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Un manifestant qui s'oppose à un retour de l'ancien régime,  le 19 juin 2012.  au Caire le Amr Dalsh / Reuters
Un manifestant qui s'oppose à un retour de l'ancien régime, le 19 juin 2012. au Caire le Amr Dalsh / Reuters

Les Egyptiens ont déjà perdu goût aux élections

La révolution égyptienne est dans une mauvaise passe. La victoire de l'islamiste Mohammed Morsi n'arrange rien.

Mise à jour du 8 juillet 2012: Mohammed Morsi a annulé la dissolution du parlement, prononcée par le Conseil supérieur des forces armées, avant que le nouveau président égyptien n'entre en fonction, le 30 juin dernier.

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Tout a commencé il y a 16 mois avec une sacrée déflagration: une population opprimée est descendue dans la rue pour surprendre le monde entier (et se surprendre elle-même) en se soulevant contre son maître. Aujourd’hui, dans ces mêmes rues, on dirait que tout se termine en jérémiades.

Les 16 et 17 juin 2011, les Égyptiens ont participé à leurs cinquièmes élections nationales depuis mars dernier —un deuxième tour des présidentielles pour départager le candidat des Frères musulmans, Mohammed Morsi, et Ahmed Chafiq, ancien commandant de l’armée de l’air, dernier Premier Ministre de Hosni Moubarak et symbole universel de l’ancien régime.

De l'enthousiasme à l'abstention

Pour parler franchement, tout cela était fort déprimant —le ton des événements avait apparemment été donné par la décision d’un tribunal, deux jours avant les élections, de dissoudre le parlement pour cause de vice juridique et de remettre l’autorité législative entre les mains du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA).

La participation, constante le 16 juin, a plongé le deuxième jour. Les bureaux de vote sont restés ouverts deux heures supplémentaires dimanche 17 juin au soir, non pas pour cause de longues files d’attente mais plutôt pour tenter désespérément d’attirer quelques milliers de traînards et d’électeurs pas assez motivés.

Environ 1 heure 30 avant l’heure de fermeture prévue d’un bureau de vote aménagé dans une école de filles de Gizeh, dans la banlieue du Caire, j’ai vu passer quelques rares hommes, disparaissant complètement sous le nombre d’assesseurs et d’officiers de police.

Il y avait bien moins de joyeux électeurs secouant allègrement leur index maculé d’encre que lors des élections précédentes. Franchement, à aucun moment ce scrutin n’a donné à quiconque l’envie de secouer allègrement quoi que ce soit.

Bienvenue dans la nouvelle Égypte apathique. On peut l’imputer en partie à un épuisement électoral, en partie à un boycott actif, et en partie à une grande désillusion face aux choix proposés. Les possibilités apparemment infinies offertes par la révolution se sont réduites à une nouvelle épreuve de force entre un régime inchangé et les Frères musulmans.

Choisir entre la peste et le choléra

«J’ai l’impression de ne pas être là pour voter pour quelque chose. Je votre contre quelque chose d’horrible. Je crois que nous sommes beaucoup à le faire aujourd’hui» regrettait Ahmed Adel, charpentier de 32 ans, en sortant du bureau de vote de Gizeh dimanche matin. Il n’a pas voulu révéler pour qui (ou contre qui) il avait voté. Peut-être cela n’avait-il pas d’importance.

En fin d’après-midi lundi, Morsi annonçait une victoire serrée et ses supporters étaient déjà en train de faire la fête place Tahrir. Les résultats officiels ne devaient pas être connus avant 24 heures minimum, le camp de Chafiq avançait des chiffres différents, et certains avertissaient les Frères de ne pas déboucher tout de suite les bouteilles de jus de raisin pétillant.

Les chiffres officiels, quand ils seront publiés, mériteront d’être étudiés de près pour de nombreuses raisons. Pour commencer, le chiffre définitif du taux de participation sera bien plus qu’un détail technique; il sera un baromètre psychologique et émotionnel de l’humeur de la nation et une forme de monnaie politique pour chaque camp dans ce conflit.

Le CSFA a vraiment besoin d’un bon taux de participation pour démontrer la validité du mandat public qui lui a été confié et la crédibilité du processus de transition. Les responsables chargés des élections ont persisté à dire toute la journée de dimanche que les chiffres du deuxième tour étaient comparables aux 46% d’inscrits qui s’étaient présentés pour le premier tour le mois dernier. Mais cela ne correspond tout simplement pas avec les faits constatés sur place dans tout le pays.

Si le taux de participation tombe sous les 25% par exemple, cela donnerait du grain à moudre aux critiques qui avanceraient que le public a perdu foi et enthousiasme pour un processus illégitime.

Boycott ou invalidation volontaire

Outre le camp du boycott, il existe un bloc parallèle de protestataires qui mérite d’être suivi à la trace —ceux qui invalident leurs bulletins.

Depuis plus d’un mois, le débat fait rage dans les cercles révolutionnaires, autour de la question boycott contre invalidation volontaire.

Ce week-end, la communauté de ceux qui invalident leurs bulletins de vote —dont la coloration politique et la taille exacte ne sont pas claires— a fourni l’un des rares bons moments de cette affaire grâce un flux tendu de photos prises au téléphone portable montrant toutes les façons créatives utilisées pour manifester un vote de protestation (notre préféré: VOTEZ BATMAN!).

Lors du premier tour des présidentielles en mai dernier, environ 400.000 bulletins ont été invalidés. Il est impossible de savoir combien parmi eux ont été mal remplis par erreur et lesquels ont été délibérément rendus nuls. Mais si ce chiffre augmente spectaculairement cette fois, et que le taux de participation générale reste le même ou baisse, alors nous saurons que la campagne «invalidez votre bulletin!» aura eu un impact.

Un président sans pouvoir? 

Si les chiffres sont confirmés et que Morsi devient le prochain président égyptien, il héritera d’une charge dont les ailes sont déjà un peu rognées. Pendant le comptage des bulletins ce week-end, le CSFA a en effet ajouté un ensemble d’amendements non négociables à son décret constitutionnel en vigueur.

Sans surprise, ces amendements donnent principalement à l’armée le statut de nouvelle branche du gouvernement, capable de mettre un frein aux autres sans qu’il y ait vraiment de contrepoids à son pouvoir. Le nouveau président n’aura quasiment pas son mot à dire en termes de contrôle de l’armée.

Pire, le CSFA semble s’être positionné pour potentiellement surveiller la rédaction de la nouvelle constitution.

L'Assemblée constituante actuelle doit désormais prouver qu’elle fait des progrès; faute de quoi, le CSFA formera unilatéralement sa propre assemblée. Dans les deux cas, les généraux conservent le droit de poser leur veto sur n’importe quel aspect de la constitution proposée qui serait «en opposition aux objectifs de la révolution ou à ses principes de base... ou aux principes communs des constitutions égyptiennes passées

La déclaration elle-même n’était pas surprenante; cela faisait des jours que les Égyptiens l’attendaient. Mais le moment choisi —au milieu d’une soirée de dépouillement chaotique dimanche— était soit délibérément odieux, soit un signe que le CSFA a décidé d’affaiblir officiellement la présidence au moment où il est apparu clairement que les Frères musulmans pourraient gagner.

Un coup militaire? 

Les premières analyses de cette initiative sont accablantes. Pour le professeur Nathan Brown de la George Washington University, qui porte un jugement sévère sur la situation, les nouvelles dispositions, si elles sont maintenues, «constitutionnalisent réellement un coup militaire

Lors de la conférence de presse du lundi 18 juin 2012, deux généraux du CSFA ont protesté de l’innocence de leurs motivations et ont pour ainsi dire imploré leurs citoyens de faire preuve d’un peu plus de patience, de tolérance et de confiance.

«Nous ne cesserons jamais d’assurer à tout le monde que nous transmettrons le pouvoir avant la fin du mois de juin», a expliqué le major général Mohammed al-Assar lors de la conférence de presse télévisée.

«L’armée remettra le pouvoir au président élu lors d’une grande cérémonie à la fin du mois dont le monde entier sera témoin. L’Égypte est un pays démocratique moderne qui défend toutes les valeurs démocratiques.»

Les initiatives du CSFA n’ont pas paru altérer l’humeur des cadres de Morsi qui faisaient la fête place Tahrir lundi 18 juin. Mais ces réjouissances pourraient être de courte durée. L’avenir réserve à coup sûr une confrontation autour du statut du parlement et probablement aussi de la rédaction de la constitution.

Et c’est sans tenir compte, évidemment, de la sombre perspective d’une nouvelle détestable élection dans quelques mois si le parlement est forcé de revenir à la case départ.

Au final, toute cette histoire est presque devenue une comédie pleine d’humour noir: après avoir espéré pendant tant d’années de pouvoir voter pour quelque chose, il n’aura fallu que quelques mois aux Égyptiens pour éprouver dégoût et scepticisme face aux choix qui s’offrent à eux.

Ashraf Khalil [Traduit par Bérengère Viennot]

Foreign Policy

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Pour plus d'infos: le Blog Nouvelle du Caire

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