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Tribune: Inventer une agriculture «écologiquement intensive»
L'Afrique dispose des atouts pour développer une agriculture viable et respectueuse de l'environnement. A condition de s'appuyer sur les communautés paysannes qui en sont le moteur.
On sent un peu partout sur le continent africain les frémissements du développement: urbanisation rapide, investissements étrangers, constitution d'une classe moyenne...
Même si les situations locales sont très contrastées et la pauvreté encore massive, il semble bien que l'Afrique s'engage dans la voie du développement économique qu'ont connue d'autres économies émergentes.
Avec en corolaire quelques questions importantes pour l'Afrique et pour le reste du monde à l'heure où «l’économie verte» est en débat à la Conférence mondiale Rio+20: quel sera l'avenir des paysanneries africaines et des zones rurales qui totalisent plus de 600 millions d'habitants? Sont-elles vouées à émigrer vers les villes, laissant progressivement la place à de grandes exploitations mécanisées? Quel rôle l'agriculture familiale africaine peut-elle jouer dans l'énorme enjeu alimentaire et environnemental de ces prochaines années?
Cordonnier mal chaussé
Ces paysanneries profondément enracinées dans leur histoire peuvent-elles inventer une forme de modernité en accord avec leur culture ?
Le fonds Livelihoods est né d'un simple mais terrible constat qui concerne en premier lieu les paysanneries africaines: sur 1,2 milliard de personnes qui souffrent de malnutrition dans le monde, près de 80% sont des agriculteurs, des éleveurs ou des pêcheurs pauvres dont les ressources sont directement liées aux écosystèmes où vivent ces communautés.
Ces producteurs pauvres assurent pourtant la majeure partie de l’alimentation mondiale sur de petites exploitations dont le devenir sera déterminant dans la lutte pour la sécurité alimentaire, la réduction de la pauvreté et le départ des populations rurales vers les villes du continent ou des pays du nord.
La pression de l’activité humaine sur des écosystèmes fragiles s’amplifie fortement: dégradation et érosion des sols, déforestation, surpâturage, appauvrissement de la biodiversité. La «révolution verte» qui, dans les années 70-80, a permis d’accroître fortement la productivité d’une partie des agricultures en Asie du Sud par le recours massif aux engrais chimiques et aux pesticides est difficilement généralisable sans aggraver la crise écologique.
Pourtant, l’augmentation des besoins alimentaires liés à l’accroissement de la population mondiale (estimée à 9 milliards en 2050) combinée aux enjeux de changement climatique nécessite une mutation profonde des modèles de production agricole. Des agricultures «écologiquement intensives» devront se substituer progressivement à l’agriculture à «haute intensité carbone».
S'appuyer sur les communautés paysannes
L'Afrique se trouve au coeur de ces enjeux à l'heure où l'on parle de «green economy»: elle dispose d'immenses superficies de terres, de ressources en eau et d'une part importante de la biodiversité de la planète. Ses populations paysannes sont nombreuses et jeunes.
L'essor rapide des villes d'Afrique offre des débouchés croissants pour des productions régionales. Comment peut-elle tirer partie de ces atouts pour «inventer» des modèles agricoles permettant d'intensifier la production dans le cadre d'une gestion durable des ressources naturelles et des écosystèmes? Des modèles s'appuyant sur les communautés paysannes qui en sont le moteur, tout particulièrement les groupes de femmes que l'on retrouve à la tête des initiatives d'un bout à l'autre du continent.
On peut observer ce mouvement: il est en marche dans de nombreux pays africains et commence à avoir un certain impact. Par exemple au Kenya, dans la région de Kisumu, non loin du lac Victoria sur lequel s'exerce une pression croissante, plusieurs dizaines de milliers de petits producteurs sont engagés dans un programme d'agroforesterie qui permet en quelques années de quadrupler la production sur l'exploitation par un mix intelligent de différentes essences d'arbres, de cultures et de productions animales.
Les essences arborées sont soigneusement choisies: leurs feuilles transformées en compost accroissent la fertilité du sol et leur teneur en matière organique; leur ombre permet des cultures variées destinées à l'alimentation locale ou vendues sur les marchés nationaux ou par contrat à l'exportation; le feuillage de certains arbres sert de fourrage aux animaux; d'autres donnent une variété de fruits complétant le régime alimentaire en vitamines et minéraux.
Ces arbres enfin fournissent le combustible nécessaire à la cuisine quotidienne et le bois d'oeuvre pour la construction. En maintenant un bon niveau d'humidité, les arbres accroissent la résistance aux périodes de sécheresse et leurs racines aident à l'infiltration de l'eau vers les nappes phréatiques.
Point essentiel de ce modèle: à la différence des grands systèmes basés sur l'intense mécanisation, de lourds investissements dans des systèmes d'irrigation ou l'apport important d'engrais chimiques et de pesticides, ce modèle d'agroforesterie ne nécessite pas d'investissements lourds en capitaux.
Un modèle reproductible à grande échelle sans investissements massifs
En quelques années, l'ONG Vi-Agroforestry qui pilote ce programme a essentiellement investi dans deux domaines: d'abord fournir aux paysans les premières graines et plants de qualité qu'ils peuvent ensuite reproduire pour fournir leurs voisins. Ensuite aider à diffuser la connaissance et les bonnes pratiques. Car cette «agriculture écologiquement intensive» exige d'abord de la connaissance et de l'intelligence pour tirer le meilleur parti de la biodiversité, conduire les cultures associées, maîtriser la lutte biologique contre les ravageurs.
Loin d'être un reliquat du passé, elle montre une voie intéressante car reproductible à grande échelle sans investissements massifs. Comme il nécessite un important travail manuel, ce mode d'intensification permet à un nombre important de familles de mieux vivre de la terre. Signe encourageant: lors de ma dernière visite, j'ai vu des familles se réinstaller au village après l'avoir quitté il y a quelques années pour les bidonvilles de Nairobi. Et je me suis souvenu des magnifiques pages écrites par Wangari Maathai, fondatrice du Green Belt Movement et Prix Nobel de la Paix qui nous a quittés l'année dernière. Dans ses mémoires elle évoque le village de son enfance et les transformations qu'elle constate lorsqu'elle y revient bien des années plus tard. Un village victime de l'érosion des sols, de la déforestation, où les cultures vivrières ont été remplacées par des esssences commerciales (thé, café...).
Ce cas n'est pas isolé: au Sénégal par exemple, Livelihoods soutient des villages qui restaurent à grand échelle la mangrove détruite au cours du demi-siècle écoulé par l'utilisation abusive du bois ou des aménagements routiers à courte vue qui ont modifié les conditions hydrologiques. Sous l'impulsion d'Océanium, une ONG sénégalaise dirigée jusqu'à récemment par Ali Haidar, un écologiste charismatique et homme de terrain infatigable, 400 villages de Casamance et du Sine Saloum ont pris conscience du rôle essentiel de la mangrove dans la reproduction des ressources en poissons, coquillages et la protection des rizières contre l'eau salée.
Elles se sont mises massivement en mouvement: depuis 2008, 10.000 hectares de palétuviers ont été replantés, faisant du Sénégal le plus grand projet de restauration de mangroves du monde. La recette mise en oeuvre par Océanium est simple: forte sensibilisation permettant une appropriation du projet par la communauté rurale qui en est l'acteur et le principal bénéficiaire, déploiement à grande échelle de méthodes simples, facilement réplicables. Autre signe des temps, Ali Haidar vient d'être nommé Ministre de l'Ecologie et de la Protection de la Nature par le nouveau Président sénégalais Macky Sall. Ce serait aller vite que de dire que la nomination d'Ali Haidar témoigne d'une prise de conscience écologique généralisée. Mais en nommant un militant engagé depuis si longtemps auprès des communautés de paysans et de pêcheurs pour la défense de leurs ressources, le Président envoie un signal important: l'action pour l'environnement et l'action contre la pauvreté ne sont pas des combats distincts. Ce sont deux faces d'un même problème.
Une forêt en lambeaux
Plus au sud, en République Démocratique du Congo, Livelihoods soutient une autre approche sur le plateau des Bateke, à trois heures de route de Kinshasa: tout au long du parcours, on constate que la grande forêt congolaise a pratiquement disparu, faisant place à des vastes étendues aux sols érodés couverts d'une végétation arbustive plus ou moins clairsemée. Il ne reste que des lambeaux de cette magnifique forêt, le long des cours d'eau, et on aperçoit ici et là des fumées qui s'élèvent vers le ciel. Ce sont les meules des charbonniers qui continuent à abattre illégalement les arbres pour fabriquer le charbon de bois qui alimentera les millions de foyers de Kinshasa.
Ainsi, jour après jour, la forêt congolaise part en fumée. Pour beaucoup de familles très pauvres, cette activité est un des seuls moyens de subsistance. Alors, pour enrayer cette spirale infernale, un Congolais a décidé de tenter une autre approche: depuis quelques années, Olivier Mushiete développe sur les terres de sa famille en partenariat avec les villages environnants un système d'agroforesterie combinant la production et la transformation de manioc qui constitue la base de l'alimentation congolaise, la plantation d'acacias pour produire du charbon de bois «durable» et le stockage de carbone.
A Ibi Bateke, Olivier Mushiete et son équipe ont ainsi créé plusieurs dizaines d'emplois et leur modèle est attentivement suivi par les villages environnants et les autorités congolaises qui souhaitent l'étendre. Dans un contexte difficile pour une jeune entreprise, l'aventure est semée d'embûches mais elle ouvre une voie prometteuse.
Du bon usage des crédits carbone
Comment ces projets peuvent-ils être financés? Après deux décennies caractérisées par l'absence d'investissement dans l'agriculture dite «traditionnelle» au profit des grandes cultures d'exportation dites «compétitives», les institutions internationales ont révisé leur jugement. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), La Banque Mondiale et des agences d'aide bilatérale mettent maintenant l'accent sur le financement de la petite paysannerie et l'équilibre entre cultures vivrières et d'exportation. Mais l'aide publique est aujourd'hui limitée par la crise qui touche une bonne partie du monde développé.
Une alternative possible est l'économie carbone qui permet de mobiliser des capitaux privés avec la perspective d'obtention de crédits carbone. Jusqu'à récemment, les investissements carbone se sont cantonnés aux projets industriels de réduction d'émissions de gaz à effet de serre ou à la production d'énergie renouvelable. Les investissements dans la forêt ou l'agriculture étaient perçus comme complexes avec un retour sur investissement très lent. Mais un mouvement d'intérêt pour ces sujets se dessine. Livelihoods est un des rares exemples de fonds carbone qui investit exclusivement dans des projets portés par des communautés rurales pauvres avec un double objectif de création de valeur: valeur environnementale, économique et sociale pour les communautés, crédits carbone pour des investisseurs «patients».
Comment aller plus loin? Dans un contexte de raréfaction relative des aides publiques et privées, il est possible de créer des synergies entre ces modes de financement qui interviennent trop souvent de façon cloisonnée. Par exemple, un système de garantie partielle du risque pris par le privé pourrait être mis en place par des institutions publiques. Il permettrait de limiter la dépense publique et serait un encouragement puissant pour des entreprises ou des particuliers qui hésitent à s'engager dans des investissements s'ils supportent la totalité du risque. A bon entendeur ...
Bernard Giraud, président de Livelihoods Venture
Lire la deuxième partie:
Comment faire vivre le message de Wangari Maathai
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