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Saint-Louis, la belle métisse s'encanaille
Le festival de Jazz de Saint-Louis s’achève, vingtième de la série et premier du ministre Youssou Ndour. Une édition aux teintes bigarrées.
24 mai. 21 heures. Teintes bleutées. Le bleu azur du ciel de Saint-Louis s’est incliné bien volontiers devant une nuée d’étoiles, les stars de jazz réunies à la vingtième cuvée du Festival international. L’édition se veut celle d’un renouveau promis par le “bleu” Youssou Ndour, frais émoulu ministre de la Culture.
Bleu comme les fascinantes façades au turquoise délavé et aux profondes lézardes. Les fissures témoignent judicieusement de l’authenticité des lieux. Elles trahissent aussi le manque d’entretien de cette cité pourtant classée sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Lasse, la teinte lavande se laisse « violer » par la colossale enseigne bleu électrique d’un margoulin de téléphones portables. Face à la place Faidherbe où un concert s’annonce, la morgue du panneau commercial nargue les projecteurs subtils de la scène musicale.
Devant les vieilles bâtisses, la contemplation nonchalante des nuances de bleu-gris patiné est devenue superflue. Un puriste européen entre dans une colère… bleue.
Quelques étroites rues plus loin, passée une affiche «Air bleu» qui rappelle, jusque dans son graphisme, l’époque de l’aéropostale, des expatriés médusés se surprennent à voir Charles Aznavour surgir d’un modeste restaurant libanais. Vêtu d’une veste bleu ciel, l’auteur de «Plus bleu que le bleu de tes yeux» devise avec René Urtreger, pianiste de «Ascenseur pour l'échafaud».
La veille, à l’ouverture, le second jouait en l’honneur de l’anniversaire du premier. Ce soir, tout protocole bu, ce duo de simples festivaliers acclimate le débat sur l’œuf et la poule, devenus le jazz et l’Afrique. À la base du tronc et dans les interstices de l’écorce, on convoque les “bleus à l’âme” d’esclaves d’un temps passé; un temps passé loin d’être passé inaperçu au Sénégal. L’essaim qui accompagne les deux musiciens ne manque pas d’évoquer l’atelier qui s’est tenu, le matin même, dans une école primaire garnie d’enfants en blouses bleues. Du bleu du blues aux blouses en bleu, jusqu’à ce que, d’un horizon bleu pétrole, montent les premières notes du big band New Cool Collective. Charles et René -166 ans de vibrations musicales- pressent le pas…
Le jazz fait grasse matinée
25 mai. 8 heures. Pendant que le jazz fait grasse matinée, l’ocre à repris ses droits, orchestrant un festival de jaune. Celui des rayons qui dardent déjà. Celui de façades qui prennent leur revanche sur le bleu, disqualifiant, au passage, le mauve, le rose et le pourpre. Celui que l’on devine dans le sable de nouvelles écoles visitées par les artistes. Celui qu’on expose dans un dessin de saxophone soumis à la perspicacité des élèves.
Devant le tableau noir, l’identification didactique achevée, la chanteuse iranienne Sussan Deyhim tresse ses vocalises avec des voix enfantines de moins en moins timides. La jazzwoman désigne une section de percussions. Des tables-bancs font office de djembés. Les maîtresses dansent, le soleil est déjà au zénith. Déjà se profile, pour Sussan, une virée dans un campement sur pilotis, à une vingtaine de kilomètres de là, puis des séances de répétition à l’Institut français. Journée dilettante et studieuse. Comme une improvisation de jazz.
Couleurs harmoniques et nuances chromatiques
Le cœur de Saint-Louis est un pont. Alors la ville fait le pont entre les sensibilités musicales. Au fil des jours, les couleurs harmoniques et les nuances chromatiques s’entremêlent, enfantant de nouveaux tons. Ici, une bossa nova innocemment teintée d’harmonica. Là, la version d’un morceau de Stevie Wonder dont –justement– l’harmonica s’est malicieusement mué en arabesques vocales. Ailleurs, un piano pétillant dans une course-poursuite joviale avec un balafon enivrant…
En 2010, Dans son album avec le Clayton-Hamilton Jazz Orchestra, Charles Aznavour avait l’inspiration prémonitoire: «Un certain temps aux oubliettes / Sauf pour quelques fanas têtus / Le voilà parti bille en tête / Le jazz est revenu.» Le jazz est bien là au Sénégal.
Le 27 mai, dans cette Tour de Babel qu’est devenu Saint-Louis, l’arc-en-ciel est complet: le rouge de la basse de Jon Ossman, l’orange des plats de thieboudienne, le jaune des spots qui balaie le concert du pianiste Franck Amsallem et restaure le vert des arbres de la Place Faidherbe, le bleu de l’enseigne de l’hôtel “La résidence”, véritable QG des artistes, le violet des boubous endimanchés, l’indigo de la chemise d’Alan Kushan.
A ce virtuose du santûr, cithare sur table iranien, un rastaman sénégalais intrigué demande: «Where are you from?». À cette question sur son origine géographique, le musicien répond avec une voix de stentor et l’esprit que méritait ce festival bigarré: «de la terre».
Damien Glez
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