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Des pigeons © Edd Turtle/Flickr/CC
Des pigeons © Edd Turtle/Flickr/CC

419, le chiffre maudit du Nigeria

C'est l'un des premiers mots que l’on apprend en arrivant dans ce pays de 160 millions d’habitants.

Comme beaucoup de salariés, l’un des premiers gestes que j’accomplis chaque matin est celui d’allumer mon ordinateur pour consulter mes courriels. Jusqu’ici, rien de très original. Et là, à mon grand étonnement je découvre que des dizaines de jeunes femmes rêvent de me rencontrer.

Elles me déclarent leur flamme en anglais. Le nom du site Slate doit les inciter à penser que je maîtrise mieux la langue de Shakespeare que celle de Molière. Quelle délicate attention! Quelle marque d’estime!

Elles se disent jeunes, belles, sympathiques. Et elles cherchent désespérément à rencontrer l’âme sœur. Elles ne rêvent que d’une chose dans la vie: faire ma connaissance. Elles ont beaucoup entendu parler de moi. Par des voies que j’ignore.

Le mail de la princesse

Comme ces courriels arrivent sur ma boîte Slate, la conscience professionnelle me pousse à les lire. En tout cas, à les survoler. Sinon je risque d’envoyer par mégarde un texte important à la poubelle. Un matin, c’est même une princesse qui a pris la peine de m’écrire. Une dénommée Princesse Johnson.

Un instant j’ai frissonné. Princesse Johnson ne serait-elle pas apparentée au prince Johnson du Liberia? De sinistre mémoire… Le seigneur de guerre qui avait torturé à mort feu le président Samuel Kanyon Doe. Prince Johnson, ce grand humaniste qui avait filmé les sévices infligés à Samuel Doe. Exploits filmés qui ont circulé dans toute l’Afrique.

Est-ce vraiment une bonne idée de s’engager dans une relation épistolaire durable avec la sœur d’un pareil individu? L’idylle ne risque-t-elle pas de tourner au cauchemar, filmée par les sicaires de Prince Johnson?

Le premier avantage de ces courriels «attrape-nigaud» c’est qu’ils nous font découvrir le monde. Ils font voyager notre imaginaire. Et parfois nous font sourire. Ils ne sont jamais tout à fait les mêmes. Tel un caméléon, l’escroc doit sans cesse modifier son apparence, afin de se faufiler dans l’imaginaire de son lecteur. Un écrivain et un journaliste sommeillent en lui.

Selon que sa cible est un fermier texan ou un informaticien alsacien, il modifiera sa prose, aussi sûrement que le spécialiste de marketing change de discours. Le cyber-escroc africain maîtrise le français et l’anglais. Il écrit beaucoup. Il est même graphomane. Parfois des milliers de courriels par jour envoyés aux quatre coins du monde. Aucune terre, même la plus reculée ne lui échappe.

Tout individu disposant d’un compte en banque se verra proposer d’accueillir des fonds provenant d’Afrique. Bien sûr, il y a les grands classiques. N’importe qui ne peut pas s’improviser 419 (surnoms des escrocs au Nigeria, Ndlr).

Au départ, le Nigeria

Tels des journalistes expérimentés, des historiens de l’immédiat, ils suivent l’actualité avec acuité. Un regard acéré de chasseur de scoop.

Juste après la chute de Mobutu, en 1997, c’étaient des soi-disant fils du maréchal déchu qui proposaient aux Occidentaux «dignes de confiance» de blanchir l’argent détourné. L’arrestation de Laurent Gbagbo, en avril 2011, a aussi donné lieu à des changements considérables dans la rhétorique.

La prose varie d’autant plus que ce «business» né au Nigeria, lors de la dernière décennie du siècle précédent, s’est épanoui sur tout le continent. Dans un premier temps, dotés d’un solide esprit d’entreprise, les escrocs nigérians ont essaimé dans les cybercafés des pays voisins. Ils appréciaient tout particulièrement le Bénin et le Cameroun. Le bilinguisme de nombre de leurs habitants, fins lettrés, permettant de donner une dimension beaucoup plus internationale à ce business en pleine expansion.

Mais rapidement, les Nigérians ont été concurrencés par leurs élèves. L’industrie de l’escroquerie s’est développée de façon foudroyante en Côte d’Ivoire. Les «brouteurs», surnom local de ces escrocs, ont accumulé de belles fortunes au point de devenir fréquemment des rois de la nuit abidjanaise. Et d’inspirer une danse, le célèbre «Couper décaler» (Voler et prendre la poudre d’escampette en français de France).

 

Les 419 sont légion

Pourquoi ces courriels sont-ils dignes d’intérêt? Sans doute parce qu’ils informent aussi sur le Nigeria. Pays dont les médias occidentaux parlent si peu.

L’un des premiers mots que l’on apprend en arrivant dans ce pays de 160 millions d’habitants, c’est «419». Vos interlocuteurs nigérians parlent sans cesse d’individus qui seraient des «419». Terme énigmatique au possible.

Au Nigeria, vous apprenez vite que c’est le code utilisé pour parler des aigrefins. Le terme pudique. Il est plus élégant et moins vexant de traiter quelqu’un de 419 que de l’affubler du titre «d’escroc». En effet, 419 c’est à l’origine l’article du Code pénal qui condamne les escroqueries.

Au Nigeria, le chiffre 419 est devenu un chiffre-clé. A tel point que nombre d’hôtels ne possèdent pas de chambre 419. Peu de Nigérians apprécieraient d’être clients de la chambre 419. De Lagos à Abuja, le chiffre 419 fascine. Mais il fait aussi peur, sinon plus que le 13 dans bien des pays.

A Lagos, effectuant une enquête pour un magazine français sur les escrocs nigérians j’avais demandé à en rencontrer. Tâche qui s’était révélée beaucoup plus facile que prévu. A l’époque, à la fin des années quatre-vingt-dix, certains 419 avaient pignon sur rue. L’un d’eux m’avait même reçu dans l’une des ses multiples villas de Allen avenue (surnommée cocaïne Avenue).

Le cas de Monsieur Steve

A ses dires, des villas et des hôtels, il en possédait dans toute l’Afrique de l’Ouest. Fruit d’un long et patient travail de 419. L’homme imposant et sûr de lui était assis nonchalamment dans un vaste canapé rouge.

Très grand et massif, presque obèse, il portait un boubou bazin richement orné. Fumait des cigares, des havanes, un verre de cognac enserré par une main lestée d’une bague à tête d’aigle. Il était entouré de deux superbes jeunes femmes qui buvaient chacune de ses paroles. Cet homme épanoui se faisait appeler monsieur Steve. Il était sympathique: une qualité sans doute essentielle pour percer dans son corps d’activité.

Il ne cachait absolument pas l’origine de sa fortune. «I am in 419 business» (“Je suis dans le businesse de l’escroquerie”), affirmait-il avec assurance. Monsieur Steve avait d’ailleurs un discours bien rodé pour justifier le tour qu’avait pris sa vie:

«Comme je suis Ibo, je ne peux pas exercer une profession classique. Depuis la guerre du Biafra (1967-1970), nous les Ibos nous avons été marginalisés. On ne peut pas faire carrière dans la haute administration, alors nous sommes obligés de faire du 419.»

Comme il voyait que je trouvais son argument à moitié convaincant, il a enchaîné avec un autre classique de la rhétorique 419.

«Les blancs nous ont exploités pendant des siècles. Ils n’ont jamais payé leur dette pour la traite négrière. Le 419 c’est une façon juste pour nous de récupérer ce qu’ils nous ont volé.»

A l’écouter, les 419 seraient en somme des justiciers des temps modernes.

Pendant la discussion il a même tenté de me recruter. Il trouvait que j’avais une tête qui «inspirait confiance». Pour inspirer confiance à ses «clients blancs», l’idéal c’était qu’un autre blanc soit présent lors de la transaction.

Après avoir fait mine d’être très intéressé, j’ai décliné son «offre fabuleuse». Enfin, j’ai dit diplomatiquement: «Je vais réfléchir». Certes, en acceptant de «jouer le jeu», j’aurais eu de la matière pour un excellent reportage. Mais un journaliste n’est pas sensé dissimuler son identité.

Autre question éthique: n’aurais-je pas ainsi favorisé une escroquerie? Parfois au Nigeria, le «pigeon» peut être enlevé et même tué. N'aurais-je pas moi même risqué de finir ma courte existence dans les eaux troubles de la lagune?

Des «pigeons» à gogo

Au cours de mon enquête, j’ai été stupéfié de découvrir le nombre d’Occidentaux qui se font gruger. L’ambassade de France recevait perpétuellement des coups de fils de Français sans nouvelles de leurs «partenaires» nigérians.

«Je ne comprends pas, disait ainsi la patronne d’une PME. Mon partenaire nigérian m’a expliqué que pour faire des affaires en Afrique, il fallait verser des pots-de-vin. A sa demande, je lui ai envoyé une centaine de costumes Smalto et de stylos Mont blanc et depuis je n’ai plus aucune nouvelle. Pourtant, il avait une adresse…»

Certes, le partenaire avait une adresse, mais il s’agissait de celle d’un cybercafé à Benin city ou à Lagos. Depuis il a changé une dizaine de fois de lieu de travail et sa partenaire française ne retrouvera jamais sa trace.

De toute façon, la victime peut difficilement porter plainte. Elle savait d’emblée qu’elle participait à une activité illégale: tenter de corrompre de hauts fonctionnaires pour obtenir l’attribution d’un marché.

C’est là qu’est toute la subtilité des 419: vous amener sur le terrain d’activités illégales et –soi-disant très lucratives— afin de vous empêcher d’avoir le moindre recours légal.

Autre enseignement: ces arnaques ne fonctionneraient pas aussi bien si certains Occidentaux n’avaient pas parfois une image un peu condescendante de l’Afrique.

«Ils imaginent que nous sommes de grands enfants naïfs et ne pensent pas que nous soyons assez malins pour monter des coups sophistiqués», m’a expliqué un 419 nigérian.

Des issues parfois dramatiques

Les coups pendables de ces aigrefins peuvent prêter à sourire. Surtout ceux qui ont fréquenté des cybercafés ouest-africains. Dans bien des cas, les lettres d’amour torrides écrites à des Texans ou des Picards par de soi-disant jeunes femmes sont en fait l’œuvre d’hommes qui fréquentent assidument le Web.

Il ne faut pas oublier l’issue parfois dramatique de ces affaires. Certaines de leurs victimes ont été assassinées. D’autres ruinées, se sont suicidées. En Occident, leurs proies sont fréquemment des gens extrêmement fragiles psychologiquement. Une fois qu’ils ont obtenu le numéro de téléphone de leur victime, ils ne lâchent pas.

Les 419 peuvent aussi filmer les victimes à leur insu avec des webcams. Leur demander de pratiquer des actes sexuels devant la caméra. Une fois qu’ils disposent des enregistrements, les escrocs affirment que la cyber «partenaire» était mineure.

Ils se font alors passer pour des «cyberpoliciers» ou des «cyberprocureurs». Menacent de prison le «pigeon» occidental: ils se livrent à du chantage. Combien de victimes paniquées paient de fortes sommes? Peu d’entre-elles acceptent de porter plainte contre les «brouteurs» qui ont les moyens «d’acheter» des «complicités policières».

L’autre conséquence inquiétante de l’activité des 419 est économique: à la simple vue d’un courriel venant du Nigeria, combien d’Occidentaux se cabrent? Ils ne les lisent même plus. Ils les jettent à la poubelle. Réaction qui pénalise considérablement la grande majorité des Nigérians.

Les 160 millions d’habitants du pays le plus peuplé d’Afrique ne trempent évidemment pas dans ce type d’activités: ils les voient même d’un très mauvais œil; dès lors qu’ils en souffrent aussi dans leur vie quotidienne.

Alors, évitez de répondre à la princesse Johnson, bien plus dangereuse qu’elle n’y paraît. Elle viendra à vous d’elle-même. Elle vous attend toujours quelque part sur la Toile. Celle que des mains expertes ont tissée à votre délicate attention.

Pierre Cherruau

 

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Pierre Cherruau

Pierre Cherruau a publié de nombreux ouvrages, notamment Chien fantôme (Ed. Après la Lune), Nena Rastaquouère (Seuil), Togo or not Togo (Ed. Baleine), La Vacance du Petit Nicolas (Ed. Baleine) et Dakar Paris, L'Afrique à petite foulée (Ed. Calmann-Lévy).

Ses derniers articles: Comment lutter contre le djihad au Mali  Au Mali, la guerre n'est pas finie  C'est fini les hiérarchies! 

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