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Les mal logés de la classe moyenne algérienne
Déja pénalisés par la hausse spectaculaire du prix des denrées alimentaires, les Algériens, même les classes moyennes, ne peuvent plus suivre l'augmentation des loyers. D'autant que le système d'attribution de logements sociaux est défaillant.
Saïd Hamedine, banlieue est d'Alger, sur la route de l'aéroport. Tous les lundi, devant le siège de l'agence pour l'amélioration et le développement du logement (AADL), ils sont plusieurs dizaines d'irréductibles, pancartes en main, à ne rien lâcher.
Voilà plus de dix ans qu'ils ont souscrit des demandes de logement social et n'ont toujours aucune réponse. Créée par un décret en juin 2001, l'agence faisait partie du programme du premier mandat d'Abdelaziz Bouteflika, qui prévoyait la construction d'un million de logements. Elle est chargée d'attribuer des logements pour une accession facilitée à la propriété.
Retourner vivre chez ses parents à 43 ans
Nassima Touaoula, 45 ans, qui travaille pour SOS Femmes en détresse, fait partie des premiers souscripteurs. «Toujours locataire au bout de vingt ans de mariage et deux enfants», elle explique:
«Je paie actuellement 32.000 dinars par mois (environ 334 euros) un 3 pièces de 85 mètres carrés. Si j'obtenais un logement AADL, à raison de 7.000 dinars (73 euros) par mois, je pourrais être propriétaire au bout de 25 ans.»
Comme Nassima, les «manifestants du lundi» ne sont pas des familles dans la misère, elles appartiennent aux petites classes moyennes dont, disent-ils en choeur, seule «une minorité parvenient à joindre les deux bouts».
Ramdane Libari, par exemple, estime avoir un dossier «éligible» au logement AADL: à 43 ans, ce cadre moyen responsable de la logistique dans une société de service, gagne 50.000 dinars par mois. (environ 334 euros) et loue son logement 30.000 dinars. «Si j'obtenais un logement AADL, je pourrais payer 12.000 dinars par mois pour un T3 de 60 mètres carrés, et au bout de 20 ans je serais propriétaire.»
Sa demande de logement étant restée lettre en morte, et face au coût croissant de la vie, Ramdane a fini par retourner vivre chez ses parents, avec sa femme et ses deux enfants.
Des appartements pour des «fils de» installés à l'étranger
Pour des citoyens comme Nassima et Ramdane, l'AADL, à sa création, a été perçue comme une chance. Mais obtenir un logement auprès d'elle est un véritable parcours du combattant. Pour les prêts aidés, l'AADL a passé un accord avec la banque Cnep.
«Mais il y a eu un litige entre les deux, explique Nassima Touaoula, et nous en payons les pots cassés car l'un ne cesse de nous renvoyer vers l'autre. On nous évoque en permanence de nouveaux critères, nous sommes toujours dans le flou... On nous parle par exemple de "filtrage", de vérifications incessantes: vérifier que les demandeurs n'ont pas contracté un autre prêt bancaire par ailleurs, ou de demande de logement social à la mairie. Ce filtrage est effectué manuellement... et ça traîne, ça traîne...»
Ce flou dans les critères d'attribution des logements n'épargne aucune région du pays. Au début de l'année et pendant plusieurs semaines, pas un jour ne passait sans que soit signalé un mouvement de protestation autour de l'attribution des logements: à Alger, Oran, Béjaïa, avec un point culminant à Laghouat.
A chaque fois, les manifestants dénonçaient un système corrompu jusqu'à l'os. Khaled, la trentaine, a travaillé comme agent de saisie à l'AADL entre 2001 et 2004, avant d'être nommé responsable du site d'El Hachour. Il a justement beaucoup à dire sur la gestion désastreuse et sur les passe-droits qui régissent l'agence:
«Quand tu regardes le nom sur le dossier de demande de logement, c'est souvent quelqu'un qui est encore étudiant. En observant bien ce nom, tu t'aperçois très vite que c'est un "fils de", souvent un étudiant installé à l'étranger…»
Khaled –qui a depuis démissionné– raconte aussi comment des logements AADL se retrouvent proposés dans des agences immobilières de façon tout à fait illégale. En attendant, les demandeurs... attendent. Il y aurait 40.000 dossiers en souffrance et les dépôts continuent.
«J'ai même rendu ma carte d'identité»
Les souscripteurs abondent dans le sens de Khaled:
«Quand nous expliquons que des documents comptables ont été falsifiés, monsieur Khedache, directeur de l'AADL, nous réplique qu'il ne peut pas regarder dans le rétroviseur, que nous devons lui prouver qu'il y a eu des magouilles avant lui. Certains souscripteurs deviennent des bailleurs. La semaine dernière à Ouled Fayet, est parue une annonce d'un souscripteur bénéficiaire d'un logement qui le revendait 1,4 million alors qu'il l'avait obtenu à 700.000 dinars! S'il ce n'est pas un lobby, qu'est-ce que c'est?», dénonce Ramdane, qui précise d'ailleurs que «pour calmer les esprits, l'AADL vient d'annoncer qu'elle va récupérer 500 logements mal distribués».
Les manifestants espèrent qu'ils seront désormais mieux affectés. Pour Djeddie notamment, 60 ans, dont 36 chez Air Algérie comme chef d'escale, qui explique que sa femme a demandé le divorce car elle n'en pouvait plus de ne pas avoir de logement décent. Depuis qu'il est à la retraite, en 2007, il est, lui aussi, retourné vivre chez sa mère.
Ou pour Hocine, la soixantaine également, qui dit vivre «dans un taudis à 30 kilomètres d'Alger, hérité de mes grands-parents. Je suis doublement fils de chaïd, mon père a été un des premiers guillotinés de la guerre, ma mère est morte assassinée dans la Casbah…» Sa femme a fait une demande de logement AADL il y a près de dix ans... Depuis, rien. «Depuis 1975 je n'attends plus rien de ce pays, soupire Hocine. J'ai même rendu ma carte d'identité.»
Economie de bazar
Autour de la table de café, tous y vont de leur témoignage. Ils sont excédés. Ahmed Bouaziz, cheminot, comme sa femme, très malade, est tellement à bout qu'il a fait plusieurs tentatives de suicide. Ses camarades de combat tentent de le surveiller mais ne peuvent pas être tout le temps sur son dos. Ahmed raconte «vivre à Alger centre depuis 20 ans, dans le dortoir en principe destiné aux agents ferroviaires de passage dans la capitale». Il a deux adolescents de 14 et 17 ans, gagne 45.000 dinars par mois. L'an dernier, Ahmed a tenté de s'immoler. En nous quittant, il lance, dans l'ironie du désespoir:
«Je vais aller sauter du pont... C'est la dernière tentative, après je serai au paradis de l'AADL.»
Nassima Touaoula résume la situation:
«On nous a bassiné pendant des années avec la crise du logement. Après, il y a eu le terrorisme, tout était en stand-by. Puis, l'économie de marché, les privatisations, le chômage... On a pris l'habitude d'appeler le système "économie de bazar": on ne sait pas comment les prix sont fixés, chacun fait ce qu'il veut, c'est le règne de l'individualisme... et la société trinque.»
Dans ces conditions, peut-on encore parler de classe moyenne en Algérie? De fait, en dix ans, le pouvoir d'achat des Algériens s'est littéralement effondré. En plus des difficultés à payer un logement décent, les Algériens doivent faire face au coût des produits alimentaires.
Selon l’Office national de la statistique, la viande de mouton a, par exemple, augmenté de 129,9%, passant de 501,33 dinars le kilo en 2001 à 1152,92 en mars 2012. Le prix des œufs a bondi de 72,54 % à 11,01 dinars l’unité contre 6,30 dinars en 2001. Le prix du poulet a connu une hausse de 52,52 %.
Le complot de la patate germe
Idem pour les fruits et légumes dont la palme, sans surprise, revient à la pomme de terre: la rouge a augmenté de 198,59 % (74,26 dinars en mars 2012 contre 24,87 en 2001) et la blanche de 182,98 % (78,81 dinars en mars 2012 contre 27,85 en 2001). Au point que certains ont vu dans cette flambée des prix un complot et un un argument de campagne lors des dernières législatives.
A contrario, les salaires n’ont pas beaucoup évolué - même si le SNMG (salaire minimum) est passé, sur la même période, de 8.000 dinars à 18.000 dinars (188 euros).
A présent que les élections législatives sont passées, les souscripteurs au programme de logements de l'AADL comptent bien, toujours, faire entendre leur voix. Ils viennent de reprendre leur mouvement de protestation.
Louisa Benzaken
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