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Les brillantes erreurs de l’Egypte
La transition, depuis la chute de Moubarak, a été calamiteuse. Mais l'engouement des Egyptiens pour la première élection présidentielle libre témoigne d'un élan démocratique impensable il y a 15 mois.
Mise à jour du 25 juin 2012: Mohamed Morsi, premier islamiste à accéder à la magistrature suprême en Egypte, a promis dimanche, 24 juin, d'être le président de «tous les Egyptiens», en appelant à l'unité nationale et en promettant de respecter les traités internationaux signés par son pays.
Morsi a obtenu 51,73% des voix contre 48,27% pour Ahmad Chafiq, dernier Premier ministre du président déchu Hosni Moubarak.
Des centaines de milliers de personnes ont fêté sa victoire sur la place Tahrir, au Caire, symbole de la "révolution" qui a renversé Hosni Moubarak en 2012.
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«La transition la plus stupide de toute l’histoire»: voici comment mon collègue Nathan Brown, professeur de sciences politiques à l'université George Washington, a récemment décrit les quinze derniers mois en Egypte. Et peu de gens diraient le contraire...
A chaque étape, quasiment tous les participants font le mauvais choix: le Conseil suprême des forces armées (SCAF), les militants, les Frères musulmans, le pouvoir judiciaire, les dirigeants politiques… Et même les analystes politiques.
J’ai toujours l’impression que le ciel va nous tomber sur la tête, que je sois au Caire ou en train de parler avec des amis égyptiens, ou encore en suivant l’actualité du pays. Chaque manifestation apparaît comme la prochaine révolution, chaque mouvement erratique du SCAF sonne comme la confirmation de son complot retors, chaque déclaration enflammée des islamistes devient le signe d’une apocalypse imminente.
En fait, prédire des catastrophes est devenu une quasi-obligation pour les analystes égyptiens.
Légitimité populaire
Et pourtant… Si vous vous étiez endormi en février 2011 pour ne vous réveiller que la semaine dernière et découvrir un pays emporté par la fièvre de l'élection présidentielle, les choses pourraient avoir l’air bien différentes.
L’Egypte possède désormais un Parlement élu, qui bénéficie d’une réelle légitimité populaire, même s’il n’a pas atteint tous ses objectifs. Plusieurs candidats importants, dont la majorité est de bon niveau, participent au scrutin des 23 et 24 mai -un scrutin dont le résultat n’est pas connu d’avance.
Comme prévu, la politique s’est déplacée de la rue jusqu’aux urnes, et la fièvre électorale s’est emparée du pays. Les militaires veulent toujours conserver leur propre empire à l’intérieur de l’Etat, mais ils ont à plusieurs reprises refusé des opportunités de repousser le transfert de pouvoir à un gouvernement élu.
Les islamistes, après avoir remporté les élections législatives, semblent perdre du terrain à cause de leurs propres erreurs politiques (présenter un candidat à la présidentielle, par exemple, après avoir promis de ne pas le faire), et d'une mauvaise gestion du Parlement. Durant ces mêmes élections, les Foulouls de l’ancien régime [candidats du Parti national démocratique] ont été laminés et restent sur la défensive.
Cette désastreuse transition égyptienne pourrait-elle, finalement, se terminer en beauté?
Les militaires respectent leurs engagements
Comprenez-moi bien: la transition a vraiment été très mal gérée, à bien des égards. Je n’ai jamais été persuadé par la théorie du «mauvais génie», selon laquelle chacun des mouvements du Conseil suprême des Forces Armées constituerait un vaste complot.
Le SCAF est passé d’une position à l’autre, changeant de règles à la mi-temps, communiquant au minimum, et contribuant généralement à une incertitude rampante et à la panique dans la classe politique égyptienne.
Leur habitude de faire des concessions importantes uniquement après des manifestations a conduit à de graves violences et créé de nombreux effets pervers, contribuant aussi à l’instabilité. Les militaires veulent protéger leur empire économique et leur statut juridique, ce qui n’est pas étonnant. Leur intention d’annoncer l’ajout d’un intérim constitutionnel avant les élections n’est que le dernier exemple en date de cette mauvaise gestion -même si, dans ce cas, ils y ont été forcés par la mauvaise décision des forces politiques non-islamistes de boycotter l’Assemblée constitutionnelle formée par un Parlement dominé par les Frères musulmans.
Mais malgré tout, le SCAF a réussi une chose vraiment importante: il a respecté, en temps et en heure, le transfert du pouvoir à un gouvernement élu, et ce malgré de nombreuses opportunités de revenir sur cet engagement.
Les Révolutionnaires ont toutes les raisons d'être déçus
A de nombreuses occasions, il aurait pu facilement refuser cette transition, ou au moins la repousser indéfiniment. Si le SCAF avait freiné après les violences de la fin de l’année dernière, ou après la victoire des islamistes aux élections législatives, il en aurait probablement tiré un certain soutien de la part des Egyptiens qui sont fatigués de ce chaos politique, ou qui ont peur des islamistes.
Le SCAF mérite un certain crédit pour s’en être tenu au calendrier des élections, et on doit l’exhorter à respecter sa promesse de transmettre le pouvoir à un gouvernement élu après les élections présidentielles. La transition prolongée n’a généré qu’incertitude et stagnation, et allonger cette période ne donnerait rien de bon –l’Egypte doit avancer.
Ceux qui sont inspirés par la révolution du 25 janvier ont toutes les raisons d’être dégoûtés par les événements en cours, depuis les violences faites aux manifestants jusqu’aux procès militaires en cours à l’encontre de manifestants civils, en passant par la montée du pouvoir politique des islamistes. Mais il faut toujours mettre ces déceptions en perspective.
Fièvre électorale
Il a toujours été clair que le passage de la rue aux urnes ne serait pas facile pour les militants, qui représentent une petite minorité mobilisée qui a toujours eu l’air d’être sur le point d’être engloutie par des mouvements de masse comme les différentes tendances islamistes.
Ces militants ont lutté pour s’adapter alors que l’opinion publique se retournait contre eux et que le nombre de personnes se joignant aux manifestations diminuait. Mais ils ont réussi à transformer la vie politique de l’Egypte et à maintenir la pression sur le SCAF -même s’ils sont loin d’être satisfaits du résultat.
Qu’en sera-t-il de l'élection présidentielle qui a commencé mercredi 23 mai? Je ne ferai aucune prédiction ici. Je n’ai quasiment aucune confiance dans les différents sondages d’opinion et je ne pense pas qu’ils offrent une référence fiable à l’électorat égyptien.
La campagne a mis en avant des candidats qui représentent des tendances différentes dans la vie politique égyptienne, et quasiment toutes les combinaisons entre Amr Moussa, Mohammed Morsi, Abou Foutouh et Ahmad Chafiq semblent possibles pour le second tour. La fièvre électorale qui s’est emparée des rues égyptiennes illustre la légitimité populaire de ce processus, et le désir populaire d’aller de l’avant avec la transition -et donnera au vainqueur une réelle légitimité pour défier le SCAF, s’il choisissait de le faire.
S'attaquer enfin aux défis économiques
De mon point de vue, certains résultats seraient meilleurs que d’autres, mais les Américains (moi compris) doivent accepter que le soutien à la démocratie signifie aussi d’accepter le choix des Egyptiens. C’est incroyablement excitant d’assister à une élection égyptienne, où personne ne sait qui sera le vainqueur et où l’enjeu est de taille.
L’Egypte pourrait avoir un avenir bien plus prometteur que prévu, si elle est le témoin d’un transfert de pouvoir du SCAF à un président élu et aux députés, dès lors que les élus sont capables d’asseoir leur autorité. Ces dirigeants pourront commencer, enfin, à s’attaquer aux nombreux défis économiques, sociaux et institutionnels qui ont été si longtemps mis de côté (et pas seulement durant la transition). Je ne m’attends pas à ce que cela soit facile, c’est quand même l’Egypte!
Le nouveau président va manœuvrer pour le pouvoir avec le SCAF et les médias égyptiens, merveilleusement indisciplinés et portés sur la controverse, vont scruter et contester chaque geste. De nombreux militants vont probablement continuer à manifester dans les rues. Mais à l’aube de cette élection, l’Egypte semble soudainement très proche de ce qui pourrait ressembler à une transition réussie.
Marc Lynch (traduit par Sandrine Kuhn)
Marc Lynch est professeur agrégé de sciences politiques et relations internationales à l'Université George Washington.
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