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Le rêve brisé des printemps arabes
En Egypte comme en Tunisie, à la révolution qui a mis fin à la dictature a succédé la frustration. La troisième voie entre les islamistes et l'armée reste à construire.
Mise à jour du 11 août 2012: Un "front populaire" regroupant une douzaine de partis de gauche a été créé en Tunisie pour former une coalition d'opposition à l'alliance au pouvoir dominée par les islamistes du parti Ennahda, a annoncé le 11 août 2012 le Parti ouvrier tunisien (POT).
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Les printemps arabes semblent avoir émergé de manière trop précoce.
Les derniers évènements en Tunisie et en Égypte laissent à penser que les populations arabes n’étaient pas prêtes à fonder leur nouvel avenir sur la démocratie. Les années de dictature, qui ont inhibé toute motivation et toute volonté de participer à l’œuvre nationale, n'ont pas rendu les révolutionnaires ambitieux ni démocrates.
Les successeurs des dictateurs se sont montrés soit timorés, soit attachés à leurs intérêts personnels et dogmatiques pour accepter d’abandonner le pouvoir à d’autres clans politiques.
Ces deux révolutions, qui ont germé en même temps, se distinguent par les parcours différents qu’elles ont empruntés. Le principal point commun qui relie les peuples, en dehors de l’arrivée au pouvoir des islamistes, est la réalité de la frustration sociale qui a été accumulée et qui s’extériorise à présent.
La place de l'armée et des femmes
L’armée joue des partitions différentes en Tunisie et en Égypte.
L'armée tunisienne est restée dans ses casernes et joue le jeu démocratique en aidant le pouvoir à assurer l’ordre dans le pays alors que la junte égyptienne détient le pouvoir réel et le distribue avec parcimonie selon son bon vouloir. Comme tant d’autres militaires, ils continuent à s’opposer à l’émancipation des peuples arabes révoltés.
Autre point commun aux deux révolutions, l’implication des salafistes, qui n’ont pas participé aux manifestations révolutionnaires, a été similaire. Leur capacité de nuisance reste prépondérante dans les deux pays et met en évidence la faiblesse des gouvernements. Ils surfent sur la déception des populations qui ont beaucoup rêvé et qui ont soudain découvert l’existence d’un gouffre social et culturel dans un monde où les luttes de classe sociale semblent dominer.
La tâche est difficile pour le parti tunisien Ennahda qui cherche sa place entre des salafistes virulents et un gouvernement islamiste, devenu pragmatique par son arrivée aux affaires, mais qui ne parvient pas à maitriser la situation.
Les femmes semblent les victimes de ces deux révolutions.
Dans une moindre mesure en Tunisie où elles résistent mieux car elles bénéficiaient d’une meilleure avancée imposée par le président Bourguiba. Pendant la révolution, elles se sont mieux défendues et ont même réussi à s’opposer, malgré la pression islamiste, à des les lois qui faisaient reculer leurs prérogatives.
Mais au final elles seront, quoi qu’il arrive, les perdantes de ces révolutions. Elles sont conscientes qu’on cherche à rogner leur statut mais elles maintiennent le combat, aidées en cela par les femmes islamistes faisant partie de la Constituante. En revendiquant leur féminité, ces dernières démontrent qu’elles ont des valeurs à protéger et elles prennent donc le risque de se frotter à ceux qui veulent réduire leurs libertés acquises.
Ces salafistes qui font pression
Mais, si les islamistes égyptiens ont réussi à s’imposer, leurs collègues tunisiens ont été dépassés par leur aile salafiste au point que des imams étrangers ont été amenés à appeler à la lutte contre le parti Ennahda accusé d’être trop modéré.
Les exigences des salafistes sont démesurées car ils veulent islamiser la société et non pas les institutions. Ils semblent convaincus que les populations doivent revenir aux fondamentaux du 7ème siècle. Mais ils sont contrés par les islamistes, sensibles au jugement de l’étranger, qui veulent à tout prix rassurer non seulement l’opinion internationale mais aussi la population laïque du pays ainsi que les progressistes avec lesquels ils sont prêts à composer.
C’est dans cette équation que le courant modéré l’a emporté sur le courant radical ; encore que le terme de «modéré» est contesté pour définir un islamiste car, selon les textes fondateurs, l’islamiste démocrate est une vue de l’esprit. La démocratie consacre en fait la souveraineté des peuples tandis que, pour un islamiste, la souveraineté appartient à Dieu. Un processus électoral ne suffit plus à résumer cette nouvelle démocratie.
Les révolutions ont déçu parce que, avides de démocratie, elles n’ont retrouvé qu’une autre forme de dictature qui rejette le progrès. C’est pourquoi les idéologues islamistes sont jugés sur leurs actes et non pas sur leurs promesses et leurs paroles souvent contradictoires.
En Tunisie, les salafistes ont montré qu’ils se comportaient en obscurantistes, souvent violents.
En Égypte, ils ont cherché à contrôler la rédaction de la Constituante sous prétexte qu’ils avaient gagné les élections sans penser qu’elle devait refléter tous les aspects de la société. Les Egyptiens ont alors fait preuve de maturité car ils s’en sont rendus compte et, bien que musulmans, ils ont eu peur des extrémistes qui prétendent que la religion doit seule régler la vie du pays.
Cela explique pourquoi les islamistes ont perdu, en quatre mois de pouvoir, 25% de leur électorat car ils ont eu à faire face à la réalité de la vie et à la situation économique dramatique, en Tunisie en particulier.
Une troisième voie entre l'armée et les islamistes
Avec les élections législatives et présidentielles, l'Occident feint soudain de découvrir l’antagonisme en Égypte entre l’armée et les islamistes alors que ce conflit couve depuis 60 ans, depuis la révolution de 1952 qui a vu les trois présidents Nasser, Sadate et Moubarak subir les foudres des islamistes. L’un d’entre eux est d’ailleurs mort sous leurs balles.
Polarisés sur le conflit armée-islamistes, les Occidentaux négligent ou ignorent la troisième voie, celle des révolutionnaires, des laïcs et des défenseurs d’un État non religieux qui, pourtant, peuvent faire contrepoids à l’influence des salafistes.
En fait, dans les deux pays, la prise de pouvoir par les islamistes satisfait une grande partie de l’opinion qui assimile, politiquement et sociologiquement, l’arrivée de ces nouveaux dirigeants à une revanche sociale. Mais les islamistes ne risquent pas d’innover et feront certainement preuve de suivisme en s’attaquant à tous les symboles occidentaux.
Les expositions tunisiennes d’art contemporain, devenues des cibles ayant entrainé un couvre-feu, sont en fait révélatrices d’une frustration d’une couche de la population qui veut prendre sa revanche sur les autres classes sociales évoluées ou privilégiées. La charge des islamistes contre les syndicats est une autre manifestation d’une mise en cause des attributs d’une société moderne.
Un islamiste président sous contrôle de l'armée
L’armée tunisienne, décapitée par Bourguiba et négligée par le régime de Ben Ali qui ne lui a permis aucun développement ni aucun équipement lourd et moderne, est trop faible pour prendre part aux évènements.
En revanche l’armée égyptienne est partie prenante dans le déroulement post révolutionnaire. Au départ, elle s’était bornée à s’adapter aux évènements sans les susciter. Mais les revendications excessives des révolutionnaires et l’appétit insatiable des islamistes ont poussé l’armée à intervenir pour contrôler la situation et mettre de l’ordre. Elle s’est attachée cependant à sauver les apparences démocratiques en imposant un coup d’État judiciaire et institutionnel cautionné par le Conseil Constitutionnel qui a accepté d’annuler les élections.
L’armée égyptienne dispose pour l’instant de tous les pouvoirs et jouera seule le rôle de parlement pour légiférer. Elle a cru pouvoir sauver le régime en sauvant Moubarak mais elle a refusé d’occuper la première ligne à condition qu’aucun civil ne soit élu à la magistrature suprême, à fortiori un islamiste civil. Cependant elle a dû admettre la victoire de l’islamiste Mohamed Morsi qui a été finalement élu. Mais il ne disposera pas de pouvoir car il ne pourra s’appuyer sur aucune Constitution ni sur aucun parlement.
Ahmed Shafiq a échoué alors qu’il n’était pas seulement le candidat de l’armée mais celui de tous ceux qui refusent les islamistes et ils commencent à être nombreux. Son élection aurait pu mener à une nouvelle ère Moubarak. Acceptant le scrutin, l’armée est prête à céder le pouvoir, même provisoirement, le temps de revenir au système habituel sous réserve qu’elle conserve son empire, ses prérogatives et le contrôle de son budget.
Les Occidentaux espèrent que les islamistes permettront à l’Égypte de respecter ses traités internationaux la liant à Israël et aux États-Unis donc de maintenir la paix au Proche-Orient. Ils sont convaincus que l’armée reste le seul rempart contre l’insécurité et le désordre et cette analyse est confirmée par le calme total qui règne au Caire. Il n’y a pas eu de nouveau soulèvement populaire.
La situation n’est certes pas identique en province où, selon des témoins, les revendications prennent parfois des aspects violents sous forme de blocage des trains et des routes. La population exige à présent des augmentations de salaires, preuve que la parole est libérée.
Le Qatar et l'Arabie Saoudite veillent
Mais en Tunisie et en Égypte, la fatigue, la désillusion et la déception ont gagné toutes les couches de la population tandis que Ennahda d’un côté, et les Frères musulmans de l’autre cherchent à satisfaire à la fois les salafistes et les autres minorités. Ils ont analysé les causes de leur échec qui s’explique par leur éloignement de certaines couches sociales dont ils n’ont pas requis le soutien.
Les révolutionnaires ont failli car ils manquaient d’organisation tandis que les oppositions, qui ont été décapitées par les dictateurs, ne se sont pas reconstituées et ont abandonné le terrain à des islamistes plus organisés.
Certains pays étrangers ont tenté de remplir ce vide, le Qatar et l’Arabie Saoudite en particulier. La chaîne qatarie Al-Jazzera a diffusé la bonne parole tandis que le Qatar envoyait des livres et des commentaires religieux dans toutes les prisons françaises. Les wahhabites saoudiens se chargeaient, quant à eux, de fournir des livres scolaires entièrement dédiés à la propagande de l’islam dans le seul but de ternir l’image de la société occidentale.
En Tunisie comme en Égypte, les révolutions n’ont pas convaincu et la différence avec le régime des dictatures est minime, avec en prime une crise économique sévère.
Mais, nouvel acquis, elles ont libéré la parole et l’expression dans la rue et dans les médias, qui s’interprète pour certains comme le premier pas vers une lointaine démocratie. Le rêve des printemps arabes est, pour un temps certain, brisé.
Jacques Benillouche
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