mis à jour le

Marocains libres, les interdits vous guettent!
Avec une télé halal, un art propre et des imams érigés en stars du Net, l’Etat et, plus encore, la société marocaine multiplient les glissements en arrière.
Invité il y a quelques semaines à un dîner privé chez Mustafa Ramid, l’auteur de ces lignes a entendu le ministre de la Justice dire à ses invités: «Mes amis, je vous reçois dans la maison de ma première épouse. Parce que j’en ai deux !».
Il y a encore un an, le même Ramid aurait dit aux mêmes invités: «Si j’ai deux femmes? C’est ma vie privée, de quoi on se mêle!». Aujourd’hui, il affiche sa bigamie et cela donne une boutade qui fait sourire tout le monde.
Le voilà donc le nouvel air du temps, et il est à la re-traditionalisation de la société. La ligne de démarcation a bougé et ce n’est pas seulement l’affaire d’un ministre ou d’un gouvernement, mais d’une société.
Une société en recul?
Au moment de tourner un documentaire sur la situation des mères célibataires, la chaîne de télévision nationale 2M avait demandé et obtenu l’autorisation de filmer les filles–mères à visage découvert. C’était l’été dernier, avant l’arrivée des islamistes aux affaires.
Aujourd’hui, les mêmes filles refusent toute exposition et exigent que leurs visages soient «floutés» à l’image. Pourquoi? Qu’est-ce qui a changé? Rien, juste l’air du temps, ou, pour citer une source à la chaîne de Aïn Sebaâ, «ce qui a changé, aux yeux des filles, c’est le regard de l’épicier ou du voisin».
Bassima Hakkaoui a très bien compris la nouvelle donne. Alors que son parti adoptait, par le passé, des positions assez audacieuses sur l’avortement, ouvrant la porte à une éventuelle légalisation, voilà la ministre de la Famille qui fait marche arrière en appelant «à un référendum pour trancher la question».
Qui dit référendum, dit victoire de la tradition et triomphe du statu quo. Ça sera Non à l’avortement. C’est ce que se dit Hakkaoui, et elle n’a pas forcément tort. En soumettant à référendum tous les débats de société à clivage moral ou religieux (vente et consommation d’alcool, casinos et jeux de hasard, retransmission généralisée des appels à la prière, etc.), c’est la majorité qui l’emportera à tous les coups.
Et la majorité, c’est la prééminence du halal contre le haram, du moral sur l’immoral, du licite sur l’illicite.
C’est, en fin de compte, le bien contre le mal. La majorité choisira forcément le «bien». Et le bien, c’est dire Non à l’avortement (parce qu’il encourage la prostitution et la sexualité extraconjugale), Non à l’alcool (parce qu’il tue la famille et éloigne de Dieu), Oui aux appels généralisés à la prière (parce qu’ils restaurent la vertu et éloignent du vice), etc.
La majorité c’est le bien, la minorité c’est le mal
La majorité, parlons-en. Invité à s’expliquer sur la multiplication des interdictions frappant des journaux coupables de représenter le roi ou le prophète, le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, Mustapha El Khalfi, a eu cette réponse, qui nous a été rapportée par un journaliste espagnol:
«Vous me demandez de respecter le droit des minorités (qui n’ont aucun problème avec la représentation du roi, de Dieu ou du prophète), mais que faites-vous du droit de la majorité qui n’est pas prête à accepter cela?».
Epineuse question. C’est en pensant à cette «majorité» que le ministre de la Communication a décidé d’interdire les écrans de publicité dédiés aux jeux de hasard. En creux, il s’agit de rebasculer la balançoire du côté du halal. S’opposer à lui revient à tirer le diable par la queue. Et c’est peine perdue.
C’est toujours au nom de la majorité que le ministre impose les appels à la prière sur les chaînes de télévision publiques. «C’est un service public rendu aux gens, et nous sommes un média public». Oui, parfaitement. Sauf que le Maroc n’a aucune télévision privée. Imposer la prière à «toutes les chaînes publiques» devient à «toutes les chaînes» tout court. Cela devient du conditionnement, point à la ligne.
Cela dit, il est inutile de jeter la pierre au vaillant El Khalfi. Des radios privées ont commencé, d’elles-mêmes, tout à fait spontanément, à diffuser les appels à la prière, interrompant brutalement leurs émissions de divertissement. Le patron d’une radio casablancaise nous le confirme, avec ses mots à lui:
«Ce n’est pas systématique mais oui, de temps en temps, quelqu’un arrive à glisser un appel à la prière. C’est un peu dans l’air du temps. On n’y peut rien…».
Le retour à la tradition, qui sous-tend le retour à une pureté et à une virginité perdues, s’opère via des vagues de glissements progressifs.
Dans le pays profond, des comités populaires ont été mis en place depuis quelques mois pour «traquer la débauche et le vice», assiégeant les supposées maisons closes et donnant la chasse aux revendeurs d’alcool. C’est notamment le cas dans certains villages de l’Atlas. À Kénitra, des centaines de personnes ont manifesté contre l’octroi d’une licence d’alcool à un petit restaurant du centre-ville. Des phénomènes similaires ont été observés à Sidi Kacem, Martil, Sefrou, etc.
Art et citoyen «propres»
Dans les grandes lignes, le citoyen lambda se lance, de son propre chef, dans une opération que l’on pourrait appeler «la reconquête de l’honneur perdu». Tout y passe et, parfois, dépasse.
C’est cette même quête qui a valu à un film de cinéma (Un Film, de Mohamed Achaour) d’être retiré des affiches suite aux protestations du public. Cela s’est passé en novembre dernier et le film a été interdit par le public (et non par l’Etat, grande première), mécontent des audaces verbales du scénario.
On vous parlait de glissements. Il y a encore quelques années, Un film aurait bouclé au moins une semaine entière d’exploitation sans interdiction…
L’artiste-peintre Asmae El Ouariachi a connu une mésaventure comparable. Invitée à exposer, en mars dernier, dans une galerie à Oujda, elle a été prise à partie par le public… qui a exigé le retrait de ses toiles.
Parce qu’elles mettent en avant le nu? Parce qu’elles sont audacieuses? Parce qu’il s’agit d’une femme qui peint le nu?
Ces manifestations d’intolérance plongent dans le même bain: le retour à la notion d’ «Art propre» (le concept circule depuis quelques semaines dans les journaux proches des islamistes et gagne déjà du terrain) et, par extension, de «langue propre» et de «citoyen propre».
C’est ce que veut la majorité, pense-t-on, et c’est ce que s’évertue d’appliquer, conformément d’ailleurs aux dispositions de la nouvelle Constitution, le gouvernement mené par les islamistes.
Le nouvel ordre moral s’est mis en branle, en douceur, lentement, sûrement. Qui dit nouvel ordre, dit nouvelles normes, nouvelles frontières. Les lignes ont beaucoup glissé et c’est sans doute ce qui explique qu’un imam comme Abdellah Nhari, à Oujda, s’élève aujourd’hui au rang de héros national, là où il aurait pu se retrouver derrière les barreaux pour ses prêches incantatoires à la violence inouïe.
Karim Boukhari (Telquel)
A lire aussi
Maroc: le premier ministre veut-il instaurer une charia islamo-monarchiste?
Art, nudité et Islam: un coktail explosif
Tribune: Pour une culture libre au Maroc
Dix raisons de croire que le Maroc pourrait devenir un émirat islamiste