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En Algérie, les moins de 15 ans représentent près d'un quart de la population 	 REUTERS/Zohra Bensemra
En Algérie, les moins de 15 ans représentent près d'un quart de la population REUTERS/Zohra Bensemra

Tribune: L'Algérie peut et doit éviter un «printemps arabe»

Le risque d'une explosion populaire existe toujours en Algérie. Ses conséquences seraient destructrices pour le pays et la région.

Ignacio Salafranca, chef de l'équipe des observateurs de l'Union européenne, a jugé que les récentes élections législatives algériennes sont «une première étape dans le processus de réforme qui devra être soutenu, après une révision de la Constitution, par un approfondissement de la démocratie». Un avis partagé par la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton:

«Ces élections -et le nombre élevé de femmes élues-, sont une étape bienvenue dans le progrès de l'Algérie vers une réforme démocratique.»

De façon diplomatique, ces déclaration reviennent à dire: «l'élève peut mieux faire».

«The Big One»?

Ces appréciations en demi-teinte sur les élections reflètent la caractéristique générale de la situation algérienne: il y a des progrès, mais ils sont insuffisants. On comprend que pour ceux qui voient le verre à moitié vide, il faut absolument et immédiatement un soulèvement populaire, que l'Algérie ait son printemps arabe.

Les spécialistes ont baptisé du sobriquet de «The Big One» le tremblement de terre dévastateur qui pourrait détruire une large part de la côte ouest des Etats-Unis. Par analogie, un soulèvement du type «printemps arabe» qui balayerait le pouvoir algérien serait un séisme sans précédent, un véritable «Big One» géopolitique, pour la sous-région du Maghreb, le voisinage sahélo-saharien, moyen-oriental et même européen.

Impossible statu quo

L'onde de choc en serait beaucoup plus dévastatrice que celle provoquée par la chute du régime Kadhafi. Les effets de cette dernière, illustrés par l’aggravation des combats au Mali et au Soudan, auraient d'ailleurs pu être minimisés si l'intervention de l'OTAN n'avait pas été si méprisante des réalités locales et régionales.

La question donc de la possibilité, voire de la nécessité, d'une rupture politique brutale en Algérie, est d'une importance géopolitique incomparable à tout ce que nous avons vu dans les autres pays. Plutôt que de poser le problème en termes de principe ou de souhait («la démocratie doit s'installer partout»), tentons d'analyser les traits essentiels de la situation.

Il y a des signaux «rouges» -qui vont dans le sens d'un risque d'explosion populaire- et des signaux «verts» -qui vont dans le sens d'une évolution réformiste.

Le troisième cas, à savoir le statu quo, ne mérite pas qu'on s'y attarde, car personne n'y croit plus.

Inventer de nouvelles formes de mobilisation

Il appartient au pouvoir, à la classe politique, aux élites en général, de bien mesurer la nature exceptionnelle de cette étape historique, de réfléchir et d'agir pour gommer les signaux rouges, et renforcer les signaux verts.

Néanmoins, la jeunesse, la société civile et les forces nouvelles en général ne doivent pas seulement compter sur une compréhension de la part du pouvoir et des élites, mais développer des formes de sensibilisation, d'organisation et de mobilisation autonomes, originales et consistantes. Car, sous tous les cieux, la pression populaire organisée et la prise de conscience chez les tenants du pouvoir du risque de perdre le contrôle de la situation s'avèrent être d'excellents conseillers.

Premier facteur rouge: «La bombe H»

Aspirations démocratiques, conditions de vie, nouvelles technologies, soutien des réseaux euro-américains..., tous ces ingrédients ont été présents dans le «printemps arabe», mais à mon avis, le facteur premier c'est l'autre «bombe H»: la bombe humaine, le facteur démographique. Cet élément est encore plus marqué en Algérie.

La génération des 16-30 ans (plus d'un tiers de la population) n'a pas seulement une importance quantitative, mais aussi et surtout qualitative. Elle entraîne une mutation sociale et culturelle radicale et inédite, comme une nouvelle peau de serpent qui pousse sous l'ancienne et la fait tomber en lambeaux. Les comportements, les mentalités, la réappropriation de la mémoire historique et des symboles, l'interaction avec le reste de la planète, bref le rapport au monde et aux choses, sont d'une nouveauté radicale.

Deuxième facteur rouge: l'économie

Le chômage endémique (surtout des jeunes, évidemment), la crise effarante du logement -qui se traduit notamment par l’impossibilité de se marier, ou simplement d'avoir des relations avec l'autre sexe avant 35-40 ans-, l'impasse de l'enseignement..., tous ces phénomènes bien connus ne doivent pas être vus comme le reflet d'un simple mauvais fonctionnement de l'économie, mais comme les conséquences de l'absence de système économique cohérent.

État rentier par excellence, l'Algérie a pour caractéristique économique essentielle la captation de la rente pétro-gazière par la nomenclature militaire. Ce système est amorti par un certain degré de consensus grâce aux efforts non-négligeables de redistribution sociale, à travers la gratuité de l'enseignement et des soins médicaux, l'attribution clientéliste d'emplois, ainsi que des investissements massifs mais désarticulés, qui ont d'ailleurs pour effet pervers d'aggraver le phénomène.

Cependant, cela n'en fait pas un système économique à proprement parler, c'est-à-dire une articulation endogène de secteurs, «motorisée» par l'entrepreneuriat de création et de production, et par une grande valeur ajoutée.

Troisième facteur rouge: L'érosion du triptyque «arabité-islam- souverainisme».

L'arabité. A l'exemple de la plupart des pays de la Ligue Arabe, après des décennies d'un lyrisme essentialiste, l'enfermement des élites politiques et intellectuelles dans ce purisme identitaire (on se souvient du «Nous sommes des Arabes, Arabes, Arabes !» de Ben Bella), qui flirte souvent avec un racisme artificiel, a causé des dégâts sociopolitiques qui sont autant des blessures béantes sur le corps national: malaise kabyle en Algérie, mais aussi mouvements autonomistes au Soudan, Irak (Kurdes), Libye (Toubous, Berbérophones du Jabal Nafusa), etc.

Il s'agit d'une confusion, aux conséquences historiques incommensurables, entre le culturel, l'ethnique et le racial ; entre être le fait d'être entièrement ou partiellement arabophones et celui de se penser ethniquement de «purs Arabes». On imagine mal les anglophones des USA, d'Australie, de Nouvelle-Zélande, ou même d’Écosse et d’Irlande marteler de façon obsessionnelle «Nous sommes Anglais, Anglais, Anglais !».

La légitimité souverainiste. Le discours de la Libération et de la souveraineté nationale qui est un des fondement idéologique du pouvoir FLN, depuis 1962, n'est plus la jeune fille en fleur aux mille courtisans qu'il fut, mais une vielle rombière usant force fards et crèmes pour masquer les ravages de l'âge. L'échec de la stratégie de développement «par les industries industrialisantes» sous feu Boumediène» et la bunkérisation de la classe dirigeante issue de la lutte pour l'indépendance, ont cassé les leviers de mobilisation de la masse par la mystique de l'Algérie libre, fière et éternelle.

La légitimité islamique. L'irruption de l'islamisme politique, en dépit de ses ramifications multiples, de ses incohérences et de ses déchirements, a complètement pollué le débat sur la défense de la «personnalité» islamique de l'Algérie, et a scié cette autre branche sur laquelle s'appuyait le discours de légitimation du pouvoir algérien.

Tous ces facteurs rouges peuvent alimenter l'intransigeance de certaines franges de l'opinion algérienne et des droit-de-l'hommistes occidentaux, pour lesquels aucun prix -fut-il le multiple de celui payé par le Irakiens- n'est trop élevé pour le renversement immédiat d'un système «dictatorial» et l'instauration de la démocratie.

Cependant, tout n'est pas rouge, il y a aussi des signaux «verts», positifs.

Premier facteur vert: l'état d'esprit de la population

Contrairement à la Tunisie, l’Égypte, etc… les populations algériennes ont déjà connu le phénomène de soulèvement populaire suivi par l'explosion du volcan islamiste, dans les années 1990 (la «décennie noire»).

Le souvenir de ces années de plomb est encore très vivace.

Le projet islamiste, qui n'est ni unique, ni entièrement négatif, a perdu sa virginité politique dans l'effroyable campagne de terreur aveugle, et peut difficilement passer pour une alternative démocratique et sociale au pouvoir FLN.

En conséquence, un appel à la révolution, au sacrifice libérateur, n'aura pas le même sex-appeal qu'il a pu avoir dans les autres pays, c'est le moins qu'on puisse dire.

Deuxième facteur vert: la «décompression autoritaire»

Le système politique algérien, sans être une démocratie achevée, n'est plus un parti-État comme dans la Tunisie de Ben Ali/Trabelsi, l’Égypte de Moubarak ou la Syrie de la dynastie Assad.

Malgré les limitations auxquelles se heurtent le mouvement syndical et l'opposition, le pluralisme des partis et de la presse est réel. Les récentes élections législatives, loin d'être parfaites, ont également permis certaines avancées.

En plus, l'Algérie n'ignore pas totalement l'alternance: les changements de chefs d’État sont entrés de les mœurs et aucun dirigeant algérien ne pourrait se présenter comme le Guide éternel déifié. Il s'agit toutefois d'une alternance «à la chinoise», c'est-à-dire au sein du même système dominant.

Troisième facteur vert: la qualité du leadership

Les dirigeants algériens sont assez éloignés du délire mégalomaniaque à la Kadhafi ou Saddam: ils ont un grand sens des réalités et une certaine intelligence des situations, déliée des rigidités idéologiques. C'est un leadership assez clairvoyant, pragmatique et capable de saisir le cours des choses et de s'adapter à de nouvelles réalités.

En conclusion, je pencherais pour un scénario de réformes courageuses et progressives, qui pourraient réconcilier l'élite avec la masse et surtout la jeunesse, et éviter à l'Algérie des ruptures violentes aux conséquences immensément destructrices pour le pays et la région, et à l'issue incertaine.

Un programme d'élargissement du champ démocratique, de réponse à la demande de social, de raffermissement de l'unité nationale et de réorientation de l'économie, en commençant par l'instauration d'un appareil judiciaire fort et indépendant, et un accès élargi de l'entrepreneuriat privé aux financements, est à portée de la main. Mais il est impératif de vaincre les pesanteurs et les privilèges «arrachés de haute lutte», d'éliminer au sein du pouvoir la mentalité de « on ne change pas une équipe qui gagne », et agir, agir vite.

Ainsi après avoir été un exemple de la lutte armée populaire pour l'indépendance nationale, le peuple algérien peut prendre un nouveau rendez-vous avec l'histoire, en présentant l'exemple d'une synthèse salutaire et originale entre les aspirations au changement démocratique et les impératifs d'une évolution maîtrisée.

Ouvrant ainsi à l'ensemble du monde arabe et africain un espoir de sortie de cet trilemme cauchemardesque: statu quo liberticide-guerre civile sans fin-intervention militaire occidentale (pardon, intervention de la «communauté internationale»).

Acheikh Ibn-Oumar, ancien ministre des Affaires étrangères

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Homme politique tchadien. Ex-ministre des Affaires étrangères.

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