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Des forces de l'ordre sécurisant la zone où un religieux musulman a été tué, Mombasa, 29 août 2012. © REUTERS/Thomas Mukoya
Des forces de l'ordre sécurisant la zone où un religieux musulman a été tué, Mombasa, 29 août 2012. © REUTERS/Thomas Mukoya

Kenya: qui se cache derrière les meurtres de Mombasa?

Sous le prétexte de la lutte contre le terrorisme, le gouvernement kényan aurait, peut-être, laissé faire les derniers événements meurtriers dans la ville côtière de Mombasa. Un calcul dangereux.

 Les prochaines échéances électorales kényanes de mars 2013 retiennent toute l’attention de la communauté internationale, désireuse d’éviter le genre d’abominables violences ethniques qui ont accompagné celles de 2007. Or d’autres choses, énormes, se préparent.

Depuis qu'il a envoyé des soldats en Somalie, en 2011, afin de combattre les shebabs dans le cadre de l'Amisom (la Mission de l'Union africaine en Somalie), le Kenya affronte une grave flambée d'enlèvements, d’attaques à la grenade et aux engins explosifs improvisés à Nairobi, Mombasa et dans le nord-est.

L’ambassade américaine à Nairobi, la capitale, a recensé 17 attaques, qui ont fait 48 morts et près de 200 blessés, entre janvier et juillet 2012.

Les cibles visées: commissariats, véhicules de police, discothèques et bars, églises, un rassemblement religieux, un petit centre commercial en ville et une gare routière.

Les attentats terroristes ne sont pas chose nouvelle au Kenya. En 1998, les Kényans ont essuyé le plus fort d’une attaque contre l’ambassade américaine à Nairobi, qui tua 212 personnes.

En 2002, une autre bombe fit 14 morts au Paradise Hotel, près de Mombasa. Le même jour, des missiles furent lancés contre un avion israélien quittant l’aéroport international Moi (du nom de l'ex-président Daniel Arap Moi) de Mombasa et manquèrent leur cible.

En réaction, les Etats-Unis ont fourni au Kenya une grande aide en matière de sécurité, afin d’étendre ses capacités et la portée de ses forces antiterroristes dans le pays et la région.

La malheureuse habitude du terrorisme

Le Kenya est l’un des pays recevant le plus d’aide antiterroriste au monde (Anti-Terrorism Assistance, ATA) des Etats-Unis (notamment 10 millions de dollars destinés à l’unité de police antiterroriste, en 2003), et a bénéficié de formations d’opérations spéciales estimées à plusieurs millions de dollars, ainsi que d’une aide du FBI pour ses enquêtes sur le terrorisme.

Le soutien apporté par les Américains est en phase avec sa volonté de ne marquer que d'une «empreinte légère» la région plutôt que d’envoyer des forces sur le terrain.

Mais en faisant cela, les Etats-Unis doivent s’assurer que leur aide en matière de sécurité est utilisée efficacement. Ce qui signifie que Washington doit faire des efforts considérables pour veiller à ce que cette assistance ne soutienne ni ne légitime les violations des droits humains par le Kenya.

Les forces de sécurité ont tendance à oublier que des réactions rapides et lourdes, comme les mauvais traitements infligés aux détenus, le refus de donner des garanties d’un procès équitable, les exécutions extrajudiciaires ou les extraditions illégales créent de l’instabilité en sapant l’Etat de droit et peuvent aggraver la situation plutôt que réduire la violence terroriste.

Et quand ces abus sont soutenus par une aide étrangère, il est normal que les donateurs soient en butte aux critiques pour avoir aidé et encouragé les violations des droits humains.

Cela nous amène aux événements du 27 août, jour où un religieux musulman, Aboud Rogo Mohammad, a été abattu par des inconnus à Mombasa, ville portuaire et centre touristique kényan.

Rogo était un personnage controversé, c’est le moins que l’on puisse dire. Les Etats-Unis et les Nations unies l’avaient placé sur la liste des terroristes (il est accusé d’avoir aidé au recrutement pour al Shabab), et à l’époque de sa mort il était également inculpé pour activités liées au terrorisme; il avait déjà été soupçonné d’avoir été impliqué dans un attentat contre un hôtel kényan en 2002 pour lequel il avait été acquitté.

Si ses agresseurs restent inconnus, beaucoup de musulmans soupçonnent le gouvernement kényan de l’avoir tué.

Le meurtre a eu lieu en plein jour: deux hommes armés dans un véhicule ont doublé Rogo —également dans une voiture avec six passagers, notamment sa femme, leur fille de 5 ans et son père— et l’ont criblé de balles.

Al-Amin Kimathi, activiste des droits de l’homme et président du Muslim Human Rights Forum  (Forum musulman pour les droits de l'homme) au Kenya, a médité sur plusieurs cas de disparition depuis avril 2012 —des hommes qui, comme Rogo, étaient soupçonnés d’être impliqués dans des activités liées au terrorisme.

L'appareil sécuritaire mis en cause

Les témoins de certaines disparitions ont confié à des associations de défense des droits de l'homme locales que les kidnappeurs avaient dit appartenir à la police.

Voici ce que Kimathi m'a expliqué:

«Quand on considère les présomptions, le schéma de déroulement des événements, le modus operandi et l’audace avec laquelle le meurtre a été perpétré, tout semble désigner la main de l’Etat

La volonté du Kenya de se débarrasser de personnages peu recommandables n’a rien de nouveau, ce qui rend l’appareil sécuritaire d’Etat facile à soupçonner.

En 2008, la Kenyan Human Rights Commission a étudié des centaines de cas d’exécutions extrajudiciaires et d’enlèvements, par les forces de sécurité, de personnes soupçonnées d’appartenir aux Mungiki, des gangs criminels qui terrorisaient les Kényans.

Des rapports datant de 2007 rendent compte de la remise illégale par le Kenya d’au moins 90 ressortissants somaliens à la Somalie puis à l’Ethiopie. Et l’unité de police antiterroriste kényane a illégalement détenu et transféré plusieurs de ses citoyens en Ouganda dans le sillage des attentats de 2010 à Kampala, qui ont fait 76 morts et plus de 70 blessés.

Les responsables kényans ont vigoureusement nié toute implication dans les derniers meurtres et disparitions en date. Mais que les escadrons de la mort de l’antiterrorisme kényan tuent et fassent disparaître les gens ou pas, la peur, la colère et l’angoisse à Mombasa, dues à l’échec du gouvernement à mettre un terme à ces crimes et à punir les responsables, sont palpables. Et après le meurtre de Rogo, elles ont fini par déborder.

Trois heures après l’enterrement de Rogo, les policiers étaient déjà dans la rue et la tension montait. Les manifestations rageuses ne tardèrent pas à se transformer en violentes émeutes.

Pendant le chaos, les émeutiers tuèrent un homme près d’une mosquée à Mombasa; le mardi 28 août et le lendemain, des grenades à main furent jetées sur la police, faisant au moins cinq morts et plusieurs blessés dans leurs rangs.

Les émeutiers mirent le feu à trois églises au moins et de nombreux pillages furent signalés à Mombasa. Les manifestants jetèrent des pierres sur la police anti-émeutes et les forces de sécurité répliquèrent avec des gaz lacrymogènes.

Les ONG de droits de l'homme plus que jamais mobilisés

Selon les rapports des médias et de groupes de la société civile, certains des manifestants étaient des supporters de Rogo; d’autres étaient des jeunes pauvres, au chômage et en colère contre leur gouvernement; d’autres encore profitèrent simplement du chaos général pour piller les magasins dans leur intérêt personnel.

«La mort de Rogo fut l’événement déclencheur des émeutes», expliqua Kimathi, qui condamne la violence avec vigueur. Mais il y a aussi eu des manifestations —qui n’ont pas été sanglantes en revanche— quand le corps de Samir Khan a été découvert

L’unité de police antiterroriste kényane avait arrêté Khan en 2010 pour détention d’armes et de nouveau en 2011 pour suspicion d’appartenance à al Shabaab. Puis, en avril 2012, à Mombasa, Khan fut arraché à un véhicule de transports en commun par des hommes non-identifiés et disparut.

Deux jours plus tard, son corps mutilé fut retrouvé sur le bas-côté d’une autoroute à 150 kilomètres de Mombasa.

«Il y a eu une accumulation d’événements qui a conduit aux émeutes, poursuivit Kimathi. Ce sont les disparitions et les meurtres qui les ont déclenchées

Celles-ci se sont également produites dans le contexte d’une désillusion déjà ancienne des habitants de la région de la côte qui estiment que le gouvernement kényan ne prend pas en compte leurs intérêts et leurs besoins.

La forme la plus extrême de cette marginalisation a pris les traits du Mombasa Republican Council (MRC), groupe sécessionniste qui menace de fomenter des troubles. En outre, cette tension comporte aussi un élément religieux.

Avec déjà trois églises attaquées lors de récents soulèvements et plusieurs cas semblables par le passé, les émeutes ont aussi le potentiel de déchaîner des forces plus sombres encore.

Mais leaders religieux et communautaires musulmans et chrétiens ont appelé à la retenue. Heureusement, le week-end qui a suivi la mort de Rogo s’est déroulé sans autre escalade.

L’autre bonne nouvelle, si on peut appeler cela ainsi, est que le bureau du procureur de la République a annoncé l’ouverture d’une enquête sur la mort de Rogo.

L’équipe chargée de l’enquête, d’après ce que m’a appris ma conversation avec Hussein Khalid, directeur de l’association Muslims for Human Rights, basée à Mombasa, comprend des membres de la Kenyan Law Society et de la Kenyan Human Rights Commission qui, en théorie, devraient toutes deux aider à en assurer l’impartialité et l’indépendance.

Mais seul le temps nous dira si l’enquête ira vraiment au fond des choses, ou s’il ne s’agit que d’une promesse vide utilisée comme tactique de diversion à court terme pour apaiser les tensions bouillonnantes.

Les enjeux sont énormes, et si l’enquête ne donne aucun résultat et que enlèvements et meurtres se poursuivent, les émeutes de la semaine dernière ne seront probablement pas les dernières.

Les événements de Mombasa sont aussi un avertissement clair à la communauté internationale, en particulier aux Etats-Unis, qui ont déclaré à juste titre que le meurtre de Rogo nécessitait une enquête.

Washington a en grande partie financé le développement des capacités antiterroristes du Kenya par le biais d’opérations de partenariat, de partage de renseignements, de formations antiterroristes, d’envoi d’équipements militaires et de technologies de surveillance.

Etant donné ce que nous avons vu à Mombasa et le risque concret que les attentats terroristes se poursuivent, il serait vraiment dommage que le développement des forces de sécurité du Kenya débouche sur un plus grand nombre de violations des droits humains, un Etat de droit moins protecteur et un sentiment de défiance à l’égard du gouvernement kényan.

Jonathan Horowitz (Foreign Policy)

Traduit par Bérengère Viennot

 

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