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Les parrains de Tunis
Le nouveau gouvernement tunisien a déclaré la guerre à la corruption. Plus facile à dire qu’à faire.
Belhassen Trabelsi ne correspond pas au portrait classique de l’immigré sollicitant le statut de réfugié au Canada. Pour commencer, c’est en jet privé qu’il y est arrivé, le 20 janvier 2011. Sa famille possédait un hôtel particulier d'une valeur de 2,5 millions de dollars à Montréal —en tout cas jusqu’à ce que le gouvernement canadien ne le confisque.
Et, à l’inverse de tant de gens fuyant leur pays natal, Trabelsi cherche à échapper à un gouvernement démocratiquement élu, qui a accédé au pouvoir après que le peuple tunisien s’est révolté contre le joug de son propre beau-frère, le dictateur installé de longue date Zine El Abidine Ben Ali.
Trabelsi —un homme de 49 ans atteint de calvitie naissante et au visage poupin, aux yeux enfoncés et au gros double menton— est le frère de Leila Trabelsi, l’épouse de Ben Ali.
«Les tactiques brutales des Trabelsi les rendent facile à haïr»
Selon les câbles de l’ambassade américaine révélés par le site WikiLeaks, Belhassen Trabelsi est «le membre le plus célèbre» de la famille étendue de Ben Ali. Les câbles font référence à cette famille comme à une «quasi-mafia» et notent:
«Les tactiques brutales des Trabelsi et leurs abus flagrants du système les rendent facile à haïr.»
Qualifié de «truand» par la presse française, Trabelsi a profité du mariage de sa sœur en 1992 et utilisé les institutions et les ressources publiques pour créer un empire commercial tunisien comprenant des hôtels de luxe, une compagnie aérienne, un journal et deux banques.
Trabelsi s’est réfugié à Montréal quand les Tunisiens sont descendus dans la rue à l’hiver 2011 pour faire tomber le régime de Ben Ali. Malgré une demande d’extradition par le gouvernement tunisien qui veut le présenter à la justice, les autorités canadiennes lui ont permis de rester en se cramponnant aux procédures légales conçues pour protéger les droits des demandeurs d’asile légitimes.
Au début du mois de mai, Trabelsi n'a pas réussi à faire renouveler sa demande de résidence permanente, mais il est fort probable qu’il restera au Canada pendant des années le temps sa demande soit examinée.
Accouchement dans la douleur
Sous de nombreux aspects, ce qu’on a appelé la Révolution de Jasmin tunisienne a été le rejet du système corrompu dirigé par un petit clan oligarchique, dans lequel Trabelsi occupait une position très éminente.
Pourtant même aujourd’hui, la corruption reste l’un des défis majeurs d’une Tunisie cherchant à accoucher d’un système démocratique. Le pays a fait quelques progrès sur le plan national en confisquant certains actifs locaux de Ben Ali, en plaçant quelques anciens oligarques en rétention et en mettant en place des mécanismes anti-corruption.
Pourtant, le nouveau gouvernement lutte encore pour admettre pleinement les abus du passé. L’un des plus grands défis: conduire toutes les ex-personnalités du régime devant la justice et récupérer les actifs financiers tunisiens —plus de 15 milliards de dollars selon certaines estimations— escamotés et cachés dans le monde entier.
«C’est une bataille entre deux camps: l’État tunisien et une mafia internationale», expose Abderrahmane Ladgham, en faisant référence aux familles Trabelsi et Ben Ali et à ceux qui continuent de les soutenir.
Ladgham, membre du parti centre-gauche Ettakatol intégré au gouvernement de coalition, est vice-Premier Ministre chargé de la gouvernance et de la lutte contre la corruption.
«L’ancien régime avait un visage, une façade qu’il présentait à l’Occident, celui d’un pays développé, le bon élève de la Banque mondiale, le bon élève du FMI, un pays ouvert au tourisme, à la culture, et un deuxième visage qui était répressif, intolérant, opaque, corrompu», poursuit Ladgham.
Il insiste sur le fait que la Tunisie d’aujourd’hui, en revanche, est prête à faire face aux abus du passé, affirmant que le gouvernement s’est engagé à la transparence, «même si les dossiers ou les rapports sont à charge (à l’encontre des membres du gouvernement).»
Les bons comptes (en banque) font les bons amis
Pour l’instant cependant, la tâche de récupérer des capitaux à l’étranger et de présenter ces personnalités de l’ancien régime à la justice est entravée par le manque de coopération totale de pays qui entretenaient de bonnes relations avec la famille Ben Ali. Il s’agit du Canada, de l’Arabie Saoudite et du Qatar —qui abritent encore tous des membres de la famille— ainsi que de la Suisse et de la France.
Certains de ces pays ont fait un geste dans la bonne direction. Le Canada a saisi un hôtel particulier des Ben Ali et 100.000 dollars sur des comptes bancaires, tandis que la Suisse, le Qatar et l’Union européenne ont gelé des comptes appartenant directement à Ben Ali et à sa femme. Mais selon les responsables tunisiens, il ne s’agit là que d’une fraction des actifs de l’ancien régime. Ils estiment que la plus grande partie a été soit expédiée à d’autres membres de la famille, soit retirée des comptes bancaires pour être transférée sur des instruments financiers plus complexes. Ladgham ajoute que certains pays, qui ne veulent pas apporter une aide active, se cachent derrière leur législation nationale.
En ce qui concerne la gestion des actifs dans le pays, le gouvernement tunisien a réussi à confisquer des centaines d’entreprises, de banques, de compagnies d’assurance et plusieurs propriétés foncières contrôlées par l’ancien régime. Beaucoup sont des conglomérats, comme Princesse Holding —groupe contrôlé par le gendre de Ben Ali, Sakher el-Materi —comprenant des entreprises actives dans tous les principaux secteurs de l’économie tunisienne, des importateurs de voitures aux maisons d'édition en passant par les banques.
La vaste échelle des confiscations atteste de l’étendue de la corruption sous l’ancien régime. Presque toutes les grandes entreprises étaient soit la propriété directe de l’ancienne famille régnante, soit avaient des arrangements avec elle. Les ministères étaient souvent utilisés comme instruments pour servir ces mêmes intérêts.
La boîte de Pandore est ouverte
La gestion des actifs fraîchement confisqués s’est révélée ardue. Ils sont désormais sous le contrôle de la banque centrale, et leur liste exhaustive n’a commencé à être compilée qu’en septembre. En mars dernier, le gouvernement élu de Tunisie n’avait pas encore décidé quels biens vendre et comment. En outre, Ladgham avance que le gouvernement pourrait en confisquer d’autres, car il est en train de «découvrir de plus en plus de gens liés à la famille régnante.»
Si beaucoup de ces actifs ont été saisis, le nouveau gouvernement tunisien a bien du mal à présenter à la justice les personnes qui étaient à des postes de responsabilité.
«Ce sont ceux qui ont profité de l’ancien système qui sont notre principale difficulté» déplore Samir Annabi, le nouveau chef de la Commission nationale contre la corruption et le détournement de fonds de Tunisie. «Ils vont essayer de se défendre. C’est une continuité de l’ancien système.»
Cette commission est l’un des quelques outils à la disposition des nouveaux responsables tunisiens, qui commencent à faire le ménage au sein du gouvernement. Annabi n’a été nommé que récemment, quatre mois après la mort à son poste de son prédécesseur. Ladgham explique que la période d’inactivité de la commission a été une «perte de temps» dans la lutte contre la corruption. Annabi a plus de 6.000 dossiers à étudier. Ceux-ci renferment des plaintes pour corruption, déposées par des citoyens et des responsables et rassemblées sous le gouvernement transitionnel précédent, mais l’étendue de leur contenu n’est pas tout à fait claire. «Derrière chaque dossier il y a au moins une personne demandant justice», rapporte Annabi, expliquant que les affaires consignées dans les dossiers feront l’objet d’une enquête et seront soumises au système judiciaire qu’il reste encore à réformer.
La tâche d’Annabi est rendue plus ardue encore, à en croire Ladgham, du fait que certains acteurs non spécifiés, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement, s’opposent à donner trop de pouvoir à la commission, avançant que cet organe pourrait abuser de son autorité en choisissant sur quelles affaires enquêter.
«Un régime ne s’éteint pas d’une mort subite»
Samir Dilou, ministre des Droits humains et de la Justice transitionnelle, a aussi une tâche pénible devant lui. La première mission de son ministère consiste à concevoir un nouveau système judiciaire en concertation avec des groupes de la société civile, des organes judiciaires et des partis politiques. Pourtant, même cette mission relativement réduite rencontre une considérable résistance.
«Un régime ne s’éteint pas d’une mort subite» justifie Dilou. «Il a toujours cette malheureuse habitude de se perpétuer. Ce n’est pas une question d’initiative individuelle, mais de système bien établi.»
Son travail comporte des contradictions. Peu de temps après les élections, dans le cadre de sa fonction de ministre des Droits humains, il a rendu visite aux dizaines de personnalités de l’ancien régime incarcérées dans la base militaire d’Al-Aouina, à la suite de plaintes concernant les mauvaises conditions d’emprisonnement.
Le fait que le ministre ait pu se sentir obligé d’effectuer une telle visite peut choquer les centaines de milliers de Tunisiens —dont beaucoup ont joué un rôle dans les soulèvements qui ont provoqué le renversement de l’ancien régime— qui se retrouvent sans travail aujourd’hui.
Les diplômés d’université de l’intérieur de la Tunisie, chez qui le taux de chômage est compris entre 30% et 40%, continuent de manifester régulièrement depuis la révolution, réclamant des emplois, la justice, et un gouvernement rendant davantage de comptes (la photo ci-dessus montre des étudiants diplômés sans emploi en train de manifester).
Un récent rapport de l’International Crisis Group note que l’approche «gradualiste» des autorités tunisiennes vis-à-vis de la prise en charge du passé a ses inconvénients, et laisse d’immenses demandes de justice et de prise de responsabilité sans réponse.
Le gouvernement peine à convaincre
«Nous voulons davantage de transparence et de communication d’informations» revendique Mouheb Garoui, 24 ans, président d’I-Watch, organisation non-gouvernementale pour la transparence et contre la corruption formée dans le sillage de la révolution. L’urgence à s’occuper du problème de la corruption est apparue clairement quand Transparency International a publié son Indice de perception de la corruption 2011.
La Tunisie a reculé de 14 places depuis la révolution -et se classe désormais 73ème sur 182-, ce qui peut s’expliquer en partie par de meilleurs comptes rendus des crimes de l’ancien régime. «Réclamer la fin d’un régime corrompu et réussir à changer de dirigeant ne signifie pas nécessairement que les règles, ou que la structure, aient changé» affirme Sion Assidon, chef du bureau régional de Transparency.
Selon un sondage publié en avril, 75% des Tunisiens ne croient pas que le nouveau gouvernement ait réussi à combattre la corruption et la subornation lors de ses 100 premiers jours (sonder l’opinion publique sur le sujet est délicat, car la Tunisie ne possède toujours pas d’organisme de sondage indépendant.) Pour sa part, Ladgham estime que mesurer la corruption à l’aune de la perception du public n’est pas nécessairement utile.
Pourtant, en dépit de la myriade de défis qui l’attendent, pour Ladgham la Tunisie est sur le bon chemin: «Nous n’avons pas à avoir honte de quoi que ce soit, car nous commençons à apprendre et nous avons la volonté d’apporter des solutions.»
Fadil Aliriza (Traduit par Bérengère Viennot)
Foreign Policy
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