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Maroc: le vert (islamiste) est dans le fruit
La modernité, c’est la loi qui se doit de servir un projet de démocratisation cohérent.
Les tenants de l’aspiration moderniste au Maroc sont inquiets, très inquiets. On entendrait presque des «Touche pas à ma télé», rappelant la campagne «Touche pas à mon pays», lancée suite aux attentats terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca. Ce slogan, initialement adressé aux kamikazes potentiels, a été déterré en 2011 et placardé sur les panneaux publicitaires des grandes villes pour sommer les agitateurs du printemps démocratique arabo-amazighe de tout cesser, de rentrer chez eux, et de ne surtout plus se mêler des affaires du pays qui est aussi le leur. Dans sa tribune intitulée «Vers des écrans «verts» au Maroc», l’ancienne présidente de l’Organisation Marocaine des Droits Humains (OMDH) s’inquiète, à juste titre, de voir la télévision nationale se transformer en outil de prédication, et elle fait précisément appel à l’argument de la réforme constitutionnelle menée par Mohammed VI il y a un an pour dénoncer le nouveau cahier de charges audiovisuel proposé par le PJD.
Du minimalisme dans la réforme
Les jeunes veulent la démocratie? Nul ne peut la désavouer publiquement, encore moins le régime marocain, ouvert, tolérant et modéré. Mais pourquoi diable continuent-ils à manifester, puisque le roi, dans sa diligence, et comme toujours, s’est occupé de tout? Le 9 mars 2011, 17 jours seulement après la première grande manifestation du 20 février (2011 étant une année bissextile), le monarque a prononcé un discours annonçant une réforme constitutionnelle dont l’opposition avait fini par désespérer, depuis des années qu’elle la réclamait.
En un délai record, le souverain «nous a compris», et a ordonné une réforme qui aurait pu avoir pour credo l’économie. Economie de temps, car la constitution a été écrite en 3 mois, à peine ce qu’il faut pour rédiger ses 180 articles, puis soumise à un débat national éclair de 10 jours, manifestement suffisants à sa large compréhension par le peuple qui l’a plébiscitée à 98,6% de voix. Economie de moyens aussi, puisque la Commission Consultative pour la Révision de la Constitution (CCRC), chargée d’écrire le texte qui allait régir la vie de 34 millions de citoyens, se composait de 19 personnes seulement, dont Amina Bouayach.
L’islam, oui, mais quand ça arrange le palais
Selon cette tribune, la volonté d’«halaliser» la grille des programmes en sabordant tout ce qui n’est pas arabo-musulman «reflète une certaine réticence de la part du gouvernement vis-à-vis des nouvelles dispositions constitutionnelles précisant l’identité plurielle et garantissant les droits et libertés des individus et la place des langues dans la société».
Si les intégristes, certes, ne reconnaissent pour suprême constitution que le coran, la constitution octroyée –comme l’appellent les démocrates marocains-, elle, a au moins un point commun avec le Livre sacré: elle se prête à toutes sortes d’interprétations. En effet, Amina Bouayach fait appel à un «nécessaire éclaircissement du cadre des réformes entreprises récemment», alors que ledit texte constitutionnel stipule clairement dans son article 3 que l’islam est religion d’Etat, et dans son article 1er que «la nation s’appuie dans sa vie collective sur des constantes fédératrices, en l’occurrence la religion musulmane».
Modérée! Dira l’ancienne présidente de l’OMDH, que j’invite à développer la notion, puisque nulle part, dans la constitution qu’elle a contribué à écrire, n’est précisée la différence entre l’islam «modéré» et celui que prône, par exemple, le PJD. Comment éviter la confusion, lorsque le parti de Benkirane se définit lui-même comme «islamiste modéré»? L’islamisme peut-il l’être? Non, répondra probablement Amina Bouayach, mais la religion musulmane, si, comme le dispose ladite constitution, qui en fait même le ciment identitaire et le fondement du pouvoir, garant de la cohésion sociale et politique au Maroc. Voyons voir!
Mais qu’est-ce que donc l’islamisme?
Si l’on admet que l’islamisme est une idéologie selon laquelle la religion musulmane devrait régir les affaires de la Cité, la constitution marocaine est la première à stipuler que l’islam est inhérent à l’exercice du pouvoir, puisque la souveraineté ne vient pas du peuple, mais du roi en sa qualité de Commandeur des croyants, comme le précise l’article 41.
Ainsi, celui que Hassan II se plaisait à qualifier de «premier ouvrier du royaume», est aussi son premier islamiste, puisqu’il est le premier à ingérer la sacralité religieuse dans la donne politique. Le fondement religieux du pouvoir marocain et le référentiel, on ne peut plus clair, de la constitution, devraient suffire à battre en brèche l’argument éculé que défend Amina Bouayach, et qui voudrait que le régime marocain soit un rempart contre l’intégrisme.
Au fond, la question qu’elle soulève n’est pas celle du bienfondé de l’islamisation des programmes, qui le sont déjà dans une large mesure, mais de savoir jusqu’où ils peuvent l’être davantage. Venant d’une personne qui ne voit apparemment pas d’inconvénient au référentiel islamiste, lorsque c’est le roi qui s’en prévaut, cette question traduit une crainte de voir un parti politique, tout roturier qu’il est, se saisir d’une chasse gardée royale: le champs religieux.
Le PJD n’a rien inventé
Lorsque j’étais enfant, des années avant la création du PJD en 1998, l’inénarrable TVM, devenue Al-Aoula ( la première) en 2005, qui n’émettait que quelques heures par jour, ouvrait et clôturait systématiquement ses programmes avec la lecture du coran. Les afficionados du cinéma égyptien devaient patienter des heures avant le film du vendredi soir, jusqu’à la fin de l’émission «Rokn al-Mufti», où un vénérable exégète apportait des réponses canoniques à des questions aussi diverses que «le vernis à ongles est-il halal ou haram?», ou encore «A-t-on le droit de faire la prière assis si l’on souffre du dos ou des articulations?». Sans parler du baiser final, systématiquement coupé dès que les héros sont en deçà de la distance réglementaire de 10 centimètres, Ô suggestion.
A l’école, la première chose que l’enfant de 6 ans que j’étais a apprise, est la Fatiha, la première sourate du coran. La maîtresse nous avait alors expliqué que «ceux qui subissent la colère de Dieu», sont les Juifs et les Chrétiens. Je précise qu’il ne s’agissait nullement d’une initiative personnelle de l’institutrice, mais bien du programme imposé par le ministère de l’Education nationale. Pendant des années, j’ai ressenti une profonde pitié pour mon père, amateur de bons vins, parce que j’apprenais à l’école et à la télé que les gens comme lui grilleront dans les flammes de l’enfer. Aux dernières nouvelles, les manuels scolaires contiennent toujours ces mêmes cours, que l’Etat, visiblement, estime nécessaires à la formation de la jeunesse marocaine.
La police des mœurs existe déjà
Des années plus tard, en 2009, lorsque j’ai organisé avec Ibtissame Lachgar, un pique-nique pendant le ramadan pour demander l’abrogation de l’article 222 du code pénal marocain, qui prévoit des peines de prison contre toute personne qui mangerait ou boirait (de l’eau) en public durant le mois sacré des musulmans –article toujours en vigueur également aux dernières nouvelles-, ce n’est pas à une émeute de barbus brandissant des sabres auquel j’ai eu droit en bas de mon appartement à Casablanca, mais à des fourgons de la police nationale. D’ailleurs, seul le Conseil des Ouléma de Mohammedia, membre du Conseil supérieur des Ouléma, présidé par le roi, selon l’article 41 de la constitution, s’était fendu d’un communiqué faisant office de fatwa, qualifiant notre acte «d’odieux, défiant les enseignements de Dieu et du prophète, qui mérite une sanction exemplaire».
Le PJD s’était alors contenté d’une déclaration de Mustapha Ramid, aujourd’hui ministre de la Justice et des Libertés, qui avait dénoncé un acte «ouvrant grand la porte à la discussion sur la liberté de disposer de son corps, et ainsi à la dépénalisation de la pédérastie (sic !) A ce rythme, demain, ils voudront sortir nus dans la rue!». Plus trivial, certes, mais finalement concordant avec les positions de l’islam officiel dont Mohammed VI est le représentant.
Soyez divers, mais musulmans
Question de style seulement, mais le PJD, allié objectif du socle théocratique de la monarchie, défend le même référentiel que celui que la constitution impose dans son préambule, dans un contresens notoire:
«Etat musulman souverain, attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible»
Après une brève mention des «affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen» qui ont «nourri et enrichi» l’identité nationale «une et indivisible», le même texte souligne plus loin la «prééminence accordée à la religion musulmane», ainsi que la volonté «d’approfondir le sens d’appartenance à la Oumma arabo-islamique». Ce n’est pas le PJD, ni même ses compères, encore plus à droite sur l’échiquier islamiste, qui diront le contraire.
Dans son apologie des réformes menées par le palais, Amina Bouayach a tout de même reconnu qu’elles étaient encore perfectibles. Pourtant, à lire le texte constitutionnel, il se présente comme étant la perfection même, si l’on examine l’article 175. Véritable verrou à la sécularisation, donc à la modernisation des institutions, cet article stipule qu’«aucune révision (constitutionnelle) ne peut porter sur les dispositions relatives à la religion musulmane et la forme monarchique de l’Etat». Ainsi, si toute constitution est perfectible par définition, une bonne partie de celle qui a été écrite par Amina Bouayach et l’équipe de la CCRC semble être valable pour l’éternité. Encore un point commun avec le Livre saint.
Basri, ce philanthrope…
Pourtant, à lire la tribune d’Amina Bouayach, on comprendrait presque que la pluralité et la modernité sautent aux yeux dans la nouvelle constitution. On pourrait aussi déduire, si l’on ignore le parcours des médias au Maroc, que sans les desseins d’instrumentalisation par le PJD, la télévision serait un havre de diversité et un vecteur de modernité consommée, et ce dans le cadre d’une vision éclairée des pouvoirs publics depuis l’ère Hassan II. Elle en veut pour preuve «la décision d’ouvrir les médias aux différents courants de pensée présents au Maroc (qui) fut prise dès 1993 lors d’un séminaire national».
Omission de taille, cette initiative avait été conduite par Driss Basri, tout puissant ministre de l’Intérieur et de l’Information du défunt monarque (de 1979 à 1999 pour le premier portefeuille et de 1985 à 1995, année où le ministère de l’Information est devenu ministère de la Communication, pour le second). Homme fort du régime, Basri était pour le moins réputé hostile à tout «courant de pensée» dissonant avec les thèses officielles de l’Etat.
Abderrahmane Youssoufi, le censeur
L’ancienne présidente de l’OMDH mentionne ensuite une «deuxième vague (qui) a vu la libéralisation des médias lors de la fin de mandat du gouvernement d’Abderrahmane Youssoufi en 2002». Amina Bouayach était justement chargée de communication et responsable des relations avec la presse au sein du cabinet du Premier ministre socialiste en décembre 2000, lorsqu’il a interdit de parution trois journaux indépendants (Le Journal, Assahifa et Demain) pour «atteinte à la stabilité de l’Etat» et «attaques contre les fondements institutionnels sacrés du pays».
Elle était donc on ne peut mieux placée pour savoir que même l’intervalle idéalisée du gouvernement d’alternance, non seulement n’avait pas l’intention de venir à bout de la censure, mais en a été l’active complice. Amina Bouayach cite enfin la libéralisation des ondes radio et «un débat national relatif aux médias et à la société, particulièrement intense, (qui) s’est tenu au Parlement en 2010».
La première initiative, certes louable, a donné naissance à des chaînes de radio privées, de divertissement pour la plupart, qui ont apporté plus de variété sans pour autant pousser les limites des «lignes rouges» qui quadrillent la liberté d’expression dans le pays. Quant à la seconde initiative, menée par la même équipe que Driss Basri avait désignée pour le dialogue national sur les médias en 1993, elle intervenait dans un climat particulièrement tendu entre la presse et le pouvoir.
2010, deuil de la presse indépendante
En effet, pendant que des «spécialistes» agréés par les autorités conduisaient ces débats au Parlement, des équipes de policiers convoquaient les journalistes par dizaines dans les commissariats et fermaient les rédactions. Les années 2009 et 2010 ont vu la censure des hebdomadaires Telquel et Nichane pour avoir publié un sondage (favorable) sur la popularité de Mohammed VI, la fermeture du quotidien Al Jarida Al Oula, la fermeture définitive du Journal hebdomadaire et de Nichane, la condamnation à un an de prison du journaliste Driss Chahtane, directeur de l’hebdomadaire Al Michaal, pour avoir trop mis son nez dans les affaires de la famille royale, et des poursuites contre 13 journalistes pour avoir expliqué à leurs lecteurs ce que signifie une «infection à Rotavirus » dont était atteint le roi.
Modernité hors la loi
Non, la démocratie n’a pas reculé, car elle n’a jamais existé. Et l’islamisme, certes, est une menace à la modernité, mais il est surtout la conséquence logique du régime. Les velléités islamisatrices du PJD ne peuvent se concrétiser –comme c’est le cas- que si le cadre constitutionnel place leur référentiel religieux à la tête des institutions du pays. Non, la modernité n’est pas de parler français, ni de diffuser les tirages du Keno à la télé, puisque le gouvernement islamiste souhaite limiter la marge de la langue de Molières et interdire la publicité des jeux d’argent sur les écrans.
La modernité, c’est la loi qui se doit de servir un projet de démocratisation cohérent. La démocratie n’est pas de substituer une prétendue sacralité généalogique d’un monarque au choix du peuple, tout en voulant escamoter l’essence totalitaire du pouvoir par un modernisme de façade.
Je conçois que ce soit un casse-tête que d’écrire une constitution sur mesure pour un pouvoir archaïque, né il y a 4 siècles et fondé sur le droit divin, tout en voulant lui donner des allures du 21e siècle. Mais il ne faut pas s’étonner ensuite que les voix des laïques, des progressistes, des modernistes et des antireligieux de tous bords ne soient pas entendues, puisqu’elles sont anticonstitutionnelles. Dans ce cas, le seul moyen pour le régime de se dresser en rempart contre l’islamisme, c’est la répression, et il sait très bien le faire. La militante des Droits humains qu’est Amina Bouayach ne doit que trop le savoir.
Zineb El Rhazoui
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