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Pourquoi les Sénégalais sont en colère
Au Sénégal, la tension monte contre le président Wade mais aussi contre l'opposition incapable d'adopter une stratégie cohérente. Ce pays est-il encore un modèle démocratique pour l'Afrique? Rien n'est moins sûr.
Mise à jour du 1 er mars: Le président sénégalais sortant Abdoulaye Wade a obtenu 34,8% des voix au premier tour de l'élection présidentielle tenue le 26 février, selon des résultats officiels préliminaires annoncés le 29 février, et un second tour devra de ce fait avoir lieu.
Il sera opposé au second tour à son ancien allié et ancien Premier ministre Macky Sall, qui arrive en deuxième position avec 26,6% des suffrages. Le second tour doit se tenir trois semaines après la confirmation des résultats par la plus haute instance juridique du pays.
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Un leader étudiant écrasé par un véhicule de police, surnommé le «dragon» par la jeunesse sénégalaise. Une grenade lacrymogène jetée volontairement dans une mosquée à l’heure de la prière. Youssou Ndour blessé. Des manifestants tués à Podor dans le Nord du Sénégal après que la police eut fait usage de balles réelles. Un policier tué à coups de pierres par des manifestants devant une caméra.
Autant d’images qui choquent et bouleversent les Sénégalais. Bon nombre d’entre eux passent une partie de la journée à regarder ces «scènes d’intifada» au «pays de la Teranga» (pays de la tolérance et de l’hospitalité). Tout cela leur paraît d’autant plus irréel qu’en temps normal, ces visions de violence sont associées à d’autres pays du continent.
Sénégal en morceaux
Le Sénégal n’a-t-il pas la réputation d’être une terre de paix? Une terre de démocratie et d’alternance pacifique. «Nous avons horreur de la violence. Nous ne voulons pas mourir pour des idées», se plaisent à répéter les Sénégalais. Un sentiment de colère et d’incompréhension les submerge car ils n’arrivent pas à comprendre comment leur pays a pu en arriver là.
Au cours des dernières semaines de violence, c’est l’image d’un certain Sénégal qui a volé en morceaux. Le pays avait fait figure de précurseur en Afrique francophone sur la voie de la démocratisation. Léopold Sedar Senghor avait été l’un des premiers dirigeants africains à accepter de quitter le pouvoir de son plein gré. En 1980, après vingt ans d’exercice, le « président poète » avait passé le relais à Abdou Diouf. Son successeur a fait preuve de la même «sagesse»: en 2000, il a rapidement reconnu sa défaite face à Abdoulaye Wade, alors que nombre de ses proches l’incitaient à s’accrocher au pouvoir.
Le mandat de trop?
A 86 ans, Abdoulaye Wade, lui, veut entamer un nouveau mandat. Un septennat, alors même qu’il avait affirmé sur RFI que la Constitution ne l’autorisait pas à effectuer un troisième mandat. Il a annoncé publiquement son revirement: «Si je l’ai dit, je me dédis» a-t-il déclaré lors d’un meeting en juillet 2011. Une formule qui a beaucoup choqué au Sénégal. Même si le Conseil constitutionnel a validé sa candidature en janvier dernier.
Autre sujet d’étonnement : les partisans du président Wade annoncent que leur candidat va l’emporter dès le premier tour du scrutin du 26 février prochain. Ses partisans parlent d’une victoire avec 53% des suffrages. Comment une telle précision peut-elle être de mise avant même que le scrutin n’ait eu lieu? De tels propos incitent bon nombre de Sénégalais à se montrer méfiants. «Le président va frauder, c’est sûr, sinon il ne peut pas gagner» affirme un magistrat sénégalais.
Le chef de l’Etat se montre très généreux avec l’argent du contribuable. Abdoulaye Wade distribue régulièrement des centaines de millions de francs CFA à des chefs religieux. L’objectif est clair: les inciter à donner des consignes de vote favorables à sa candidature. Au Sénégal, ces consignes des chefs religieux notamment celles des dirigeants mourides sont traditionnellement très suivies.
L'arme religieuse entre en campagne
Wade affirme très régulièrement qu’il est le candidat de la confrérie mouride. Selon lui, ce sont eux qui l’ont fait élire en 2000 et réélire dès le premier tour en 2007. Avant les élections législatives, il se rend à Touba, la capitale spirituelle de la confrérie mouride. Fait allégeance au grand marabout et demande aux chefs religieux de donner leur bénédiction à ses candidats, «d’adouber» ses «troupes».
Son premier meeting pour la présidentielle de 2012 s’est tenu près de Touba. Il a expliqué à ses partisans, un public mouride, que ses adversaires politiques étaient en fait des adversaires du mouridisme. Discours dangereux qui peut nourrir des clivages entre confréries. Ces pratiques choquent les défenseurs de la laïcité. Ainsi que les disciples des autres confréries musulmanes et les chrétiennes. Ce comportement irrite aussi beaucoup de mourides hostiles au fait que les convictions religieuses soient ainsi instrumentalisées.
Les prédécesseurs de Wade n’avaient pas fait pareil usage de «l’arme religieuse». Leopold Sedar Senghor était chrétien, mais il n’invoquait pas les arguments religieux pour faire de la politique. De même, Abdou Diouf n’affichait pas ses préférences religieuses et n’en faisait pas une arme politique. En agissant ainsi Abdoulaye Wade créé un précédent dangereux.
Une opposition divisée et peu crédible
Mais la colère des Sénégalais ne s’adresse pas seulement au pouvoir. Bon nombre d’entre eux ont le plus grand mal à comprendre la stratégie de l’opposition.
«Lorsqu’ils organisent des marches personne ne comprend ce qu’ils font» estime Abdou, un étudiant qui souhaite un changement de régime.
«Que font-ils? Sont-ils en campagne? Vont-ils à l’élection? Veulent-ils empêcher le scrutin d’avoir lieu? Veulent-ils empêcher Wade d’y participer? Personne n’y comprend plus rien» confirme Aissata, une jeune manifestante dakaroise.
Il est vrai que la stratégie de l’opposition est des plus opaques. Certains opposants, à l’image de Macky Sall (ex-premier ministre de Wade), font campagne aux quatre coins du pays. Macky Sall arpente méthodiquement les campagnes sénégalaises.
«Ce candidat est persuadé qu’il sera au second tour face à Wade, alors il veut que l’élection soit organisée» estime un enseignant dakarois.
D’autres candidats de poids, à l’image d’Ibrahima Fall, issu de la société civile, ex-haut fonctionnaire des Nations unies et professeur de droit, réclament un report du scrutin. Au motif qu’il est impossible de l’organiser dans la situation de chaos actuel. Selon ces opposants, le «climat d’insécurité générale» rend impossible d’organiser le 26 février, le premier tour de la présidentielle. Quand bien même l’élection serait organisée, quelle sera la légitimité du président élu ?
La démocratie n'est pas négociable
Au Sénégal, il était entendu que le pouvoir ne pouvait se conquérir que par la voie des urnes. La consensus autour de l’alternance démocratique est large. Abdoulaye ne manque jamais de rappeler à ses «collègues» chefs d’Etats africains qu'il est élu démocratiquement. Et il se targue d’une certaine supériorité en la matière. N’avait-il pas vivement conseillé à Kadhafi et à Laurent Gbagbo de quitter le pouvoir? Ou est passé Abdoulaye Wade, le chantre de la démocratie ?
La crise actuelle ouvre de nouvelles perspectives pour le Sénégal. Inquiétantes. Une partie de la population commence à penser que le pouvoir se conquiert par la rue. Par la force. Un risque d’évolution à l’ivoirienne. En somme.
Depuis son indépendance acquise en 1960, le Sénégal n’a jamais connu de coup de force. Une exception qui fait la fierté des Sénégalais. Et qui pourrait bien s’évanouir. Ce modèle est en danger. Un péril, un sentiment d’urgence. De ceux qui alimentent plus que jamais une colère sénégalaise. Une colère grandissante. Abdoulaye Wade croit n’y voir qu’une simple «brise». Mais à Dakar, face à l’océan atlantique, le vieux président ferait bien de prendre garde au vent du large. A Dakar, ce vent là n’a rien d’une brise passagère.
Pierre Cherruau
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