Tribune: Pourquoi le «bateau de l'avortement» n'a pas sa place au Maroc
Le navire des militants pour l'interruption volontaire de grossesse a été stoppé par les autorités marocaines. Une sage décision qui ne clôt pas le débat sur la légalisation de l'avortement, selon un analyste politique marocain.
Depuis quelques jours, la polémique enfle au Maroc autour de l’approche des côtes du pays d’un bateau européen médicalisé équipé pour effectuer des avortements.
Le navire, affrété par une ONG hollandaise dénommée Women on Waves —avec l’appui d’une association marocaine, le M.A.L.I— a été interdit d’accoster par la Marine marocaine, le 4 octobre.
Selon plusieurs observateurs, la route lui aurait été barrée à la suite de sa volonté manifeste de braver l’interdiction qui lui a été faite par le ministère marocain de la Santé de procéder à tout acte médical —incluant les avortements médicamenteux.
La veille, c’est à travers un communiqué laconique, qui rappelle les principes de santé publique et l’interdiction faite aux praticiens non-autorisés au Maroc d’exercer la médecine, que les autorités du pays ont souhaité en effet prévenir les risques de débordements autour de ce sujet extrêmement sensible.
Tolérer ou légaliser l’avortement?
Et les faits semblent confirmer que cette décision ait bien été prise au nom du principe de précaution, puisque près de 300 protestataires s’étaient massés aux abords du port de Smir où le bateau était attendu.
Car, au delà des problématiques de santé publique, il faut voir dans l’affaire de ce navire la cristallisation d’une question de société qui divise l’opinion: faut-il légaliser l’avortement au Maroc?
Disons le d’emblée, l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) est tolérée au Maroc même si elle est en théorie interdite par la loi, sauf si la vie de la mère est en jeu.
Ainsi, la plupart des IVG se pratiquent généralement chez des gynécologues, souvent dans des situations médicales satisfaisantes et avec des techniques modernes.
Cependant, cet acte est exclusivement pratiqué par le secteur privé et il reste cher et urbain, ce qui pose le problème de son accès pour les femmes qui ne disposent ni des moyens financiers ni de praticiens à proximité.
Ces dernières ont donc recours aux «techniciens» traditionnels de l’avortement clandestin, avec tous les risques que cela comporte.
Selon les estimations avancées par les associations qui ont organisé la venue du bateau, près de 600 femmes pratiqueraient un IVG chaque jour au Maroc et 80 d’entre elles mourraient des suites d’un avortement clandestin chaque année.
Un consensus rare et emblématique
Curieusement, bien que l’on soit en terre d’islam, ce sont des associations chrétiennes qui contestent avec virulence ces chiffres, estimant qu’ils auraient été gonflés artificiellement, car les ratios ne correspondraient pas aux moyennes constatées ailleurs.
Difficile néanmoins, en l’absence de statistiques officielles, de cerner la réalité d’une pratique qui reste empreinte de secret, souvent effectuée par de jeunes femmes submergées par la honte et la peur du regard posé sur elles par une société malheureusement prompte au jugement.
Les partisans de la légalisation de l’IVG —dont plusieurs gynécologues réputés— avaient pourtant cru qu’une avancée en direction d’une solution «aménagée» aurait été possible à la suite du combat mené par l’ancienne ministre de la Famille, Nouzha Skalli.
Cette dernière avait évoqué, il y a tout juste une année, la possibilité d’avoir recours à l’avortement «dans des cas extrêmes», ouvrant ainsi probablement la voie à sa légalisation de fait.
Or, l’avortement fait partie de ces sujets sur lesquels un consensus rare dans le monde arabe et emblématique du Maroc s’est construit au fil des années. L’acte est en pratique «toléré», mais il est interdit par la loi, tout comme la consommation d’alcool ou la pratique des jeux de hasard par des Marocains musulmans.
Les islamistes veulent clore le débat
Cependant, avec l’arrivée d’un gouvernement islamiste, après les élections de novembre 2011, les observateurs notent une tendance à remettre en cause cet équilibre.
Ainsi, en six mois, les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) ont tenté à deux reprises au moins de restreindre le champ des libertés au Maroc.
En début d’année, c’est à travers une reprise en main réglementaire que le PJD a essayé de contrôler le champ audiovisuel en y réduisant la place du français et en tentant d’interdire la publicité pour les loteries nationales.
Juste avant l’été et le mois de ramadan, c’était au groupe parlementaire du PJD de déposer une proposition de loi —qui n’a eu qu’un écho médiocre— visant à interdire toute forme de publicité pour l'alcool.
Dans un pays à forte vocation touristique tel que le Maroc, ceci a inquiété les professionnels qui sont immédiatement montés au créneau.
Leur inquiétude était d’autant plus fondée que cette tentative de légiférer est survenue peu de temps après que le ministre de la Justice, Mustapha Ramid, ait fustigé les touristes qui se rendent à Marrakech, les accusant de s’y adonner au tourisme sexuel.
Une certaine idée du Maroc
Disons le clairement, la décision d’empêcher le navire des «faiseuses d’ange» d’accoster au Maroc est sage, car elle a probablement empêché un affrontement entres différentes sensibilités qui aurait pu dégénérer.
Cependant, cette décision ne doit pas pour autant signifier que le débat sur l’IVG soit clos ni qu’il faille oublier la nécessaire défense du champ des libertés par tous ceux qui souhaitent que le modèle marocain ne soit pas dévoyé.
A trop vouloir distribuer les interdictions —après tout, cela ne coûte rien et est plus simple à faire que de remettre en route l’économie— le gouvernement islamiste devra prendre garde à ne pas altérer «une certaine idée du Maroc», empreinte de tolérance, qui fait l’âme et la spécificité de ce pays.
Abdelmalek Alaoui, analyste politique
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