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Photo non datée du Joola sur le port de Dakar © AFP
Photo non datée du Joola sur le port de Dakar © AFP

Sénégal: le drame du Joola et la culture de l'impunité

Le dixième anniversaire du naufrage du Joola, le Titanic sénégalais, rappelle qu'il est plus qu'urgent de s'attaquer aux racines de la catastrophe qui a endeuillé le Sénégal: laxisme, corruption et règne de l'impunité.

Mise à jour du 20 novembre 2012: Un Collectif de victimes au Sénégal du naufrage du ferry sénégalais Le Joola, qui a fait près de 1.900 morts en 2002, a salué comme "une bonne nouvelle" le rejet mardi par la Cour de cassation française des recours de six responsables sénégalais contestant l'enquête ouverte en France.

"C'est une bonne nouvelle. Nous soutenons toute action de justice visant à faire la lumière (sur le naufrage) et déterminer les responsabilités", a affirmé à l'AFP Nassardine Aïdara, coordonnateur du "Comité d'initiative pour l'érection d'un mémorial-musée Le Joola".

Ce Comité regroupe quatre associations de familles des victimes sénégalaises et françaises, mais aussi d'autres organisations de la société civile et des "bonnes volontés".

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Dix ans déjà que le Joola a fait naufrage au large du Sénégal. Un drame qui a fait plus de 2.000 morts, le 26 septembre 2012. Davantage de victimes que le Titanic.

Bien sûr, le drame du Joola a été bien moins médiatisé dans le monde occidental, où l’Afrique est fréquemment perçue comme la terre des catastrophes récurrentes. Pourtant, dix ans après, cette catastrophe reste dans bien des mémoires.

Le Sénégal demeure un symbole fort: le pays d’Afrique francophone où la démocratie est la mieux ancrée. Un pays qui fait bien souvent figure de modèle: celui où François Hollande effectuera le 12 octobre prochain sa première visite officielle en Afrique, avant de gagner Kinshasa et le sommet de la Francophonie.

A Dakar, qui ne connaît pas une victime du Joola ou le parent d’une victime du Joola? La plupart des victimes de ce drame étaient d’origine casamançaise. Elles revenaient à la capitale, après un séjour estival sur leur terre d’origine.

Le Joola ralliait chaque semaine Ziguinchor, la capitale de la Casamance à Dakar. Au lendemain du drame, le Sénégal était sous le choc, face à l’ampleur sans précédent de la catastrophe.

Je ne peux sortir de ma mémoire le visage d’un instituteur de Diacksao, une banlieue populaire dakaroise. Un homme d’origine casamançaise. Resté extrêmement stoïque dans sa douleur. Il évoquait d’une voix égale le destin de ses deux jeunes fils, décédés dans le naufrage. Originaires de l’île de Carabane, située sur le chemin de la capitale sénégalaise, ils devaient revenir à Dakar pour la rentrée scolaire.

«Ils ont accosté le Joola à bord d’une pirogue. Les militaires leur ont dit de repartir parce que le Joola était trop chargé. Et puis, ils ont eu pitié d’eux. Ils leur ont fait signe de revenir», m’a-t-il expliqué, dans les locaux de l’école où il officiait.

Le Joola était conçu pour accueillir un maximum de 500 passagers. Il en transportait quatre fois plus. Le contrôle des passagers était effectué par des militaires sénégalais. J’ai demandé à ce père en deuil s’il n’en voulait pas à ces hommes qui avaient «condamné ses fils à la mort».

Il m’a répondu:

«Pas du tout. Je savais que mes fils n’allaient pas vivre longtemps, ils étaient trop doués, ils allaient avoir des problèmes graves.»

Ces déclarations m’ont troublé. Même si un autre habitant de Diacksao, enseignant lui aussi, a trouvé ces propos logiques.

«Ici, on ne s’étonne pas que l’enfant trop doué disparaisse brusquement. Il y a aura toujours quelqu’un pour lui jeter un mauvais sort. Pour couper la tête qui dépasse.»

J’ai aussi passé de longues heures avec Mariama Diouf. Seule femme rescapée du naufrage, Mariama Diouf était alors enceinte. Fille de pêcheurs, elle a réussi à nager dans les eaux froides de l’Atlantique jusqu’à l’arrivée des secours, plusieurs heures après le drame. Son enfant avait été rebaptisé «bébé Joola» par les médias sénégalais, trop heureux de médiatiser ce petit îlot de bonheur au milieu de cet océan de détresse.

Habitée par le sentiment d’être une miraculée, Mariama Diouf, comme les autres survivants, s’étonnait aussi du rôle ou plutôt de l’absence de rôle joué par les autorités sénégalaises.

L'inertie des autorités

Dès que le Joola a commencé à chavirer, les passagers ont réussi à alerter leurs parents grâce à leurs téléphones portables. Des témoignages poignants ont été publiés dans la presse: ceux de tous ces passagers qui disaient ainsi adieu à leur famille, tous ces hommes, femmes et enfants qui mouraient en direct.

«Pourtant malgré les téléphones portables, il a fallu attendre que l’ambassade de France contacte les autorités sénégalaises pour que la marine nationale vienne au secours des naufragés. Plusieurs heures précieuses ont été perdues», explique un diplomate français.

Les premiers secours ont été portés par des pêcheurs: ils ont réussi à sauver soixante-dix passagers.

Comment expliquer la lenteur des autorités sénégalaises? Une réaction plus rapide n’aurait-elle pas permis de sauver davantage de vies?

Aujourd’hui encore, ces questions demeurent sans réponse. Aucun des responsables n’a été jugé. Aucune condamnation n’a été prononcée. Les familles des vingt-deux Français décédés dans le naufrage demandent toujours des comptes à la justice. Tout comme celles des Sénégalais.

Autre question sans réponse. Aujourd’hui un tel drame pourrait-il se produire? Après le naufrage, pendant des semaines, les médias sénégalais ont multiplié les éditoriaux vibrants sur le thème du «plus jamais ça».

Mais concrètement, quelles mesures ont été prises? Certes, le remplaçant du Joola paraît de prime abord moins chargé. Je l’ai emprunté à plusieurs reprises sans me sentir en danger. L’arrivée à Ziguinchor, saluée par les dauphins qui sautent autour du ferry, reste un moment de pur bonheur pour les enfants.

Corruption, quand tu nous tiens

Pourtant dix ans après, les transports en commun restent toujours aussi dangereux au Sénégal. Les «cars rapides» sont toujours aussi surchargés. Combien de policiers ferment les yeux sur le mauvais état des véhicules, dès lors qu’un billet est glissé discrètement dans leurs mains?

Difficile d’emprunter la route sans croiser la carcasse d’un car rapide renversé sur le bas-côté. Un drame de grande ampleur peut se reproduire demain. Un tragique fait divers a provoqué des dizaines de morts en 2010. Deux cars de la même compagnie se sont percutés. Le patron de la compagnie avait promis une prime au chauffeur qui arriverait le… premier. Sans préciser s’il devait arriver ou non en vie. Aucune sanction n’a été prise contre ce type d’incitation à développer des conduites à risque.

Autre question troublante: pourquoi les inondations continuent-elles à faire autant de morts à Dakar?

Le régime Wade a su trouver des dizaines de millions d’euros pour construire une statue de la Renaissance africaine. Mais l’argent pour construire des canalisations dignes de ce nom, où est-il passé?

Personne n’a rendu justice aux victimes du Joola. Cette culture de l’impunité se retrouve à tous les niveaux de la société. En douze ans de pouvoir, le président Abdoulaye Wade (qui a dirigé le Sénégal de 2000 à 2012) ne s’est guère illustré par sa capacité à responsabiliser les autorités et les populations.

Il n’a jamais donné l’exemple. Il n’a jamais fait juger les responsables du drame du Joola. Il a accordé l’amnistie aux assassins de maître Babacar Seye, le vice-président du conseil constitutionnel abattu en mai 1993, sans même qu’ils aient été jugés.

Abdoulaye Wade n'a rien fait

Wade avait promis de faire juger Hissène Habré, l’ex-dictateur tchadien qui coule des jours tranquilles à Dakar. Alors même qu’il est accusé par les organisations de défense des droits de l’homme d’avoir fait assassiner des milliers de ses compatriotes. 

Encore une promesse de justice que Wade n’a jamais honoré. Ce chef d’Etat qui avait déclaré publiquement «Si je l’ai dit je me dédis» (Ma Waxoon, Waxeet, en wolof) n’a jamais fait du respect de ses promesses une priorité.

Wade ne s’est guère illustré non plus dans la chasse aux dirigeants suspectés d’avoir détourné des fonds.

Macky Sall, son successeur élu le 25 mars 2012, a promis de mettre fin à l’impunité. Il a fait un premier pas dans ce sens, en faisant jeter en prison Béthio Thioune. Un marabout accusé d’avoir commandité le meurtre de deux de ses fidèles.

Mais il est vrai que Béthio Thioune était avant tout un chaud partisan d’Abdoulaye Wade. Ses disciples n’hésitaient pas à manier le gourdin pour faire entendre raison à ceux qui n’étaient pas assez sensibles au charme désuet des discours de Gorgui (le vieux, en wolof, surnom de l’ex-président sénégalais).

Pour montrer que l’impunité n’est plus de mise, il faudra que Macky Sall fasse juger des membres de l’ancien régime accusés de détournements de fonds.

Pour reprendre le vocabulaire, des jeunes «révoltés» du mouvement Y en a marre, Macky Sall devrait aider à l’émergence du NTS, le «nouveau type de Sénégalais». Celui qui reste insensible à la corruption.

Car «la corruption tue» aussi sûrement que le paludisme ou la guerre. Comment expliquer que plus de 2.000 passagers aient été autorisés à monter dans un bateau qui ne peut en contenir que 500? Comment comprendre que l’on se moque ainsi des lois de la gravité, si des pattes n’ont pas été graissées.

Oui la corruption a tué, là comme ailleurs. Macky Sall devra s’attaquer à l’impunité. Ainsi, l’on pourra enfin dire que les suppliciés du Joola peuvent reposer en paix au fond de l’océan.

Si les mentalités changent à cause de ce drame. Ainsi, l’on pourra considérer que ces 2.000 passagers ne sont pas tout à fait morts pour rien. Qu’ils ne sont pas morts en vain.

Pierre Cherruau

 

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Pierre Cherruau

Pierre Cherruau a publié de nombreux ouvrages, notamment Chien fantôme (Ed. Après la Lune), Nena Rastaquouère (Seuil), Togo or not Togo (Ed. Baleine), La Vacance du Petit Nicolas (Ed. Baleine) et Dakar Paris, L'Afrique à petite foulée (Ed. Calmann-Lévy).

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