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Comment les Etats-Unis ont idéalisé le Soudan du Sud
La campagne morale de promotion de l’indépendance du Soudan du Sud menée par des politiciens de Washington, des ONG bien intentionnées et des célébrités, est-elle vraiment une bonne idée?
Juba, la capitale du Soudan du Sud, est l’un des rares endroits au monde où le bipartisme américain semble encore se porter à merveille.
Il y a exactement un an, Susan Rice, émissaire envoyée par le président Barack Obama aux Nations unies, se tenait à côté de l’ancien secrétaire d’Etat républicain Colin Powell.
Pendant ce temps, le révérend Franklin Graham, critique évangélique acerbe du président américain, se félicitait de ce qui, aux yeux des représentants de la Maison Blanche, était un immense succès de politique étrangère: la naissance d’une nation indépendante au sud du Soudan.
Diplomates et chefs d’Etat africains vinrent tour à tour féliciter le nouveau gouvernement sur une estrade surplombant des dizaines de milliers de Sud-Soudanais en sueur, rassemblés sous le soleil de midi pour l’occasion.
Ingérence et désillusion
Tel fut le miracle du Soudan du Sud, enfant chéri de la politique étrangère américaine, accueilli sur la scène mondiale dans une explosion d’optimisme le 9 juillet 2011.
La naissance du nouveau pays couronnait en beauté l’une des campagnes les plus efficaces de Washington des vingt dernières années. La campagne de soutien du Sudan People's Liberation Movement (SPLM, Armée populaire de libération du Soudan —mouvement rebelle fondé en 1983 dans les territoires sudistes marginalisés du Soudan par John Garang, officier formé aux Etats-Unis qui voulait transformer le gouvernement nordiste dirigé par une minorité du Soudan en démocratie globale—) avait commencé avec le député Donald Payne, démocrate afro-américain du New Jersey, et Frank Wolf, républicain évangélique et conservateur de Virginie.
Ce jour plein d’espoir, il y a un an, Payne me raconta dans quelles conditions il s’était rendu au Soudan du Sud en 1989, et comment il avait rencontré pour la première fois sur le terrain celui qui en est aujourd’hui le président (à l’époque commandant rebelle), Salva Kiir, en 1993.
Il travaillait alors avec les deux partis («J’avais très peu de points communs avec beaucoup de leurs membres») pour construire une base de soutien pour le SPLM. D’année en année, ses rangs se sont élargis à Washington, pour s’étendre sur trois administrations présidentielles successives, au-delà de l’alliance Caucus noir du Congrès-évangélistes.
«Nous avons réussi à obtenir un effort bipartite. C’est vraiment ce qui a permis de l’inscrire dans la durée» me confia Payne, décédé en mars dernier.
Sans la profonde implication des États-Unis, on peut douter que le Soudan du Sud soit jamais devenu un pays. Mais il semble fort probable que l’histoire d’amour entre Washington et le SPLM s’achève dans les larmes.
Un bilan négatif
Un an après, plus de trace de la jubilation qui accompagnait l’indépendance du Soudan du Sud. Sa première année en tant que nation a été une vraie catastrophe sous tous les angles... ou presque. Certes, on peut toujours imaginer de pires scénarii: la guerre totale durable avec le Soudan ou une complète implosion de l’Etat, ce qui ne s’est pas encore produit.
Mais bonne chance pour trouver d’autres bons côtés à la situation: le Soudan du Sud est déjà la cible de menaces de sanctions par les Nations unies pour agression militaire le long de sa frontière avec le Soudan; ses querelles intestines ont déjà provoqué des milliers de morts parmi la population civile; et le pétrole, unique source de revenus du pays, n'est plus extrait depuis janvier à cause d’une dangereuse stratégie de négociations sur la corde raide avec le Soudan.
Le pays a désespérément besoin d’un gouvernement visionnaire: il ne compte qu’une seule autoroute bitumée, le trois-quart de sa population adulte est analphabète et la misère devient généralisée.
La désastreuse situation dont a hérité le Soudan du Sud n’est pas directement imputable au SPLM, mais son lamentable mode de gouvernement a tué la plupart des progrès dans l’œuf.
Le Soudan du Sud est géré principalement de façon autonome—avec ses propres recettes et son armée de métier— depuis 2005, période que le SPLM a mis à profit pour bâtir des fortunes personnelles à grand renfort de pillages, ne laissant pas le moindre sou aux projets de développement.
En mai 2012, le gouvernement du Soudan du Sud a reconnu que des responsables sud-soudanais avaient «volé» 4 milliards de dollars de fonds —soit 3,3 milliards d'euros—, soit l’équivalent d’environ deux années entières de recettes officielles, normalement destinées au développement de l’État déchiré par la guerre.
Pire encore, cet argent a été pillé directement au nez et à la barbe de la communauté internationale, qui avait accepté de superviser le processus de paix et avait même fourni des consultants pour tenir les comptes du Soudan du Sud.
Les responsables américains sont prompts à manifester un intérêt de façade envers le problème de la corruption, mais pour l’instant, leurs protestations étouffées n’ont pas été suivies de sanctions.
Contrairement aux actions dures et ciblées mises en œuvre par les États-Unis contre des dirigeants de pays comme le Kenya, Washington n’a pas menacé d’interdiction de voyage ni publiquement gelé les actifs bancaires de hauts responsables, tel que le rapportent des représentants américains.
Alors même que les contribuables américains leur fournissent un soutien militaire —à hauteur d’environ 300 millions de dollars— depuis 2005, les États-Unis ne semblent pas avoir de stratégie en place pour inciter les dirigeants du Soudan du Sud à réformer leur façon de faire.
Refroidissement diplomatique en vue?
Et cela est vrai en dépit de l’éloignement observé entre le président Kiir et Obama, qu’une source proche des législateurs américains qualifie de «probablement irrémédiable.» À en croire plusieurs sources, en septembre dernier, Kiir a fait attendre Obama pendant plus d’une demi-heure pour leur première rencontre dans les coulisses de la session de l’Assemblée générale des Nations unies.
Puis, au cours de conversations téléphoniques ultérieures avec Obama, Kiir en personne a nié tout soutien du Soudan du Sud aux rebelles de l’autre côté de la frontière, et ce malgré des renseignements obtenus par les Américains qui établissaient clairement le contraire.
Leurs relations ont tourné encore davantage au vinaigre début avril, quand Kiir a promis à Obama que les forces du Soudan du Sud ne frapperaient pas au nord pour s’emparer de Heglig, gisement pétrolier soudanais objet de litige, selon des sources au courant de la conversation.
Quelques jours plus tard, c'est précisément ce qu’ont fait les forces sud-soudanaises —coordonnées avec les rebelles soudanais avec qui Kiir s’était défendu d’entretenir des liens—, déclenchant des protestations de la scène internationale.
Mais même si on peut imputer aux politiques américaines une partie des mésaventures du pays, ne vous attendez pas à voir la Maison Blanche adopter une position plus dure vis-à-vis du Soudan du Sud à court terme. Pourquoi? Parce qu’Obama a peu à gagner à contrarier les amis du SPLM.
Le rempart du lobby américain
En termes de politique étrangère, au milieu d’un océan de réalisme, le Soudan du Sud a émergé comme un problème non pas enraciné dans les intérêts de la sécurité nationale mais dans un idéalisme moral.
Dans le sillage du génocide rwandais, le Soudan est devenu un cri de ralliement pour activistes religieux et militants des droits humains que les atrocités commises par le gouvernement soudanais avaient rendus furieux.
Mais les activistes ont commis une erreur critique: il semblerait qu’à leurs yeux, les rebelles du SPLM représentent le pendant vertueux des horreurs commises par Khartoum.
Cette idée préconçue a protégé le SPLM de la colère américaine, malgré sa corruption et ses décisions de plus en plus douteuses.
Il dispose d’un lobby bipartisan, insensible aux élections, que même l’argent ne peut acheter —un réseau de fidèles sincères au Congrès, à la Maison Blanche, dans des think tanks et les médias.
Cet influent réseau d’amis est d’autant plus saisissant qu’il est resté intact malgré la mort en 2005 de Garang, le fondateur du SPLM formé aux États-Unis, dont le charisme et les instincts politiques ont fait du SPLM le groupe rebelle bénéficiant des meilleures relations d’Afrique.
Deux des membres de l’équipe africaine du président Bill Clinton, John Prendergast et Gayle Smith, cofondateurs de l’Enough Project au Center for American Progress, ont sans aucun doute été les amis les plus efficaces du SPLM à Washington.
Organisation cataloguée anti-génocide, l’Enough Project obtient souvent un sauf-conduit des médias dominants, qui présentent fréquemment sa version des événements comme une analyse objective et indépendante.
Mais cette bienfaisance moralement chargée et culturellement tendance contribue à déguiser un programme politique clair: même s’ils reconnaissent les mauvais résultats du Soudan du Sud en termes de droits humains et de «transparence», les documents de politique générale d’Enough regorgent d’appels à des mesures punitives à l’encontre de Khartoum et à une plus grande implication avec Juba.
L’année dernière, Prendergast et Enough se sont publiquement déclarés en faveur de l’armement du Soudan du Sud avec des armes de défense aérienne. Quand Enough a publié une offre d’emploi l’année dernière pour un «analyste politique spécialiste du Soudan,» l’organisme a engagé l’un des conseillers juridiques du SPLM.
Médiatisation, «peopolisation» et désinformation
Smith est revenue à la Maison Blanche en mars 2009 en tant qu’assistante spéciale du président et directrice senior du National Security Council d’Obama, où elle a rejoint Rice dans les rangs des principaux défenseurs du SPLM de l’administration. Prendergast, quant à lui, s’est transformé en phénomène médiatique, en activiste-célébrité dont la spécialité est le recrutement de célébrités-activistes.
Sa dernière plus grosse prise est George Clooney, qui a fait du président soudanais Omar Hassan al-Bashir sa baleine blanche personnelle. Clooney est passé à Juba au moins trois fois ces deux dernières années pour défendre la cause du Soudan du Sud, a personnellement rencontré Kiir, et a même investi ses fonds propres dans un service de satellites qui espionne publiquement ce qu’il se passe au Soudan.
Cela ressemble fort à du journalisme sous stéroïdes, et il y a clairement débordement. Les yeux de Clooney braqués vers le ciel ont confirmé visuellement plusieurs événements sur le terrain.
Mais ses satellites aussi ont un objectif clair: lire entre les lignes des rapports du groupe, et s’il publie régulièrement des informations sur les mobilisations de troupes soudanaises près de la frontière, il ne propose pas d’examen aussi minutieux et critique des forces du Soudan du Sud, qui lui aussi rassemble ses soldats, violant parfois dans la même mesure les accords internationaux.
Le pouvoir que lui confère son statut de star donne à Clooney de nombreux avantages: il domine les médias. Sa visite au Soudan du Sud pendant le référendum de janvier 2011 a accaparé la une des articles couvrant l’événement, assurant ainsi que la version des faits de Prendergast l’emporte sur les autres. Il représente également une force de lobbying puissante à Washington, capable d’obtenir des entretiens personnels avec le président, entretiens qu’il met à profit pour parler du Soudan. En mars, Clooney et Prendergast ont été arrêtés alors qu’ils manifestaient devant l’ambassade du Soudan à Washington. Le fait que Clooney soit un représentant de choix d’Obama à Hollywood ne nuit pas: cette année, il a animé la plus grande levée de fonds, d’une valeur de 15 millions de dollars, pour la campagne d’Obama.
L’Enough Project n’est pas le seul défenseur efficace du SPLM à Washington. Depuis la fin des années 1980, un noyau dur de représentants du gouvernement œuvre en coulisses à la mise en place des politiques qui ont débouché sur l’indépendance du Soudan du Sud. Certains ont quitté le gouvernement pour pouvoir le conseiller directement. Roger Winter par exemple, qui a fait l’objet d’un article de 2008 du New York Times Magazine, travaillait au sein de l’Agence américaine pour le développement international sous Clinton et occupait la fonction de représentant spécial pour le Soudan au Département d’État sous George W. Bush; il témoigne encore au Congrès des sujets touchant le Soudan.
Après avoir pris sa retraite en 2006, il a poursuivi son activité comme conseiller bénévole du SPLM. «En tant qu’Américain ayant plus de 27 années d’engagement au Soudan, c’est de mon association avec le SPLM et le SPLA dont je suis le plus fier» a-t-il déclaré dans un discours lors de la convention nationale du SPLM en mai 2008. Autre exemple, Ted Dagne était un spécialiste de l’Afrique au Congressional Research Service, qui avait noué des liens étroits avec Garang. Aujourd’hui, il est conseiller de Kiir à Juba, où il peine dans son bureau en préfabriqué et écrit parfois des communiqués de presse au nom du gouvernement du Soudan du Sud.
Le soutien appuyé qu’apportent les États-Unis au SPLM pourrait bien créer autant de problèmes qu’il en résout. «Ca les rend imprudents,» regrette Alex de Waal, éminent universitaire soudanais et conseiller aux efforts de médiation entre le Soudan et le Soudan du Sud. «Ils croient que les règles ne s’appliquent pas à eux.» Ce comportement a été particulièrement apparent en avril, quand des diplomates américains et africains m’ont confié que le Soudan du Sud semblait sincèrement désarçonné par la condamnation internationale de son offensive militaire contre le Soudan.
Une relation appelée à durer
Pendant ce temps, les partisans du Soudan du Sud à Washington continuent de pousser l’administration Obama à adopter une position plus agressive. «L’administration Obama n’a pas choisi la politique d’isolement du régime de Khartoum que préconisaient certains au Congrès et dans les ONG. Mais elle n’est pas non plus terriblement pro-Soudan du Sud» m’a écrit Prendergast dans un mail le mois dernier. Si les États-Unis voulaient sérieusement soutenir le Soudan du Sud, Washington «aiderait peut-être les rebelles du Soudan» ajoutait-il. Avec les manifestations menées par les étudiants qui se poursuivent à Khartoum, on peut s’attendre à ce que les appels des partisans du SPLM demandant un changement de politique envers le Soudan se fassent de plus en plus audibles, en impliquant sans doute l’armement des rebelles soutenus par le Soudan du Sud au passage.
Peu importe qui remportera les élections présidentielles américaines en novembre, le SPLM a assuré sa base, comme à son habitude. Si Obama perd, le SPLM a des raisons de croire que l’administration de Mitt Romney lui laissera encore plus de mou. La page de politique africaine du site Internet de campagne de Romney se concentre de façon disproportionnée sur le Soudan et le Soudan du Sud, et leur consacre plus de deux fois plus de texte qu’à tous les autres pays réunis. Les textes auraient pu être écrits par le SPLM lui-même:
«Si la décision d’aider le Soudan du Sud à obtenir son indépendance, entamée sous l’administration précédente, a été menée à bien pendant le mandat du président Obama» peut-on lire sur le site Internet, Obama «a échoué à renforcer une alliance autrefois prometteuse avec le Soudan du Sud.»
Le soutien de Romney pour le Soudan du Sud n’a rien de surprenant, car Rich Williamson et David Raad, deux délégués politiques de Bush pour le Soudan, figurent aujourd’hui au nombre de ses conseillers de campagne. Williamson a été envoyé spécial de Bush au Soudan. Raad a travaillé au bureau du Soudan du Département d’État, avant —comme certains de ses pairs démocrates— de devenir conseiller du gouvernement SPLM après l’accord de paix. Il a ensuite lancé un cabinet de conseil en entreprise (créé à la demande de Kiir en personne, selon son site Internet) qui se fait une spécialité de faciliter l’accès aux leaders du SPLM. Le site expose que les clients de Raad poursuivent des intérêts commerciaux dans les secteurs miniers, d’exploitation du bois, de la finance et de la sécurité au Soudan du Sud.
À mesure que les failles du SPLM sont de plus en plus difficiles à ignorer, ses défenseurs vont peut-être commencer à affronter un public plus sceptique à Washington, même si les signes avant-coureurs sont encore rares. Certains de ses amis non-américains ont déjà commencé à s’en éloigner. Gérard Prunier, éminent universitaire français spécialiste de l’Afrique et critique sans concession du gouvernement soudanais, a démissionné de ses fonctions de conseiller auprès du gouvernement du Soudan du Sud car, comme il me l’a dit lors d’un entretien téléphonique le mois dernier, il ne voulait pas se rendre «coupable par association,» décrivant les dirigeants du pays comme «un gouvernement d’idiots», «pourris jusqu’à la moëlle.» Prunier, auteur respecté d’écrits sur le Soudan, publie régulièrement des analyses sur la région et ses mots ne sont pas passés inaperçus à Washington.
En démissionnant, Prunier a fait ce que les opposants américains à Bashir semblent incapables de faire: faire fusionner leur haine de Khartoum avec une indignation semblable envers les dirigeants du Soudan du Sud.
Si Washington espère remédier au naufrage du Soudan du Sud, il ferait mieux d’abandonner sa position moralisatrice bien-pensante et de réfléchir aux moyens de limiter les dégâts causés par ses amis. Avant qu’il ne soit trop tard.
Alan Boswell
Traduit par Bérengère Viennot
Article publié sur le site de Foreign Policy.
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