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Une entreprise française «complice d’actes de torture» en Libye?
L'entreprise française Amesys aurait vendu au régime de Kadhafi du matériel destiné à écouter l'ensemble de la population. Une information judiciaire a été ouverte à Paris contre la société.
Une première victoire pour les ONG. Alors que, le 17 mars dernier, une plainte déposée par l’association Sherpa pour «violations de la vie privée, fabrication et vente sans autorisation de matériel permettant de porter atteinte à la vie privée d'autrui» avait été classée sans suite, le parquet vient de décider d’ouvrir une enquête visant l’entreprise française Amesys pour complicité d’actes de torture en Libye après la plainte déposée par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) et la Ligue des droits de l'homme (LDH) en octobre 2011.
«Nous déplorons qu’il ait fallu attendre sept mois avant qu’une information judiciaire soit effectivement ouverte sur un dossier portant sur des faits aussi graves. Nos organisations espèrent maintenant que des investigations seront rapidement diligentées, tant en France qu’en Libye, pour établir la vérité des faits et la responsabilité éventuelle de la société Amesys»,
a commenté Patrick Baudouin, Président d’honneur et coordinateur du groupe d’action judiciaire de la FIDH.
Dans un communiqué, Amesys «conteste très fermement l'accusation de "complicité d'actes de torture" dont elle est l'objet et souhaite rapidement pouvoir informer le magistrat instructeur de la réalité du dossier».
Une gigantesque salle d'écoute
L'enquête a été confiée à Céline Hildenbrandt, juge du pôle spécialisé dans les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et génocide du tribunal de grande instance de Paris.
Jusqu’à présent, le parquet refusait de se saisir de l’enquête car l’affaire tombait dans un «vide juridique», pour reprendre les mots de l’association Sherpa lors du classement de sa plainte déposée avec constitution de partie civile.
Qu’est-il reproché à Amesys, société de services en ingénierie informatique, filiale de Bull, entreprise en partie publique et dans laquelle le Fonds Stratégique d’Investissement a injecté 25 millions d’euros en août 2011?
Lors de la chute de Tripoli, des journalistes de la BBC et du Wall Street Journal ont découvert une gigantesque salle d’écoutes de la population. Dans ce bâtiment dont les murs affichaient le logo d’Amesys, des membres du service d’espionnage libyen scrutaient l’ensemble du spectre des télécommunications - trafic IP (Internet), réseaux téléphoniques fixes et mobiles, WiFi, satellite, radio V/UHF- afin de traquer les opposants au régime.
D’après les découvertes de ces journalistes, l’entreprise Amesys avait installé en 2009 leur logiciel phare baptisé «Eagle» utilisant la technologie du «deep packet inspection» qui permet d’analyser le contenu d’un paquet réseau pour récupérer toutes les données, et fichiers attachés, associés aux protocoles mail, webmail, chat, moteurs de recherche, transferts, etc.
Du matériel du guerre?
Selon Mediapart, ce système aurait été vendu pour 26,2 millions d’euros par la société i2e (filiale du groupe Bull et d’Amesys) à la Libye en avril 2007, en pleine campagne présidentielle française, grâce à l'appui du ministère français de l'Intérieur et par l’intermédiaire de Ziad Takieddine. Le journaliste Karl Laske précisait à l’époque dans Siné Mensuel que le contrat comprenait une surveillance massive d’Internet (Network Stream Analyser) facturée 12,5 millions d’euros, un dispositif d’écoutes des téléphones portables (Legal GSM Interception) ainsi qu'un système de cryptage des communications (Cryptowall) pour mieux protéger les dignitaires du régime.
En réponse à une question du député de Seine-Saint-Denis Daniel Goldberg, Claude Guéant, alors ministre de l'Intérieur, conteste cette version et assure, en décembre 2011, «jamais le ministre de l’Intérieur ni son entourage ne s’était occupé d’une telle transaction».
Ce contrat relevait-il de la vente de matériel de guerre et devait-il donc être soumis à l’accord de commissions indépendantes? Oui, selon les juristes de Sherpa —représentés par Me William Bourdon— qui soulignent que l'article 226 du code pénal stipule que «la fabrication, l'importation, la détention, l'exposition, l'offre, la location ou la vente» de systèmes de surveillance tels que ceux conçus par Amesys —c'est-à-dire «permettant de porter atteinte à l'intimité de la vie privée et au secret des correspondances»— sont «soumis à une autorisation délivrée par le Premier ministre».
Non, répliquent les autorités françaises. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) répondait en décembre 2011 que le programme «Eagle» vendu par Amesys «n'a fait l'objet d'aucune autorisation d'exportation du gouvernement pour la simple et bonne raison qu'il n'est pas considéré comme du matériel de guerre, donc non soumis à une telle autorisation».
Espionnage des opposants réfugiés en Europe
Interrogé à cette période par le député de Meurthe-et-Moselle Hervé Féron, le ministre des Affaires étrangères d’alors Alain Juppé acquiesçait:
«Les systèmes informatiques auxquels il est fait référence sont développés sur la base de produits du marché grand public (…) Ils n'entrent pas dans la catégorie des matériels de guerre ni dans celle des biens à double usage (…) Is ne font donc l'objet, selon les réglementations française et européenne, d'aucun contrôle préalable à l'exportation.»
Quelques mois plus tôt, les députés européens votaient l’interdiction de la vente de ce type d’outil à des dictatures et le site Owni.fr révélait que le logiciel Eagle servait également à espionner des opposants réfugiés en Europe ou aux Etats-Unis comme Mahmoud al-Nakoua, un intellectuel, journaliste et écrivain libyen de 74 ans, co-fondateur du Front national pour le salut de la Libye, vivant à l’époque en Grande-Bretagne ou encore Aly Ramadan Abuzaakouk, 64 ans, qui anime une ONG de défense des droits de l’homme basée à Washington.
Face à ces révélations, l’entreprise se devait de réagir. Le 1er décembre 2011, dans un documentaire diffusé ensuite sur France 2, le directeur commercial d'Amesys Bruno Samtmann explique qu'Eagle avait été «imaginé pour chasser le pédophile, le terroriste, le narcotrafiquant», et qu'il avait été «détourné» de sa finalité par la Libye. Amesys rappelle légitimement que le contrat a été signé dans un contexte de «rapprochement diplomatique» avec la Libye.
Le programme n'a pas été détruit
Comme le relève le journaliste Jean-Marc Manach, en déclarant que la liste des opposants avait été fournie par le «client» en 2006, Bruno Samtmann a peut-être avoué sans s'en apercevoir qu'Amesys était conscient, dès le début, de ce à quoi allait servir son système puisqu’Eagle n'existait pas encore en 2006, année où plusieurs responsables d'Amesys sont allés négocier, à Tripoli, le contrat qui allait les lier à Kadhafi, avant de créer ce système d'interception massif des télécommunications.
Le ministre de la Défense d’alors Gérard Longuet —dont la fille a été nommée en janvier 2011 responsable de la communication de Bull— a confirmé ses affirmations le 19 décembre 2011. En réponse à une question du député de la Nièvre Christian Paul, il déclarait:
«En ce qui concerne les télécommunications, force est de reconnaître qu’à cet instant aucune commission interministérielle d’exportation de matériel de guerre n’a été sollicitée à un moment ou à un autre pour ce type d’exportation, parce qu’il y a eu détournement d’objet à cet instant.»
Avant de comparer cette vente à... la vente de vêtements.
En mars dernier, Bull annonce la cession des activités de sa filiale Amesys relatives au logiciel Eagle. Comme le précise le journaliste Paul Moreira, auteur du documentaire «Traqués», l’entreprise ne commercialise plus son programme d'espionnage Internet, mais elle ne le détruit pas. Elle le revend à une autre entreprise, dont le nom est pour l’instant resté secret. Nokia et Siemens avaient procédé de la même façon en Iran en 2008. Via une joint-venture, les deux entreprises avaient équipé le gouvernement iranien d’un système d’espionnage du web. Après l’insurrection suivant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, des journalistes du Wall Street Journal avaient révélé ce partenariat, poussant Siemens et Nokia à vendre leur technologie à un fonds d’investissement appelé Perusa Partners Fund.
Les militaires français complices?
Malheureusement pour Bull/Amesys, l’affaire est loin d’être classée. La décision du parquet d’ouvrir une enquête pourrait servir d’exemple aux opposants traqués dans d’autres pays. En effet, avant de cesser de commercialiser son logiciel Eagle, Amesys aurait pris soin de le vendre au Maroc sous le nom de «projet Popcorn» et au Qatar, projet «Finger», notamment.
Plus dérangeant encore, cette fois pour l’Etat français: des militaires français retraités de la direction du renseignement militaire (DRM) auraient formé, en 2008, aux côtés d’ingénieurs de Bull, les services de renseignement libyens pour placer la totalité du pays sur écoute.
«Nous avons mis en route le système d'écoute libyen fin juillet 2008 (...) Les cadres de Bull étaient très attachés à cette mission qui avait été facturée environs 10 millions d'euros»,
a révélé au Figaro l’un de ces militaires, sous couvert d'anonymat. Il confirme que les militaires traitaient avec Abdallah Senoussi, à l’époque chef du renseignement militaire. Celui-ci est actuellement en Mauritanie où il vient d’être incarcéré à Nouakchott pour «falsification de document de voyage» et entrée illégale dans le pays .
L’enquête du parquet visant Amesys et l’éventuel procès d’Abdallah Senoussi permettront ces prochains mois d’en savoir davantage sur les compromissions de la France à l’égard du régime de Kadhafi.
Arnaud Castaignet
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