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Maison normande, by Marsupilami92 via Flickr CC.
Maison normande, by Marsupilami92 via Flickr CC.

Je viens de Djibouti, mais je suis d'abord Normand

L'écrivain djiboutien Abdourahman Waberi explique pourquoi il reste fidèle à la Normandie.

Longtemps, j’ai vécu en Normandie. Plus de vingt ans au compteur: le temps pour forger un homme, le faire lever comme du bon pain, le remettre sur les routes à la manière du drakkar qui reprend la mer.

Et j’ai repris la mer, jeté l’ancre à Berlin, puis à Boston, à Paris, en Californie et ainsi de suite. Une partie de moi pourtant se refuse à larguer complètement les amarres, à couper les ponts avec la Normandie.

J’y retourne si souvent que je n’ai pas l’impression d’avoir quitté un jour cette région qui compte pour moi tout autant que Djibouti, ma contrée native et le grenier de mon imagination.

On ne tourne pas facilement le dos à la Normandie si verte et si généreuse, si calme et d’humeur toujours égale. Fidèle aussi, car elle ne vous prendra jamais au dépourvu.

La Normandie est ma seconde patrie, ma terre d’élection éclairée par le soleil d’hiver alors que Djibouti est éclairée par le soleil de midi. C’est le destin qui a mis la Normandie sur ma route. Elle m’a serré dans sa poitrine, pour la première fois, un jour de septembre 1985. Je me souviens qu’elle fut d’abord distante, un rien dédaigneuse, puis rassurante.

La moitié de ma vie dans la capitale de la Basse-Normandie

La Normandie, vous l’avez compris, prend dans mon langage un tour franchement maternel. Sa féminité se décline grammaticalement ou, mieux, topographiquement.

De la boucle de la Seine à la bruyère du Cotentin, en passant par la plaine de Caen dont les contours sont imprégnés sur ma rétine, la Normandie est toute en rondeur et douceur.

J’ai passé la moitié de ma vie d’homme dans la capitale de la Basse-Normandie. Je me suis posé là par le plus grand hasard. Un fonctionnaire du ministère de l’Education djiboutien en avait décidé ainsi.

J’aurais pu atterrir à Besançon ou à Montpellier. Il n’en fut rien et me voilà Bas-Normand pour le restant de mes jours.

Et Caen fut ma niche, mon territoire d’élection, le lieu qui m’a permis de prendre mes envols successifs dans la vie et l’écriture. J’alternais les deux régimes, diurne et nocturne. Ainsi, j’étais Normand et étudiant le jour pour devenir Africain et écrivant la nuit venue.

L'héritage de Léopold Sédar Senghor

La Normandie tout entière fut pour moi synonyme de liberté, de mouvements et de changements. Ce n’est pas une mince affaire, ça mérite d’être souligné en ces temps où la couleur de la peau ou du drapeau compte davantage sur la balance que les hasards et les aléas de l’existence.

N’oublions pas que tant d’hommes et de femmes d’outre-France vécurent en Normandie quand ils n’y prirent pas racine, à l’instar de Léopold Sédar Senghor.

D’autres qui ne firent qu’y passer, pendant la guerre notamment, gardèrent cette région dans leur cœur, jusqu’à la fin de leurs jours.

D’autres encore quittèrent leurs prairies américaines, canadiennes ou australiennes pour la secourir, la sortir du joug nazi. A présent, ils dorment dans les cimetières à l’ombre des vieux chênes et des châtaigniers dont l’évocation se trouve, qui sait, dans les pages de Maupassant ou de Flaubert.

Ainsi naissent et vivent les histoires d’amour les plus durables et les utopies les plus engageantes.

C’est donc en tant qu’étudiant, du temps où les frontières étaient moins hermétiques, que j’ai posé mes valises sur les bords de l’Orne. J’ai passé le plus clair de mes deux premières années sur le campus principal où les blocs d’immeubles, d’apparence austère, portent des noms bucoliques (cité des Peupliers, cité des Tilleuls) fleurant bon le pré et la source, les pommiers et les vaches.

J’observais mon entour d’un œil neuf, notant la direction du vent d’ouest, observant les mouettes qui refluent à l’intérieur des terres, scrutant le ciel pommelé et les imperceptibles nuances de la lumière bas-normande.

Me faisant mon cinéma aussi. J’étais à deux doigts de basculer dans le fantastique, version Alfred Hitchcock. Comme Cary Grant, dans La Mort aux trousses (1959), j’étais comme assailli par un avion au milieu d’un champ de blé dans la plaine de Caen qui aime se donner des airs d’une petite Beauce ouverte aux quatre vents.

Il n’était pas encore dit que je mettrais un temps fou avant de distinguer un bouleau d’un saule pleureur et d’accorder les noms et les choses. Je suis arrivé une semaine, au décours de l’automne 1985, qui m’a paru très fantasque, parce que les jours s’allongeaient pour ne plus finir —ma boussole intérieure en était toute tourneboulée.

Je me réveillais et prenais mon petit-déjeuner à l’heure où tout le campus se couchait et vice-versa. Jours inoubliables, intranquilles encore au-dedans de mes tripes. Et si personne ne me demandait de produire mon passeport place Saint-Pierre ou rue Horatio-Smith, le climat, lui, n’était pas des plus délicats à mon endroit.

J’avais quitté les finis terrae de la Corne de l’Afrique pour la glaise et le crachin, le bocage et le fromage.

Je me voulais aventurier, curieux de tout. J’étais comme un homme essoré de toutes les blessures anciennes, désireux de se refaire une santé, une nouvelle peau en accord avec les lieux. Caméléon ouvert, sensible et curieux. Et tout ce vert alentour me donnait le tournis.

Le paradis s’envisage concrètement et charnellement feuillu et humide pour tout Sahélien qui se respecte mais, las, je n’étais pas encore au paradis. Ou alors c’était un trop-plein paradisiaque.

Quelques mois après mon arrivée, il me vint une habitude saugrenue pour la plupart de mes amis happés par le grand air venant de la Manche: me réfugier dans le giron chaud de la bibliothèque municipale, en face de l’hôtel de ville niché dans l’écrin de la si bien nommée abbaye aux Hommes, pour lire les journaux et les magazines ayant trait à l’Afrique et aux pays du Sud.

Le caméléon se posait ainsi sur sa montagne de papier, admirant à la dérobée les couleurs nouvelles qu’il accueillait sur sa peau de cellulose. A force de lire, le caméléon était parfois gagné par un vertige tourbillonnant, d’autres fois il restait calme et contemplatif.

Il tentait de noyer ses neurones et ses pores dans les cieux d’Afrique, car le soleil d’ici manquait cruellement de batterie et ne parvenait pas à lui réchauffer la couenne qu’il a toujours très chiche.

Appels du pied des miens arrimés à leur «fidélité tribale»

A Caen, j’étais en mission et j’avais une feuille de route. Mes compatriotes me rappelleraient à l’ordre, s’il me venait l’idée incongrue d’oublier, pour un petit laps de temps, cette donnée essentielle.

Nous faisions absolument tout, toujours ensemble: prendre nos repas au restaurant universitaire, jouer au football, suivre un cours ou draguer les filles le week-end au foyer étudiant d’où montaient les zouks ensorcelants de Kassav.

A ce propos, on racontait dans la salle enfumée du foyer que Jocelyn Béroard, la chanteuse flamboyante du groupe avait tâté la faculté de médecine de Caen et que son fondateur Pierre-Edouard Décimus, un pionnier de la musique sur les terres métropolitaines, avait mondé jadis un premier groupe appelé Les Vikings. C’est dire combien Kassav était normand dans l’âme!

Si je m’amusais tous les week-ends au foyer étudiant, je ne m’égarais pas pour autant dans la débauche facile. J’avais les yeux fixés sur ma feuille de route. Acquérir un diplôme universitaire et revenir à Djibouti pour participer à l’édification de la nation, tel était le contrat paraphé avec les autorités de mon pays qui m’avaient donné une bourse d’études pour une période de quatre à cinq ans.

Les charmes de la cité de Malherbe (poète français du XVIIe siècle) n’avaient dès lors aucune prise sur moi. La tête dans les épaules, le parapluie à la main et la veste boutonnée, il me fallait endurer l’exil provisoire, acquérir le savoir des Blancs, faire provision d’outils en rêvant à des jours meilleurs, riches en amour, pouvoir et beauté—forcément ensoleillés— sur la rive africaine de la mer Rouge.

Il n’était pas question que je m’attarde en France et, contrairement aux idées reçues sur les Africains qui retirent le pain beurré de la bouche des Français, mes camarades et moi (et tout le peuple des promeneurs étrangers sillonnant les allées du campus), nous comptions les jours passés sous la bruine normande et ne rêvions que de retour au pays natal.

Nous savions que nous étions, de l’autre côté de l’hémisphère, de fils prodigues attendus tels des messies avec, dans leurs besaces, les merveilles du Nord.

La beauté n’annonce jamais sa venue, n’en déplaisent aux poètes; elle vous cloue sur place, intense et brève. Les nappes de brouillard qui noient le pays d’Auge sont de gaze et de velours.

Silhouettes floues, paysage immobile, paysans donnant les trois petits coups d’ongle sur le verre bombé du baromètre à la fenêtre côté jardin. Routes sinueuses traversées au ralenti comme dans un film de Jim Jarmusch. Grappes de sensations.

Prendre à contre-pied toutes les assignations à domicile

Les années passaient au rythme du calendrier universitaire, je suivais les cours sans ferveur ni passion. Les printemps succédaient aux étés, les arbres se dénudaient à l’automne et voilà que j’éprouvais le premier poinçon de l’hiver. Et voilà que les haies étaient poudrées et bientôt toutes raides de givre. Et l’eau qui stagnait dans la grande prairie de Caen était couverte d’une mince couche de glace, fragile et brillante comme un pur cristal.

Le ciel et la mer, distante de douze kilomètres, sur la plage de Ouistreham ou ailleurs, se fondaient et s’arrangeaient d’un camaïeu cendré virant à l’anthracite ou à l’ardoise. Ouistreham somnolait souvent.

Cabourg, by  Par ho visto nina volare via Flickr CC.

Longs jours maussades. Promesse d’une éclaircie. Dans les bourgs environnants, les lampes demeuraient allumées de midi au soir. Les grands-mères esseulées écartaient dix fois le rideau pour vérifier que la pluie tombait toujours. Je m’étonnais de ces petits changements qui font la saveur d’une saison.

Le soir venu, je me couchais bercé par des songes moelleux comme les nuages d’ici, tantôt d’un blanc lacté, tantôt d’un gris métallique. Et l’Orne, la rivière à qui l’on doit ce port aux allures de marina azuréenne au plein mitan de la cité, n’a jamais eu les sautes d’humeur et la vigueur du Rio Grande. Je pouvais dormir du sommeil des justes sans craindre les crues de l’Orne ou les séismes si fréquents dans la République de Djibouti.

«Je suis Bas-Normand»

A présent, je dévoile sans vergogne ma compromission permanente avec cette ville et son bocage. Jugez-en plutôt: je me prétends nomade alors que j’étais accroché, comme l’huître d’Isigny sur son rocher, à Hérouville-Saint-Clair, une banlieue colorée et juvénile de l’agglomération caennaise.

J’ai pris tôt le parti de donner des gages de francité, mieux de normandité, à quiconque se présentait à moi. Je rappelais à l’envi que j’ai suivi le sillage tracé par Léopold Sédar Senghor qui a légué son nom à un collège d’Ifs, une commune de l’agglomération caennaise.

Je soulignais que j’ai enseigné dans trois lycées au cœur du bocage, à Dives-sur Mer, à Bernay et à Lisieux, c’est vous dire qu’il y a longtemps que je ne suis plus un horsain.

Mieux, j’ai appris à me délecter de la tergoule (spécialité culinaire de Normandie) et à savourer le velouté d’un vieux calvados. Pour un peu je me mettrais au patois si tant est que je puisse trouver un bon maître ailleurs que dans un cimetière.

Et je monte sur mes grands chevaux quand les gens s’étonnent que je me présente comme un Normand et plus exactement un Bas-normand ou un Calvadosien. A la question: «Vous êtes d’où?», je réponds invariablement: «Je suis Bas-normand.» Cela provoque toujours un petit rire ou une gêne.

Et les plus téméraires d’insister: «Oui, mais … je veux dire avant?». Avant quoi? Au Néolithique? 4000 avant J.-C.? Jusqu’où faut-il remonter pour être d’ici, de la Basse-Normandie et de la douce France?

Remarquez que si je montre des signes d’agacement, ces sous-entendus ne me dérangent pas beaucoup. Le statut de saute-frontière, de horsain me convient parfaitement.

J’ai des années d’exercice derrière moi et la souplesse mentale nécessaire pour prendre à contre-pied toutes les assignations à domicile.

A Djibouti aussi, j’étouffais dans l’enclos du clan. Très tôt, je me fis fugueur, quelques uns me qualifièrent de traître, mais je tins la barre en me défiant des allégeances claniques et des appels du pied des miens arrimés à leur «fidélité tribale». 

Abdourahman Waberi

 

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Né à Djibouti, Abdourahman Waberi vit entre Paris et les Etats-Unis où il enseigne la littérature. Il est l'auteur de nombreux romans, notamment "Aux Etats-Unis d’Afrique".

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