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Tribune: la Côte d’Ivoire selon le «Risque Pays»
Un devenir géopolitique incertain et des investissements à différer.
Le régime de monsieur Ouattara, notamment pendant sa visite récente en France et son discours au Medef, assure que dans la «nouvelle Côte d’Ivoire», la guerre est finie et que le «temps béni d’Houphouët-Boigny» est de retour pour les investisseurs extérieurs.
Est-ce si sûr? Procédant par scénarios géopolitiques et projection sur les prochaines échéances, on peut remarquer que l’hypothèse évoquée –de la fin de la violence et de la prospérité retrouvées est quelque peu hasardeuse, et sans doute peu probable si les rapports de force actuels persistent.
Les études de «risque pays», si utiles pour les banques et les industriels, par exemple, s'efforcent au-delà des discours, propagande et alliances immédiates, de discerner à des dates différentes, l'évolution probable d'un régime et d'un pays, pour conseiller les acteurs extérieurs dans leurs investissements, et la note ci-dessous se distingue de la propagande officielle ou de la méthode Coué des milieux d’affaires franco-ivoiriens comme par sa dimension géopolitique, dans la durée.
Endettement et fragilité
La situation actuelle d'un petit pays comme la Côte d'ivoire en phase de post-conflit dépend en effet fortement des appuis internationaux, pour la dette et la reconstruction du pays, mais aussi pour le développement de projets de coopération et d'investissement privés.
Sa fragile économie détruite par 10 ans de sanctions internationales, aggravées par les destructions des quatre mois de crise dite «postélectorale» est-elle relancée par les massifs investissements extérieurs, comme l'affirme le régime Ouattara? La sécurité des investissements est-elle garantie par un retour à la paix civile et à l'ordre constitutionnel? Quelles sont les alternatives au régime, notamment après le possible changement de majorité à Paris, la complexité de la situation régionale (Mali), le jeu des acteurs ivoiriens eux même?
Les investissements internationaux en question sont tout d'abord des prêts et le niveau d'endettement de la Côte d'ivoire atteint des chiffres record: 4,5milliards d'euros. Il est vrai que l'ambition du régime Ouattara, comme celui de Laurent Gbagbo qui avait préparé cet allègement massif de la dette est d'obtenir dans les 6 mois le point d’achèvement du programme PPTE (Pays pauvres très endettés).
Par contre si son allié géopolitique à Paris, le président Sarkozy, avait l'intention de remettre la dette ivoirienne, il est douteux que l'opinion publique française et les adversaires du locataire de l'Elysée, acceptent un cadeau de 2 milliards d'euros en pleine campagne électorale ou durant la période de transition en cas de victoire de François Hollande.
Si les fondamentaux: café, cacao, pétrole, peuvent rester au même niveau (bien que soumis aux fortes fluctuations des marchés) que sous le régime précédent, du moins si les infrastructures routières et portuaires sont reconstruites, c'est pour des motifs géopolitiques internes et externes que les investisseurs et «développeurs» étrangers sont tentés de s'abstenir tant que la situation ne sera pas éclaircie.
Sociologiquement deux types d'entreprises françaises sont diversement vulnérables aux aléas apolitiques, et ont des politiques d'investissement, de maintien ou de retrait opposées: les grandes entreprises comme Bolloré ou Bouygues qui ont collaboré à tous les régimes et risquent au pire, en cas de changements, de perdre leur monopole; et les Pme françaises, qui représentent un certain archaïsme (50%des emplois formels à Abidjan leur sont dus), bien plus vulnérables devant le chaos et concernées par une ivoirisation de l'économie ou un nationalisme anti-français, dénonçant leur présence comme un reliquat néocolonial.
Violence et insécurité
Paradoxalement, l'insécurité qui préoccupe les investisseurs et l'importante communauté française (environ 7000 français venus de métropole, autant de binationaux) est le fait des forces pro Ouattara, qui dans une certaine mesure restent incontrôlables. A cet égard, le Nord de la Côte d'ivoire (qui reste une zone d'arbitraire, où aucun investisseur sensé ne devrait entreprendre), de 2002 à 2011, a servi de banc d'essai à cette «gouvernance par la violence», le racket et les exactions étendus par les Frci (Forces Républicaines de Côte d’Ivoire, favorables à Ouattara) et dozos (chasseurs traditionnels supplétifs des forces rebelles) à Abidjan et au Sud après avril 2011.
Juridiquement, la situation est celle d'une violation massive et continue des lois constitutionnelles, d'une «justice de vainqueurs» et d'une inquiétante illégalité foncière, jointe à des tensions ethnopolitiques exacerbées, qui augurent mal de l'avenir.
Sans revenir sur le contentieux électoral, le fait que monsieur Ouattara ait été à la fois le candidat et «élu» de l'étranger (ou «candidat étranger», par allusion aux querelles sur sa nationalité d'origine, pour la moitié du pays) contre l'avis du Conseil constitutionnel ivoirien constitue la tare fondamentale de son régime. Un régime qui a vu les forces spéciales françaises arrêter après une série de bombardements le président dans sa résidence, tandis que l'Onuci (force onusienne de maintien de la paix en Côte d’Ivoire) sortant de son rôle et de son mandat, bombardait d'un côté des civils et aidait de l'autre les rebelles.
Le nombre de civils victimes des deux corps expéditionnaires reste inconnu, et au-delà de la Cour Pénale Internationale (CPI) (auprès de qui aucun acteur pro Ouattara n'a encore été inculpé) de nombreuses actions judiciaires sont en cours, et pourraient empêcher bientôt les dignitaires du nouveau régime de séjourner sans problèmes juridiques en Europe.
Les violations mineures des lois ou de la Constitution sont légion, tandis que le retour à une forte présence de «coopérants» français dans l'administration lui retire encore de son peu de légitimité, (y compris un général à la présidence!). Ainsi la nomination de Guillaume Soro, poursuivi pour crimes de guerre et passible de la CPI, comme président de l'Assemblée nationale n'a pu se faire qu'en violant les dispositions constitutionnelles sur son âge ; l'obligation faite à l'ancien président du conseil constitutionnel monsieur Yao N'dré, de se déjuger, puis de se démettre, comme la nomination de monsieur Wodié, son successeur, est plus digne d'une république bananière que d'un Etat de droit.
Les fraudes multiples du RDR (Rassemblement des républicains), aux législatives de décembre 2011, pour l'emporter sur le Pdci (Parti Démocratique de Côte d’Ivoire, parti de Henri Konan Bédié) corroborent comme pratiques les accusations de fraude massive au Nord pour les présidentielles, tandis que le retrait du FPI (Front Populaire ivoirien, parti de Gbagbo) transforme l 'Assemblée en «chambre introuvable» à la dévotion de M. Ouattara, obérant une fois de plus sa légitimité.
L'échec de la réconciliation est principalement dû au transfert (déportation pour ses partisans) du président Laurent Gbagbo à La Haye et à l'incarcération sans jugement des élites sudistes, gouvernementales et universitaires (notamment le premier ministre Gilbert Aké N'gbo ou le franco-ivoirien Michel Gbagbo détenu et maltraité pour «fait de parenté»: son père étant l'ancien président Laurent Gbagbo!), dans des camps ou prisons au Nord, au maintien de nombre d'exilés au Ghana et au Libéria; le fait que son président, monsieur Konan Banny, soit très marqué coté RHDP (Rassemblement des Houphouétistes pour la Démocratie et la paix, coalition qui a amené Ouattara au pouvoir) et que sa «commission» soit sans budget autonome ni autonomie réelle explique techniquement son insuccès.
Un pays sous tension: la construction d'un «Etat dioula»?
La géopolitique interne de la Côte d'ivoire traduit ce que les observateurs étrangers, notamment les économistes, n'ont pas voulu, avant les élections et après, reconnaître: il s'agit, dans une vie politique marquée par les trois grands «blocs ethno régionaux» d'une victoire du Nord dioula sur le Sud, en particulier le Sud-ouest. Construction de l’État dioula et politique de discrimination positive (dite de «rattrapage ethnique» par monsieur Ouattara) créent de fait une tension extrêmement forte au Sud et dans la capitale (majoritairement acquise électoralement à monsieur Gbagbo), tandis qu'étrangers à cette région, les 30% de nordistes dioula se comportent en pays conquis. De manière bien plus dangereuse, à l'Ouest, les problèmes fonciers redoublent les conflits ethniques et politiques, et plus que la vengeance individuelle ou les plaintes juridiques, le combat des Guérés autochtones contre les migrants dioulas pro-Ouattara est vital pour leur propre survie collective.
Cette situation explosive, déniée par les autorités politiques actuelles, est pourtant relevée par toutes les ONG et «organisations des droits de l'homme» occidentales: devenues minoritaires sur leurs propres terres, les Guérés sont exilés en grande partie au Libéria (65000 sont dans les camps du HCR, beaucoup plus chez leurs «frères» krahn (il s’agit en fait d'un même peuple, séparé par la frontière coloniale).
Bien plus grave encore est l'installation, par les Frci, dozos ou allogènes eux même, de milliers de migrants agricoles burkinabè (et maliens, en augmentation depuis la conquête du Nord de ce pays par les diverses rebellions) sur les rares forêts encore libres (jusqu'aux «bois sacrés» ou forêts classées!).
Bien entendu, aucun investissement ne semble possible dans le grand Ouest, et les grandes plantations d'hévéa, les entreprises forestières, les plantations de café et cacao risquent de faire les frais d'un conflit de plus en plus menaçant dans cette région poudrière.
Géopolitique régionale et internationale
En un an l’évolution régionale de l'Afrique de l'Ouest a connu des éléments déstabilisateurs pour le régime ivoirien, surdéterminés par un possible changement de régime à Paris (J.L. Mélenchon, acteur montant de la gauche française s'est publiquement déclaré contre l'intervention néocoloniale et le «coup d’État franco-onusien» à Abidjan). Jusque-là en phase avec son «parrain français» comme avec ses homologues régionaux du Sénégal ou du Burkina, le président ivoirien risque, en cas d’alternance à Paris d'être lâché par l'Elysée, en butte à un régime sénégalais opposé à celui de son partenaire Wade, tandis que son homologue burkinabé pourrait connaître le sort du président malien.
Dans ce scénario catastrophe pour monsieur Ouattara (ou de l’alternance pour les partisans de monsieur Gbagbo, qui reprennent déjà des thématiques et des slogans anti dictature du type: «Ouattara, dégage!»), l'élection de François Hollande pourrait être, bien au-delà de la Côte d’Ivoire, celui d'un «printemps des peuples» africains, voire des «révolutions africaines» (sur le modèle évidement des révolutions arabes) qui lui serait fatal.
Des scénarios intermédiaires pourraient toutefois s’articuler à cette hypothèse de la chute d'un régime ouattariste assimilé à un exemplaire produit des réseaux françafricains: une négociation avec son opposition, alliée avec une libération de Laurent Gbagbo pourrait aboutir à des changements d'alliances (par exemple par un retournement du PDCI, ou son éclatement), comme l’histoire de la Côte d'Ivoire en a donné nombre d'exemples, à un gouvernement d'union nationale, voire à une «cohabitation à l'ivoirienne»)
Des éléments contingents sont évidemment difficiles à prévoir; si la CPI, qui jusqu'ici n'a inculpé que des acteurs africains en fonction des desiderata des pouvoirs occidentaux ou de leurs affidés, suivait un pouvoir de gauche à Paris, des partisans de M. Ouattara (ou lui-même, comme responsable politique des crimes de guerre), pourraient être concernés: notamment Guillaume Soro et ses comzones (commandants de zone, les chefs militaires de la rébellion), pour crimes de guerre ou actes de génocide, comme les 1000 morts de Duékoué le 29 Mars 2011. Plus encore une «solution biologique» comme en Tunisie (l'expression vient du sort de Bourguiba) ou au Malawi pourrait toucher certains grands acteurs ivoiriens (âgés et en mauvaise santé notoire pour les deux gérontes du RHDP), et leur succession amènerait inéluctablement à une période de troubles.
De la résistance non violente à la guérilla hypothèses de changement politique en Côte d’Ivoire
Dans la perspective d'un changement de régime à Paris, il est probable que la gauche française, comme lorsque Jospin a empêché Jacques Chirac de rétablir par la force Konan Bédié, la «Force Licorne» serait retirée ou neutralisée, ainsi que les «coopérants» militaires ou civils (comme Serey Eiffel) trop liés au régime Ouattara et à la répression de l’opposition ; les 10 000 hommes de l'Onuci, suivant ce scénario, seraient aussi retirés ou verraient leur mandat redéfini, de sorte que les régulations politiques et militaires puissent agir librement.
Il est alors probable que dans l'Ouest , en milieu rural, on assiste à un retour massif des réfugiés Guérés du Liberia et à un reflux du colonat agricole baoulé et dioula du nord de la Côte d'ivoire mais surtout à un retour des migrants sahéliens vers leur pays d’origine, comme le Burkina ou le Mali; si l'on peut souhaiter que cette alternance après un «génocide par substitution» se fasse pacifiquement, de violents troubles ne sont pas à exclure; de même en pays attié, au Nord d'Abidjan ou bété (ethnie d'origine de Laurent Gbagbo à l’Ouest) qui ont été décimées par les FRCI.
De même à Abidjan ou des tueries dans le quartier pro Gbagbo de Yopougon ont été nombreuses d'avril à juin 2011, après le retour possible des exilés du Ghana : ce serait lors la population dioula des quartiers comme Abobo qui seraient dans l'insécurité.
On ne peut exclure ce à quoi se sont toujours refusé les fidèles de Laurent Gbagbo (qui quoiqu'en disent les travestissements médiatiques occidentaux, a toujours privilégié la voie pacifiste et électorale pour la résolution des conflits): un début de guérilla armé, venant notamment de la zone forestière libérienne, ou les Guérés peuvent compter sur l'appui des Krahns du Liberia, peuple frère à la forte tradition guerrière.Les évolutions chaotiques de la dernière décennie se sont faites, notamment à cause de la présence du corps expéditionnaire Licorne, et du caractère pacifique des revendications sudistes, sans prise à partie des communautés occidentales, en particulier française.
Cependant, comme lors de l'exil de 2004, il est probable qu'en cas d'alternance violente à Abidjan, une «exfiltration» des ressortissants soient nécessaire, ce qui concernerait notamment les familles et les employés des nombreuses PME françaises, et les ressortissants dispersés en brousse.
Quant aux conséquences pour les investissements privés, il est évident qu'un lien trop étroit avec les acteurs de l’«Etat dioula» et les dignitaires du régime Ouattara exposerait les entrepreneurs français à de lourdes pertes en cas d’alternance. Certes, selon les options ou sympathies politiques, la bouteille ivoirienne peut aussi bien sembler à moitié pleine (une croissance de 6% en 2012) qu'à moitié vide. Mais il s'agit ici, plus qu'un diagnostic de l’existant, d'une anticipation des possibles: en raison des échéances à venir, on ne peut que conseiller de temporiser des investissements à risques dans un pays qui connaît des retournements de situation rapide, des alternances chaotiques, toujours au bord d'une guerre civile larvée.
Au fond, pour les six prochains mois après les présidentielles françaises, réduire la voilure et se retirer des zones à risques, être prêt à faire partir les familles et retarder les investissements. Le doute ne peut que conduire à la prudence, et pour le reste, comme disent nos voisins anglo saxons, Wait and see...
Michel Galy
Politologue français, spécialiste de la Cote d'ivoire.
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