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Attaque contre un pipeline le 5 février 2012 dans le Sinaï, non loin de la ville al-Arish. Reuters/Stringer
Attaque contre un pipeline le 5 février 2012 dans le Sinaï, non loin de la ville al-Arish. Reuters/Stringer

Pourquoi le torchon brûle entre l'Egypte et Israël

L’Egypte croit avoir porté un sérieux coup à Israël en annulant un accord sur la fourniture de gaz passé entre les deux pays. En réalité, elle vient tout simplement de se tirer une balle dans le pied.

Lorsque Avigdor Lieberman (le – très belliciste – ministre israélien des Affaires étrangères) se fait conciliant, c’est généralement que l’heure est grave. Le 22 avril, l’Egypte a annulé un accord d’exportation de gaz naturel vers Israël. Le ministre a qualifié l’évènement de «différend commercial», minimisant les répercussions politiques de cette rupture d’importance: cet accord était le principal lien économique entre ces deux anciens adversaires.

«Transformer un simple différend d’affaires en différend diplomatique serait une erreur», a déclaré le ministre.

A première vue, l’annulation de l’accord porte un sérieux coup à Israël. Le gaz égyptien représentait – en temps normal – 40% de ses besoins énergétiques. Depuis son annulation, le fournisseur de gaz israélien a augmenté ses tarifs d’un tiers, et – faute de mieux – brûle un fioul sale et onéreux. Malgré ces mesures, on redoute des coupures de courant généralisées pour l’été prochain.

Confusion politique en Egypte

Cette rupture officielle n’est que la suite d’une longue série d’interruptions des fournitures de gaz. Les gazoducs de la péninsule du Sinaï ont été attaqués à la bombe quatorze fois depuis la révolution égyptienne: les tribus bédouines avaient profité de l’anarchie pour se venger du gouvernement. Au total l’approvisionnement en gaz d’Israël n’a fonctionné que cent quarante jours l’an dernier; et vingt-cinq jours seulement durant les trois premiers mois de cette année.

Tous les hommes politiques israéliens ne font pas preuve d’autant d’optimisme que Lieberman. Le ministre des Finance, Yuval Steinitz, a ainsi fait part de son inquiétude: l’annulation du traité constitue selon lui «un dangereux précédent, qui fait planer une ombre sur les accords de paix et sur l’atmosphère détendue qui règne entre l’Egypte et Israël».

L’annulation ne constitue toutefois ni une remise en question des accords de Camp David, ni une affaire purement économique. Cette décision est le fruit de la confusion politique qui règne aujourd’hui en Egypte: elle représente un handicap à court terme pour Tel Aviv, mais une défaite stratégique à long terme pour le Caire. Sur le plan juridique, la validité de l’annulation est – à tout le moins – sujette à débat: le traité de paix de 1979 oblige l’Egypte et Israël à maintenir des relations économiques normales. L’accord sur le gaz repose toutefois sur un protocole d’entente datant de 2005, qui fait référence au traité. Ces protocoles sont généralement considérés comme non contraignants par le droit international.

L'accord gazier contesté par les Egyptiens

En Egypte, l’impopularité de l’accord passé avec Israël ne date pas d’hier. Outre la répugnance que leur inspire le fait de commercer avec le paria régional, les Egyptiens considèrent qu’ils y perdent au change. Le prix initial du gaz était faible: 1,25 de dollars par million de British thermal units (ou BTU). Il serait passé à 4 dollars en 2008 – l’industrie égyptienne paie le même prix. Aucun point de référence régional n’existait lors de la signature de l’accord, en 2005; on peut donc estimer que le prix était justifiable. Il parait toutefois bien réduit lorsqu’on le compare aux profits réalisés par l’Egypte auprès des pays du sud de l’Europe (entre 7 et 10 dollars par million de BTU).

C’est l’Egyptian Natural Gas Holding Company (EGAS) qui a annulé l’accord. Cette société égyptienne a justifié sa décision en expliquant que l’East Mediterranean Gas Company (EGM), l’entreprise commune israélo-égyptien qui gère le gazoduc, n’avait pas payé le gaz qu’on lui avait fourni. Mais l’EGM avait déjà lancé une procédure d’arbitrage contre l’EGAS en octobre dernier: elle lui réclamait 8 milliards de dollars de réparation en raison des interruptions d’approvisionnement répétées provoquées par les attaques à la bombe. Il y a donc certainement anguille sous roche.

Une décision électoraliste? 

Reste que le moment choisi pour rompre ce lien avec Israël est pour le moins étrange: ces derniers mois, l’accord ne faisait pas partie des premières préoccupations de l’opinion publique. Quel rôle la scène politique tumultueuse du Caire a-t-elle joué dans l’affaire? Difficile à dire. Si la décision a été approuvée par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), le but de la manœuvre était-il de s’attribuer le mérite d’une mesure populaire avant l’élection présidentielle?

Et si c’est le cas, pourquoi le CSFA n’a-t-il pas revendiqué cette initiative? A moins que son intention n’ait été d’épargner cette question épineuse au nouveau président – ou de le priver de cette victoire si populiste? La scène politique du Caire est aujourd’hui si incompréhensible, si imprévisible, que les observateurs doivent souvent se contenter de leurs propres hypothèses.

Mais cette décision n’est peut-être pas une manœuvre politique ayant pour seul but de gagner un avantage politique; peut-être faut-il y voir une conséquence de plus du chaos et des erreurs qui ont entouré le processus de transition égyptien.

Plusieurs ex-responsables du régime de Hosni Moubarak – qui se seraient enrichis grâce à l’accord gazier – se sont attirés les foudres de la population. En octobre dernier, Hussein Moubarak, pur produit du capitalisme de connivence et ami intime de Moubarak, a été condamné par contumace pour des actes de corruption liés à l’accord.

Son protégé, l’ex-ministre du Pétrole Sameh Fahmy, a été arrêté pour des faits similaires il y a plus d’un an; il est aujourd’hui en instance de procès. Des sources bien informées m’ont confié que le successeur de Fahmy, Abdullah Ghorab, pourrait ne pas avoir été impliqué dans la décision d’annuler l’accord: cette décision pourrait être le fait de hauts responsables d’EGAS, motivés par la peur d’un procès ou de la colère du peuple.

Une tactique de négociation pour augmenter les prix de vente

L’annulation pourrait également faire partie d’une tactique de négociation quelque peu maladroite ; le but serait d’amener les Israéliens à s’acquitter d’un tarif plus élevé. Pour Israël, une hausse des prix pourrait s’avérer préférable au fioul, et ce jusqu’à 16 dollars par million de BTU.

Une hypothèse renforcée par Fayza Abul Naga, ministre égyptienne de la Coopération internationale – déjà considérée comme peu coopérative sur la scène mondiale: elle a joué un rôle central dans la mise en examen d’employés d’ONG américains. Le 23 avril, elle a déclaré que son pays était prêt à reprendre l’approvisionnement en gaz – à condition qu’Israël accepte une hausse des prix.

Quelles que soient les raisons de cette décision, cette dernière a gâché une bonne partie de l’une des ressources les plus précieuses de l’industrie énergétique égyptienne. Pour les consommateurs de gaz, la sécurité prime sur la douceur des prix. L’Algérie l’a appris à ses dépends au début des années 1990, tout comme la Russie et l’Ukraine en 2009: lorsqu’un professionnel du gaz se forge une réputation de fournisseur peu fiable, il a bien du mal à s’en défaire. Avec les attaques de gazoduc et cette récente action contractuelle, l’Egypte a dilapidé une bonne partie de son capital-confiance si durement acquis. 

La fin d'une pèriode faste pour l'industrie égyptienne du gaz?

L’incident marque la fin définitive d’une période extrêmement faste pour l’industrie égyptienne du gaz. Au début des années 1990, le Caire a libéralisé l’exploration du gaz naturel, a invité des investisseurs étrangers et a développé de nouvelles formes d’exportation – en construisant des usines de gaz naturel liquéfié et des gazoducs vers Israël et ses voisins arabes, la Jordanie et à la Syrie. Des gisements de très grande taille ont été découverts au large, dans le détroit du Nil. Vingt ans ont passé; les réserves de gaz ont été multipliées par six; la production, par huit.

Mais cette politique avait déjà connu quelques accrocs avant la révolution. Le prix du gaz était à la fois faible et fixe, ce qui compromettait la viabilité des nouveaux développements tout en stimulant la demande (qui augmentait chaque année de 9%). Les usines de gaz naturel liquéfié produisent en deçà de leur capacité; quant aux gisements de gaz de schiste et aux nouveaux gisements offshore – deux développements prometteurs – ils ne seront pas exploités tant que les prix ne seront pas revus à la hausse. Seulement, voilà: la paralysie politique du Caire interdit peu ou prou toute réforme du marché intérieur, qui est subventionné.

La part de l’Egypte dans le secteur du gaz se réduit comme peau de chagrin. L’ambitieux projet visant à étendre le gazoduc arabe jusqu’à la Turquie (pour faire le lien avec le marché européen) n’est plus qu’un rêve lointain. Reste également à savoir si la Jordanie va voir le prix du gaz égyptien augmenter, ou si son contrat sera là encore annulé. Hassan Younis, ministre égyptien de l’Electricité et de l’Energie, s’est montré on ne peut plus clair: le gaz qui était destiné à Israël sera redirigé vers le marché intérieur. Toutefois, et quoi qu’en disent ceux qui affirment que le peuple égyptien pourrait bénéficier de ce nouvel apport, les 2,1 milliards de mètres cubes (MMC) exportés en 2010 ne représentent qu’une mince portion de la production totale du pays (61 MMC).

L'approvisionnement d'Israël assuré

Israël souffrira quelque temps de cette décision – mais les plans de secours sont déjà en place. La production a été intensifiée sur ses gisements intérieurs existants, et un terminal d’importation rapide de gaz naturel liquéfié est en cours d’installation. Il pourrait être opérationnel dès la fin de l’année, et permettrait de remplacer – et de surpasser – les exportations égyptiennes (pour un prix certes trois fois supérieur).

Par ailleurs, si le futur du secteur du gaz égyptien semble bien sombre en l’absence d’importantes réformes, celui d’Israël a été transformé par de nouvelles découvertes dans les profondeurs de la Méditerranée orientale. La première trouvaille de taille, le gisement de gaz de Tamar, devrait être exploité dès avril 2013. Non seulement l’Egypte a permis à Israël d’échapper à un accord qui allait bientôt devenir obsolète, mais elle l’a également mis en position de force: l’Etat hébreu peut désormais porter plainte tout en gardant la tête haute.

L’affaire n’est certes pas tombée au meilleur moment pour Israël: sa compagnie d’électricité a commencé à négocier ses contrats d’achat de gaz avec les sociétés qui gèrent l’exploitation du gisement de Tamar au moment même où la Knesset adoptait une loi imposant une plus grande taxation et des royalties plus importantes pour les profits dégagés sur les gisements. Maintenant que les sociétés énergétiques savent qu’Israël a plus que jamais besoin de leurs ressources, la compagnie d’électricité aura bien du mal à négocier ses prix.

Israël deviendrait dans l'avenir le fournisseur de gaz de l'Egypte? 

En revanche, l’avenir (à moyen terme) sourit à Israël. Même s’il était privé de Tamar, le seul gisement de Léviathan (découvert en 2010, et dont l’exploitation devrait commencer en 2017) pourrait satisfaire la demande israélienne (qui est en hausse) jusqu’en 2030 – tout en conservant une réserve équivalente à vingt années. Le potentiel d’exploration d’Israël est encore important ; le pays pourrait donc devenir un exportateur de premier ordre.

La Jordanie, dont le territoire est pauvre en ressources énergétiques, constituerait un client probable: les attaques visant les gazoducs auraient déjà fait perdre 2,1 milliards de dollars au royaume hachémite cette année. Les autres pays de la côte Est de la Méditerranée, la Syrie et le Liban, devraient eux aussi opter pour le gaz israélien – à moins que ces Etats ne procèdent entretemps à une réorientation politique radicale. L’Irak devrait être leur premier fournisseur, mais Bagdad est paralysée par un débat au long cours concernant ses propres besoins en gaz.

Nous pourrions donc bientôt assister à un surprenant renversement des rôles: Israël pourrait bien finir par devenir l’un des fournisseurs en gaz de l’Egypte. A moins que l’Etat hébreux ne décide d’accroître sa part de marché en Europe, en devenant un important exportateur de gaz naturel liquéfié ; peut-être via Chypre – qui vient elle-même de faire une découverte majeure en octobre dernier.

Quel que soit la stratégie d’Israël, ses voisins entreront un peu plus dans son orbite économique – et l’Egypte y perdra une partie de son importance. Lieberman et le premier ministre Benyamin Nétanyahou seront confortés dans leur détermination à poursuivre l’exploitation du gaz offshore, et ce en dépit des différends territoriaux qui l’opposent au Liban et à la Turquie (via le conflit portant sur l’île divisée de Chypre).

L’importance de l’annulation du contrat gazier mal-aimé ne doit certes pas être exagérée: il ne s’agit pas forcément d’une  marque d’hostilité de la nouvelle Egypte envers Israël. Mais cette décision endommage de fait une coopération économique déjà bien mal en point. Du fait de ses nouveaux dirigeants, l’influence politique et économique de l’Egypte s’engage plus avant sur la voie du déclin – et ce au moment même où Tel Aviv profite d’un effet d’aubaine inattendu.

ROBIN M. MILLS [ traduit par Jean-Clément Nau] 

Foreign Policy

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