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Des supportrices du parti islamiste de la Justice et du Développement lors d'un meeting le 6 mai 2012. Reuters/Zohra Bensemra
Des supportrices du parti islamiste de la Justice et du Développement lors d'un meeting le 6 mai 2012. Reuters/Zohra Bensemra

Hervé Bourges: «L'Algérie n’est pas une société fondamentaliste»

Hervé Bourges, tour à tour «geôlier» puis conseiller de Ben Bella, avant de devenir un observateur attentif de l'Algérie, analyse les mutations du plus grand pays d'Afrique. Première partie de l'interview (1/2)

Slate Afrique - Vous êtes un acteur et un observateur de la relation franco-algérienne. Comment expliquez-vous que des jeunes en Algérie connaissent mal la figure de Ben Bella ?

Hervé Bourges - Est-ce que les jeunes connaissent de Gaulle en France? Certes, Ben Bella a été le premier président de l’Algérie indépendante (de 1962 à 1965. Il est décédé le 11 avril 2012). Il a marqué des générations. Mais il a disparu assez vite. Il est resté quinze ans en prison après en avoir fait dix en France. Ensuite, il n’a pas retrouvé une vie active. Il est resté au-dessus de la mêlée. Il jouait un rôle de conseiller en Algérie et au sein de l’Union africaine. C’est tout à fait normal que Ben Bella ne soit pas connu des jeunes générations. A cela s’ajoute la reconstruction historique des manuels scolaires qui parlent de la geste héroïque du FLN (Front de Libération nationale) tout en occultant des passages et des responsables, dont Ben Bella.

Slate Afrique - Estimez-vous que la guerre d’Algérie reste un sujet tabou sur les deux rives de la Méditérranée?

Hervé Bourges - En France, on a mis beaucoup de temps à avouer qu’il s’agissait d’une guerre. On ne pouvait  pas en parler alors qu'elle a été si importante pour comprendre la vie politique française de l’époque. C’est la guerre d’Algérie qui a fichu en l'air la IVe République et qui a permis à de Gaulle de revenir au pouvoir. La France était recouverte d’une vraie chape de plomb. Omerta sur le rôle de l’armée, la torture, la position des socialistes, les complots divers et variés pour faire revenir le général de Gaulle au pouvoir. Une guerre sans nom. La France n’a jamais su absorber et décrire ses guerres coloniales en Indochine, au Maroc et en Algérie. C’est par bribes qu’on apprend les choses.

Du côté algérien, il y a la geste historique. Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela. Qui est arrivé au pouvoir? Ceux qui étaient à la tête du mouvement national algérien. Et peu ou prou, ils y sont encore aujourd’hui. Il n’y a pas de renouvellement.

Des monuments à la gloire des anciens de l'OAS

Il faut que cette génération accepte qu’on parle de la guerre de façon crue en montrant tous les problèmes de part et d’autre de la Méditerranée. En France, à l’époque de la guerre d’Algérie, on se croyait dans un régime dictatorial. Un passage par la  case prison n’était pas exclu pour tous ceux qui prenaient des positions audacieuses sur la guerre d’Algérie.

Slate Afrique - Les journaux français étaient-ils censurés à l’époque de la guerre d’Algérie?

Hervé Bourges - Des journaux apparaissaient avec des blancs car la censure avait coupé des passages. Ce sont habituellement  des régimes autoritaires qui agissent comme cela. Par exemple, peu de journaux ont couvert les manifestations d’octobre 1961.

Aujourd’hui, il est normal que les historiens se saisissent de l’histoire. Mais de nos jours, des réticences subsistent, notamment dans le sud de la France où des monuments sont érigés à la gloire des anciens de l’OAS (Organisation armée secrète), ceux-là mêmes qui ont essayé de tuer le général de Gaulle.

Des pans non réglés de l’histoire restent encore entre les mains des lobbies pieds noirs ou harkis… Ce sont des problèmes douloureux mais qu’il faut voir sous tous leurs aspects.

Une version officielle épurée

Côté algérien, il y a la geste historique et pour le reste passez votre chemin. Ne rentrez pas dans des considérations comme les luttes d’influence au sein du mouvement national, les assassinats… En 1962, l’Algérie est éclatée à cause du départ des pieds noirs, du phénomène de l’OAS et d’une indépendance finalement octroyée dans des conditions qui n’étaient pas optimales pour qu’une partie des Européens qui voulaient rester puissent le faire. A cela s’ajoutent les luttes d’influence entre les wilayas (préfectures), autant de petits pouvoirs locaux. L’armée postée à l’extérieur a au moins le mérite d’avoir garanti l’intégrité territoriale et la sécurité dans le pays.

Slate Afrique - Comment expliquez-vous, avec le recul, que le règne de Ben Bella (1962-1965) ait été aussi court?

Hervé Bourges - Ben Bella était une figure charismatique au moment de l’indépendance. Une personnalité internationalement reconnue et mise en avant par Houari Boumediene (Il a dirigé l'Algérie de 1965 à 1978) et Abdelaziz Bouteflika (Président de l'Algérie depuis 1999) comme étant celui qui devait diriger l’Algérie indépendante.

Il a fait face à des difficultés énormes comme la rentrée scolaire, les moissons, les logements et il les a réglées de façon pragmatique. Il avait une vision politique inspirée de ce qui se faisait dans la Yougoslavie de Tito. Mais il n’a pas pu mettre en place une évolution normale de la vie politique et de l’Etat. Comme ses réformes allaient dans tous les sens, certains ont pris ce prétexte pour le destituer.

Le premier président de l'Algérie indépendante Ahmed Ben Bella, au centre, en compagnie du secrétaire des forces socialistes Hocine Ait Ahmed et du défenseur des droits de l'Homme Abdenour Ali Yahia

Slate Afrique - Comment avez-vous vécu votre arrestation à Alger après le départ de Ben Bella? Vous avez été enfermé dans un coffre d’une 404, conduit vers une destination inconnue…

Hervé Bourges - Après l’arrestation de Ben Bella, je me suis demandé si je devais rester en Algérie. Bou Maza, le ministre de l’économie de Ben Bella, devient le ministre de la communication de Boumediene et me dit de rester. Abdelaziz Bouteflika me demande également de ne pas quitter l’Algérie. Malgré tout, je suis tout de même arrêté en 1966 lorsque Bou Maza rentre dans l’opposition et part à Tunis.

Des hommes entrent chez moi et sortent un revolver qu'ils prétendent avoir trouvé chez moi. Je leur confie que j’avais déjà vu cette scène dans des romans policiers. Ils voulaient avoir des informations sur des armes de Bou Maza. Mais je ne savais même pas que celui-ci était parti en Tunisie. Ma chance, c’est que tout de suite des responsables, à Alger comme à Paris, sont intervenus pour me sortir de là.

Slate Afrique - Cet incident a-t-il été un acte fondateur dans votre vie professionnelle?

Hervé Bourges - Vous savez, j’avais pris beaucoup de risques en partant en Algérie. Au fond, je suis parti comme ça en me disant que j’étais jeune. A mon retour du maquis, où Ben Bella m'avait envoyé pour discuter avec Aït Ahmed (devenu le dirigeant du FFS - le Front des Forces socialistes), je ne cessais de me dire: «si des militaires t’arrêtent, t’es foutu». J’ai toujours pris des risques. Mais, je n’ai jamais rompu avec l’Algérie.

Slate Afrique - Comment s'est déroulée votre première rencontre avec Ben Bella en 1960?

Hervé Bourges - J’étais au cabinet d’Edmond Michelet en 1960 et ma première mission fut d’organiser le transfert des cinq prisonniers du FLN ( Ben Bella, Mohammed Boudiaf, Aït Ahmed, Mohammed Khider et Rabah Bitat) de l’île d’Aix (Charente Maritime) à Turquant (Maine et Loire). Mais ma première rencontre physique s’est passée à Turquant. Il faut savoir qu’on était dans une période où l’on parlait déjà de tractations et de négociations avec le FLN. Je les voyais tous ensemble si j’avais un message à leur faire passer de la part du gouvernement.

Pourquoi Boudiaf a été assassiné

Sinon, je les voyais individuellement. Et Mohamed Boudiaf était très dur. Lorsqu’il était président (de janvier à juin 1992), quinze jours avant son assassinat en juin 1992, je l’ai rencontré en Algérie. Mohamed Boudiaf était devenu un démocrate. Boudiaf me disait qu’il fallait que l’armée s’incline. Boudiaf était déconnecté. Il s'était entouré de gens qui ne connaissaient pas l'Algérie, qui avaient passé trop de temps en France.

A l'époque où je travaillais pour l'Etat français, au début des années soixante, je devais dire quel était l’état d’esprit des cinq et eux me chargeaient de dire à Michelet (mon ministre) ce qu’ils pensaient. Leur souci, c’était d’avoir davantage de contacts avec leurs familles, leurs avocats et les membres du FLN.

Nous lisions leurs courriers. J’avais ce rôle étonnant. J’ai joué le jeu. Je n’étais ni d’un côté ni de l’autre. J’étais un rapporteur sérieux. J’avais un rôle à jouer même si ce n’était pas facile. Théoriquement ce n’est pas un type comme moi qui aurait dû jouer ce rôle mais un haut fonctionnaire. Je me suis rendu compte de ce qu’on pouvait faire lorsqu’on était dans le système. J’ai vu ce qu’était le pouvoir.

Slate Afrique - Comment s'est passé votre retour en France en 1966. Etiez-vous considéré par certains comme un traître?

Hervé Bourges - J’ai été condamné à mort par l’OAS. J’ai reçu une lettre en France qui me disait que j’étais condamné. De toutes façons, je me rendais parfaitement compte que revenant d’Algérie, que j’aurais des difficultés.

Le printemps algérien de... 1988

A mon arrivée en décembre 1966, j’étais tricard et poursuivi par la vindicte de l’extrême droite. Jean-Marie Le Pen faisait même huer mon nom quand j’étais à la tête de TF1 en m’appelant Mohammed Bourges. Pendant deux ans, je n’ai pas travaillé en tant que journaliste. Je suis resté dans un studio rue Galande, en plein quartier latin. J'ai vécu mai 1968. Cela m'a permis d'écrire un livre avec Daniel Cohn Bendit.

Slate Afrique - Les «historiques» (dont Ben Bella) n'ont ils pas une lourde responsabilité dans la stagnation politique de l’Algérie contemporaine?

Hervé Bourges - Oui, sans doute. Les historiques ont occupé toute la place et n’ont pas organisé leur succession. Ceci étant, l’Algérie est un pays plein de contradictions. Quand il y avait le parti unique, tous les opposants réclamaient l’avènement d’un multipartisme.  Aujourd’hui il existe. Mais désormais, les gens se demandent pourquoi ils votent et pour quel pouvoir. L’Algérie donne l’apparence d’un pays qui n’avance pas parce qu’il demeure entre les mains d’un petit nombre.

Slate Afrique - Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu de printemps arabe en Algérie?

Hervé Bourges - Mais l’Algérie a connu son printemps arabe, c’était en 1988. C’était extraordinaire. La libération de la parole, la libération de la presse, la libération de la justice et de la société civile. Et puis on a débouché sur quoi? Le FIS (Front islamique du Salut), vainqueur dans des élections libres et transparentes.

Les fondamentalistes sont arrivés au pouvoir. Et je pense que les Algériens n’ont pas envie que le scénario se répète. Pour eux, le printemps arabe, c’est aujourd’hui une Egypte qui s’appauvrit, le Maroc et la Tunisie en passe de se retrouver dans le giron des islamistes, une Libye dépecée.

Les Algériens, y compris les jeunes, préfèrent une situation comme celle-là, avec un Bouteflika qui contrairement aux apparences est populaire. Les gens du peuple sont pro-Bouteflika, même si ils réclament une ouverture politique du régime. Bouteflika n’est pas un dictateur. En Algérie, vous avez une presse libre. Le changement viendra en Algérie sans que cela prenne la même allure que dans les autres pays.

Slate Afrique - Comment interprétez-vous les résultats des élections législatives du 10 mai?

Hervé Bourges - L’Algérie n'est jamais là où on l'attend. Une fois de plus les médias occidentaux se sont trompés. L’Algérie continue à prouver son originalité. Les gens ont joué le parti qui existe depuis l’indépendance. Un parti qui devra malgré tout se réformer. Les Algériens ne sont pas fous. Ils ont vécu des années de terreur noire. Ils veulent des réformes tout en restant attachés à leurs valeurs. La société algérienne n’est pas une société fondamentaliste. Bouteflika a eu des paroles justes concernant le changement nécessaire de génération. Le FLN devra se renouveler s’il veut s’ouvrir aux jeunes. Il a réussi à contourner les islamistes et les fondamentalistes en s’islamisant lui-même comme c’est le cas de la société algérienne d’aujourd’hui. En espérant que cet islam sera un islam de tolérance et d’ouverture aux autres.

L'Algérie est un acteur essentiel et incontournable de la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. Là comme ailleurs, elle doit devenir un vrai partenaire d'une France s'étant débarrassée des oripeaux du colonialisme.

Propos recueillis par Pierre Cherruau et Nadéra Bouazza

Retrouvez la deuxième partie de l'interview de Hervé Bourges

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