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Cote d'ivoire: «Il existe toujours de nombreux obstacles à la réconciliation»
Un an après l'arrestation de l'ex-président Laurent Gbagbo, de nombreux obstacles existent encore sur le chemin de la réconciliation estime Rinaldo Depagne, spécialiste de la Côte d’Ivoire à International Crisis Group.
Mise à jour du 13 juillet 2012 : A l’ occasion du premier anniversaire de la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), les résultats semblent très mitigés, de l’aveu même de l’ancien premier ministre ivoirien et directeur de la CDVR, Charles Konan Banny.
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SlateAfrique - Un an après la chute de Laurent Gbagbo, peut-on dire que la Côte d'Ivoire est sur le chemin de la réconciliation?
Rinaldo Depagne - La Côte d’Ivoire est engagée sur ce chemin qui est encore très long. La crise ivoirienne est vieille d’au moins une décennie —le double si on la fait débuter à la mort de Félix Houphouët-Boigny (premier président du pays) et à la bataille de succession qui a suivi ce décès. Il sera difficile d’effacer, en quelques années, les traces de cette longue crise politico-militaire, dont la dernière phase, le conflit postélectoral, a fait 3.000 morts. Il existe toujours de nombreux obstacles à la réconciliation, au premier rang desquels une justice trop partiale et le manque d’un dialogue politique sérieux.
La réconciliation est pour le moment pilotée par une structure, la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR), qui rencontre des difficultés pour organiser sa mission qui est très compliquée. Elle doit réconcilier les citoyens d’un même pays qui se sont tués ou fait du mal alors qu’ils se connaissaient souvent très bien, qu’ils habitaient le même quartier, le même village, le même immeuble ou vivaient sous le même toit. Avant la grande offensive militaire de mars 2011, le conflit ivoirien a essentiellement été un affrontement entre voisins, une guerre de proximité dans des endroits où «chacun se connaît». Aujourd’hui, on demande à la CDVR de réparer cela, de donner une impulsion et des recommandations pour que ces voisins puissent de nouveau cohabiter, se saluer et oublier les rancœurs. C’est une tâche difficile et de longue haleine.
Le spectre de «l'ivoirité»
SlateAfrique - La société ivoirienne est-elle toujours aussi divisée? Sur le plan ethnique notamment?
Rinaldo Depagne - Dans le «grand-Ouest», frontalier du Liberia, les divisions ethniques et les peurs qui y sont associées, sont toujours très présentes. Les autorités locales ont toujours beaucoup de mal à organiser des réunions de concertation entre les membres des communautés que la guerre a opposées. Au début du mois de mars 2012, il y avait toujours 79 000 réfugiés Ivoiriens au Liberia qui craignaient de rentrer chez eux ou étaient dans l’impossibilité matérielle de le faire. Dans cette région, les problèmes identitaires sont amplifiés par la présence encombrante de chasseurs traditionnels dozos. Ces supplétifs de l’ex-rébellion des Forces nouvelles occupent en toute illégalité des terres qui appartiennent à des communautés, supposées être pro-Gbagbo. Plus généralement, la société ivoirienne est toujours obsédée par les questions de l’identité et de l'origine. On aime ranger les gens de façon simpliste par catégorie, par région, par ethnie, par «groupe sociologique». Cela est le résultat de 20 ans d’exploitation de la question identitaire à des fins politiques, et ce, par l’ensemble des partis.
SlateAfrique - Le nouveau régime défend–il la démocratie?
Rinaldo Depagne - La Côte d’Ivoire jouit toujours d’une liberté de la presse qui permet de dire beaucoup de choses, y compris les plus outrancières. Ce n’est ni une dictature, ni un Etat policier. Mais il est très difficile de «défendre la démocratie» dans un pays où des institutions essentielles à la vie démocratique sont absentes ou à reconstruire. C’est le cas de la justice. Pendant une décennie, il n’y a pas eu de justice dans les zones administrées par la rébellion des Forces nouvelles. Certaines régions restées sous contrôle gouvernemental, comme celle du Moyen-Cavally (dans l'ouest du pays), ont aussi vécu sans tribunaux. De même, la structure actuelle de l’armée dominée par les membres de l’ex-rébellion qui ont pris l’ascendant sur la police et la gendarmerie rend aussi difficile la libre expression de tous.
SlateAfrique - Le nouveau régime ne tombe-t-il pas lui aussi dans le piège de l’ethnicisme?
Rinaldo Depagne - Il y a sans doute un sentiment de malaise à voir la haute administration dirigée par des cadres qui possèdent la même origine culturelle et régionale, même si en Côte d’Ivoire comme ailleurs dans la région ouest-africaine, il faut se méfier des conclusions hâtives sur l’origine ethnique des uns et des autres sur la seule base de leurs patronymes. Le risque de crispation ethnique existe et il est lié à la fois au sentiment de vainqueur, et de revanche, qui habite une partie des membres de l’équipe au pouvoir mais aussi au manque de confiance du régime envers la partie adverse ou tous ceux qui sont soupçonnés d’avoir soutenu l’ancien régime. Cette absence de confiance est au cœur de nombreux problèmes actuels de la Côte d’Ivoire, comme la détention prolongée et injustifiée de membres du FPI (Front populaire ivoirien, le parti de Laurent Gbagbo) ou les mauvaises relations qu’entretiennent les gendarmes et les membres de l’ex-rébellion.
SlateAfrique - Une véritable opposition a-t-elle vu le jour?
Rinaldo Depagne - Non, pas pour le moment. L’opposition politique en Côte d’Ivoire a du mal à se définir et à se reconstituer. Le FPI est éclaté en plusieurs courants et n’a pas de stratégie claire. Les partis qui ont été créés par des dissidents du FPI sont de petites structures, avec certes de bonnes analyses, mais peu de moyens pour arriver rapidement à une implantation nationale. C’est le cas par exemple du parti Lider de l’ancien président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly.
Ce qu'il reste de l'opposition
SlateAfrique - Le FPI est-il toujours une force d’opposition?
Rinaldo Depagne - Le FPI est dans une position paradoxale. Il bénéficie toujours d’un bon vivier d’électeurs mais a refusé de participer aux dernières législatives. Il n’a plus de chef, ni de ligne directrice. Si le FPI veut survivre, il faut qu’il fasse le deuil de son fondateur Laurent Gbagbo, se dote d'une direction qui s’affirme comme telle et qu’il revienne dans le jeu politique en participant aux prochaines consultations électorales, notamment les élections locales
Slate Afrique - Le régime actuel laisse-t-il le champ libre à des forces d’opposition pour s’exprimer?
Rinaldo Depagne - Oui et non. La presse «bleue» (pro Gbagbo) est libre. Mais il est très difficile de tenir des meetings publics pour les membres du FPI. On se demande d’ailleurs si c’est le résultat de la volonté du régime ou de son absence de contrôle sur une partie de l’appareil de sécurité et sur les plus extrémistes parmi ses militants.
SlateAfrique - Tant que les partisans de Laurent Gbagbo, notamment Charles Blé Goudé, seront en exil, une véritable réconciliation sera-t-elle possible?
Rinaldo Depagne - Le maintien en détention sur le territoire ivoirien de compagnons de route de Laurent Gbagbo ou de membres de sa famille pose à l’évidence un problème pour la réconciliation. Le régime actuel devrait libérer un certain nombre de ces détenus afin d’afficher clairement son souhait d’aller vers le dialogue politique concret. Pour ce qui est des éléments les plus fanatisés de l’entourage de l’ancien président qui sont toujours en exil, il n’est pas certain que leur retour en Côte d’Ivoire aide à apaiser le débat et à réconcilier les Ivoiriens.
SlateAfrique - Peut-on parler d’une justice impartiale?
Rinaldo Depagne - Non. La justice ivoirienne s’exerce toujours de manière très partiale. A ce jour, aucun membre des ex-rebelles intégrés dans la nouvelle armée ne fait l’objet de poursuites, en dépit des forts soupçons de crimes graves à l’encontre de certains. Seuls les partisans de l’ancien président sont poursuivis.
SlateAfrique - Est-ce normal que Laurent Gbagbo soit seul devant la CPI?
Rinaldo Depagne - La CPI n’a pas encore terminé son enquête. La justice internationale est aussi un travail de longue haleine.
Besoin de vérité
Slate Afrique - Comment expliquer que Gbagbo conserve autant de partisans?
Rinaldo Depagne - Laurent Gbagbo est une grande figure de l’histoire politique ivoirienne. Il est le premier à s’être opposé au père fondateur de la nation, Félix Houphouët-Boigny. C’est lui qui a permis de rompre avec le système de parti unique. Laurent Gbagbo a donc des partisans depuis plusieurs décennies et certains ont transmis leurs convictions à leurs enfants comme une sorte d’héritage politique sacré. De plus, il a su recruter au-delà de sa région natale, notamment dans les grands centres urbains où la grave et longue crise économique et sociale depuis la fin des années 1980 a créé une génération de jeunes qui n’ont en rien bénéficié des années de prospérité sous le système houphouétiste
Une fois au pouvoir, Gbagbo a créé un appareil militant vaste, complexe et solide qui a canalisé et fidélisé une partie de la jeunesse. Cette «galaxie patriotique», comme on l’a appelée, est restée mobilisée aux côtés du président Gbagbo, non seulement parce qu’elle y trouvait un intérêt immédiat —souvent financier— mais aussi parce qu’elle a adhéré aux idées et aux promesses qui ont été assénées pendant plus d’une décennie par une machine de propagande omniprésente et très sophistiquée.
SlateAfrique - Comment expliquer leur détermination?
Rinaldo Depagne - Le FPI a très longtemps été un parti d’opposition où s’est forgé une culture militante extrêmement forte. A partir de 2000, la propagande a été très efficace transformant peu à peu le message politique en commandement quasi-religieux. Très nombreux sont les partisans de Gbagbo qui pensent toujours que ce dernier va revenir et «délivrer la Côte d’Ivoire». Même si la base politique de Gbagbo était relativement moins régionaliste que celle des deux autres grands partis, le RDR et le PDCI, il faut également souligner la forte représentation du centre-ouest et de l’ouest en son sein, ce qui crée un lien de solidarité fort, y compris dans l’adversité.
SlateAfrique - Comment expliquer le fait qu’ils soient toujours persuadés que leur «champion» a remporté l’élection de décembre 2010?
Rinaldo Depagne - C’est un des legs de Laurent Gbagbo. Il était évident qu’il lui était difficile de gagner la présidentielle dès lors que Henri Konan Bédié appelait à voter pour Alassane Ouattara. A deux contre un, le rapport de force devenait trop déséquilibré. Mais au lieu d’accepter sa défaite, Laurent Gbagbo a choisi de brouiller les pistes en accusant son adversaire d’avoir truqué le scrutin et en dénonçant des exactions commises au Nord. Rappelons juste qu’aucune de ces exactions n’avait été observée par les préfets qu’il avait lui-même nommés, et que l’inversion par le Conseil constitutionnel des résultats du scrutin obtenue par l’invalidation massive de suffrages exprimés dans le centre et le nord du pays était grossière. Relayé par une machine de propagande très rodée qui a travaillé bien au-delà des frontières ivoiriennes, l’argument a pris et a jeté le doute dans les esprits, ouvrant un débat sans fin sur « qui a gagné l’élection ». Laurent Gbagbo aura été un très mauvais perdant qui s’est employé à rendre le plus difficile possible le travail de son successeur, non seulement en l’attirant dans un conflit armé mais en construisant un doute sur sa légitimité électorale.
Propos recueillis Pierre Cherruau
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