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La charia s'applique déjà en Tunisie
Le parti Ennahda renonce à inscrire la charia dans la Constitution tunisienne. Mais, c’est pour mieux islamiser l’Etat.
Mise à jour du 25 juin 2012: La cour d'appel de Monastir (est) a confirmé le 25 juin la peine de sept ans et demi de prison pour un jeune Tunisien qui avait posté des caricatures du prophète Mohamet sur sa page Facebook, a-t-on appris de source judiciaire.
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Le comité exécutif d’Ennahda a tranché. Il renonce à inscrire la charia dans la Constitution et s’engage à maintenir l’article premier de la Constitution de 1959, «sans y ajouter une seule virgule». C’est Rached Ghannouchi, en personne, qui l’a annoncé en conférence de presse, le 26 mars, à Tunis. Le leader des islamistes tunisiens a justifié sa décision par la volonté de ne pas diviser le peuple, et en invoquant le consensus.
L’article premier, a-t-il expliqué, suffit amplement à protéger et garantir l’islamité de l’Etat et l’identité arabo-musulmane du pays. Sacrée revanche posthume pour Habib Bourguiba, père de l’indépendance, premier dirigeant du pays, et bête noire des islamistes: c’est lui qui avait imaginé, rédigé et imposé, dès 1956, cet article premier, qui fait donc plus que jamais figure de socle de l’identité politique moderne de la Tunisie.
Chef-d’œuvre de concision (et d’ambiguïté), il dispose:
«La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la République.»
Il sera donc gardé intact par la Constituante élue le 23 octobre 2011.
Tentative de passage en force
Contrairement aux apparences, l’article premier fonde un Etat civil et tolérant, enraciné dans son identité arabo-musulmane, mais ouvert sur l’époque et sur la civilisation universelle. L’islam est la religion de l’Etat, mais pas religion d’Etat. La charia n’est pas mentionnée dans la Constitution comme source ou fondement du droit, précisément en raison du caractère républicain et civil de l’Etat. La souveraineté appartient au peuple, la loi est l’expression de la volonté générale, et n’est subordonnée à aucune norme transcendante.
Plus petit commun dénominateur commun entre les forces politiques en compétition, l’article premier avait fait l’objet d’un consensus pendant la campagne, et tous les partis, y compris, Ennahda, s’étaient prononcés pour son maintien. Pourtant, fin janvier, les islamistes, forts de leur domination écrasante à la Constituante, où ils possèdent 41% des sièges, ont opéré une première volte-face. Un projet officieux de Constitution a commencé à circuler sur les réseaux sociaux. Son article 10, visant à faire de la charia islamique une des sources essentielles de la législation, a immédiatement suscité la polémique.
Tout en déniant tout caractère officiel au document, les caciques du mouvement, à l’exception notable de Ghannouchi, sont montés au créneau pour expliquer qu’une telle proposition pouvait représenter «une base raisonnable de discussion», et qu’elle pouvait parfaitement cohabiter avec l’article premier. Trois poids lourds du parti, Habib Khedhr, le rapporteur général de la Constitution, Habib Ellouze, l’élu de Sfax, et Sadok Chourou, véritable icône de la résistance à Ben Ali, embastillé pendant deux décennies par le dictateur, ont ensuite fait savoir qu’ils souhaitaient maintenant que la charia soit explicitement mentionnée comme une des sources essentielles de la législation.
On a pu croire qu’Ennahda allait tenter un passage en force et soumettre son projet à référendum. Le règlement intérieur de l’Assemblée prévoit que, pour être adopté, un texte doit être approuvé à la majorité des deux tiers à la Constituante, ou soumis directement au peuple, pour validation. Un scénario cauchemardesque pour les modernistes: un référendum sur la charia aurait eu toutes les chances d’être compris comme un référendum sur l’islam. Et les islamistes auraient été pratiquement assurés de le gagner sans coup férir.
Bronca des progressistes
La perspective de voir la charia inscrite dans la Constitution a suscité une levée de boucliers, dans les milieux progressistes et dans les rangs de l’opposition. Et provoqué de vives tensions à l’intérieur même de la troïka gouvernementale. L’abandon du caractère civil de l’Etat constitue en effet une ligne rouge, tant pour Ettakatol, la formation de Mustapha Ben Jaâfar, que pour le président provisoire, Moncef Marzouki, et pour son parti, le CPR.
Est-ce pour cette raison que les dirigeants d’Ennahda ont finalement décidé de revenir sur leur agenda d’islamisation des institutions? Confrontés à de sérieuses difficultés sur le terrain économique et à une montée de la grogne sociale, les islamistes n’avaient sans doute pas intérêt, cette fois, à ouvrir un nouveau front à la Constituante. Et n’ont pas voulu prendre le risque d’une crise gouvernementale.
Un autre facteur a également pesé de tout son poids: la perception internationale. La mise en scène de l’annonce de Rached Ghannouchi, le 26 mars, devant les correspondants de la presse étrangère, ne doit rien au hasard. Ennahda a voulu restaurer une image de modération mise à mal par les débordements antisémites et les agissements violents de la minorité salafiste. En renonçant à inscrire la charia dans la Constitution, le mouvement islamiste coupe court aux spéculations sur une éventuelle dérive théocratique, à un moment où il a plus que jamais besoin de soutien extérieur.
Les défenseurs du sécularisme (séparation de la religion de l’Etat) en Tunisie auraient cependant tort de se réjouir trop vite et de croire la partie gagnée. Le recul d’Ennahda s’apparente davantage à un recul tactique qu’à un aggiornamento définitif. Rached Ghannouchi n’a pas complètement fermé la porte à la charia. «Le concept divise, car il est mal compris», a-t-il admis. Et le peuple tunisien n’est pas encore «mûr» pour ce débat. Cependant la question pourra être réexaminée «le jour où les citoyens la réclameront».
Repli tactique de Ghannouchi
Sur le fond, le leader islamiste campe sur des positions, qui ne sont guère éloignées de celles des radicaux de son mouvement. Rien de ce qui sera mentionné dans le texte de la future Constitution ne devra entrer en contradiction avec l’article premier, qui garantit le respect de l’identité et des valeurs islamiques.
Il faudra trouver «les mécanismes adéquats et les garanties suffisantes pour préserver l’application de la Constitution».
Une allusion transparente à la mission qui incombera à l’organe chargé de contrôler la conformité des lois à la Constitution: le Conseil (ou Tribunal) constitutionnel.
En réalité, la vraie bataille, celle qui portera sur l’architecture et les procédures du contrôle de constitutionnalité, ne fait que commencer. Car c’est au juge constitutionnel qu’incombera la mission de proposer et de fixer une interprétation de cet article. C’est lui qui dira comment il faut le comprendre, ce qu’il autorise et ce qu’il interdit.
Or, cet article peut en effet être lu de deux façons très différentes. Pris à la lettre, et isolément, il signifie que la Tunisie est un Etat musulman. C’est cette interprétation restrictive que les défenseurs de l’inscription de la charia dans la Constitution rêvent de voir triompher. Elle se situe aux antipodes de la conception défendue par Bourguiba et consacrée par la doctrine constitutionnaliste.
L’article premier met l’accent sur l’Etat et non sur la religion, et instaure un ancrage confessionnel a minima. En énonçant que la Tunisie est un Etat dont la religion est l’islam et la langue l’arabe, le texte se borne à dresser un constat à valeur sociologique et descriptive: la Tunisie n’est pas un Etat multiconfessionnel, et son peuple est unifié par une même foi et un même idiome. De surcroît, dans la Constitution de 1959, l’article premier s’insérait dans un dispositif juridique plus large.
Concessions en trompe-l'œil
En proclamant et sanctifiant la liberté de conscience, en abolissant toute forme de discrimination sur la base de la race, du sexe ou de la religion, et en ne mentionnant pas la charia comme source du Droit, Bourguiba a fait preuve d’une audace peu commune lors de la rédaction de la Constitution de 1959. Et la solution bourguibienne a permis de dégager le droit positif tunisien de la référence religieuse.
Pourtant, les juges, à l’inverse des constitutionnalistes, ont eu tendance à privilégier une interprétation littéraliste, et à conférer une valeur normative et contraignante à l’article 1er. Il a été invoqué par une magistrature restée traditionnaliste et conservatrice pour atténuer la portée des réformes bourguibiennes.
Et c’est en son nom que certaines des dispositions les plus progressistes du Code du statut personnel, l’acte d’émancipation de la femme tunisienne, ont été atténuées et dénaturées, au prétexte de «non-conformité avec la loi religieuse». Résultat: chassés par la porte (la Constitution), la charia et le fiqh (le corpus juridique musulman traditionnel) sont revenus par la fenêtre (la jurisprudence), et ont eu pour conséquence de vider d’une partie de sa substance un droit étatique d’inspiration séculière et moderniste. Qu’en sera-t-il, demain, de la jurisprudence constitutionnelle? En réalité, personne n’en sait rien.
Indépendance des juges zéro
Tout dépendra, in fine, du tribunal ou du Conseil constitutionnel qui sera institué. Des équilibres en son sein. Et de la manière dont ses membres seront nommés.
La Tunisie ne possède pas de tradition de justice constitutionnelle indépendante. Elle part de zéro. Institué par décret présidentiel en 1987, le Conseil constitutionnel, qui a cessé d’exister au lendemain de la Révolution, quand la Constitution a été abrogée, a été complice de la dictature de Ben Ali. Le juge constitutionnel, qui s’est longtemps complu dans un rôle d’auxiliaire servile de l’arbitraire étatique, peut-il accomplir sa révolution culturelle et devenir le garant des droits et libertés? Et va-t-on lui en donner les moyens?
Ces questions, d’une importance cruciale pour l’avenir de la jeune démocratie tunisienne, sont pourtant singulièrement absentes du débat public, et n’ont guère trouvé d’écho à la Constituante. La plupart des partis «modernistes» se sont contentés de formuler des généralités sur l’Etat de droit et sur la nécessité de garantir la séparation des pouvoirs dans leurs manifestes électoraux. Sans entrer dans les détails.
Les propositions dévoilées par les islamistes dans leur programme en 365 points, présenté le 14 septembre 2011, sont tout aussi succinctes. Pourtant, à y bien regarder, elles ne laissent pas d’inquiéter. Ennahda dit vouloir instaurer un régime démocratique de type parlementaire, «basé sur la séparation des pouvoirs et l’indépendance des juges».
Hyperpouvoir du parti majoritaire
En réalité, dans leur système, tout le pouvoir émane de la chambre, et, dans l’hypothèse ou un parti disposerait de la majorité absolue, tout le pouvoir émanerait alors en réalité du parti majoritaire. Les institutions deviendraient alors l’otage d’un parti ou d’une faction. A commencer par le Conseil ou le Tribunal constitutionnel, dont le président serait élu directement par le Parlement. Il y aurait alors tout lieu de craindre que cet organe ne soit détourné de sa vocation libérale et ne se transforme, purement et simplement, en gardien de l’islamité de l’Etat et de la moralité religieuse.
Une telle dérive s’observe déjà, depuis plusieurs mois, au niveau des tribunaux civils. Nabil Karoui, le patron de la chaîne de télévision privée Nessma, a fait l’objet de poursuites pour avoir diffusé Persépolis, un dessin animé de la réalisatrice franco-iranienne Marjane Satrapi, dans lequel une scène représentait Dieu.
Nasreddine Ben Saïda, le directeur du journal Ettounsia, a été arrêté et incarcéré pendant une semaine, en février, pour «atteintes aux bonnes mœurs et trouble à l’ordre public». Son journal avait publié en couverture une photographie d’un footballeur allemand d’origine tunisienne, Sami Khédira, posant avec sa compagne, nue dans ses bras. Le cliché avait pourtant été réalisé en Allemagne, à l’initiative d’un magazine allemand.
Le 28 mars, deux jeunes Tunisiens âgés de 28 ans et originaires de Mahdia ont écopé chacun de 7 ans et demi de prison ferme pour avoir clamé leur athéisme et diffusé sur les réseaux les sociaux des photomontages blasphématoires à l’endroit du Prophète. Ils n’ont trouvé aucun avocat pour les défendre...
Samy Ghorbal
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