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La CAN 2012 est un «tournoi de nains»
Fan de ballon rond, l’intellectuel camerounais Achille Mbembe analyse les carences du football africain. En particulier celles des Lions indomptables, grands absents de cette compétition.
Slate Afrique - Nombre d’observateurs du football africain ont l’impression que le niveau de la CAN est en baisse; que le beau football serait en perte de vitesse. Est-ce une réalité ?
Achille Mbembe - Il y a des progrès indéniables en matière d’organisation du jeu, de sens tactique ou de recherche de l’efficacité. Certaines équipes ont développé un réel fond de jeu même si elles ne parviennent pas encore à véritablement rivaliser avec les sélections européennes ou sud-américaines. C’est notamment le cas du Ghana ou de la Côte d’Ivoire. Ces deux équipes regorgent en outre de joueurs doués techniquement, qui ont une bonne vision du jeu, qui font preuve d’une relative fluidité dans la circulation du ballon ou encore dans l’exécution des balles arrêtées.
Ceci dit, ces progrès ne sont pas toujours systémiques. Ils n’ont pour l’instant débouché sur aucune percée notable et soutenue des équipes africaines sur la scène mondiale. Nous demeurons dans une logique de coups de dés.
SlateAfrique - D’aucuns considèrent que la CAN est avant tout un marché où les recruteurs européens viennent puiser, ce qui explique que cette compétition soit organisée tous les deux ans. Est-ce l’une des raisons d’être de la CAN ?
A.M - La CAN est la plus importante vitrine du football continental. On doit comprendre que le foot mondial ne peut pas être un sport véritablement planétaire sans la CAN. Qu’elle soit organisée tous les deux ans ne date pas d’aujourd’hui. D’ailleurs, ce rythme sera modifié bientôt.
Comme pour tous les tournois, les prospecteurs y viennent dans l’espoir de dénicher des joueurs de talent. Le vrai problème, c’est que les talents africains ne sont pas achetés à un juste prix. Ils sont vendus à l’encan. À qualité égale, et à quelques rares exceptions près, un joueur africain coûte trois à quatre fois moins cher qu’un joueur sud-américain ou européen. Seuls des facteurs extra-sportifs et extra-économiques pourraient expliquer une telle structure inégalitaire des prix. Elle ne changera pas tant que les équipes africaines ne seront pas à même de rivaliser avec l’Europe et l’Amérique du Sud sur la scène mondiale.
SlateAfrique - Comment expliquer que de grandes nations footballistiques telles que le Cameroun, le Nigeria ou l’Egypte ne participent pas à cette CAN ?
A.M - Le Cameroun est rongé par le désordre, la corruption et l’improvisation. Tout ou presque tout y est fait à l’envers, au mépris du sens commun. C’est à peu près la même situation au Nigeria. L’Egypte, quant à elle, a connu les soubresauts politiques que nous connaissons, et qui sont loin d’être résolus.
SlateAfrique - Leur absence provoque-t-elle une baisse de niveau de la compétition? Et aussi un moindre intérêt des spectateurs ?
A.M - Il y a eu des matches serrés et de très belle facture. Mais au regard de leurs palmarès, un tournoi sans ces équipes ne jouit pas de la même mystique que si elles y prenaient part. C’est pourquoi le tournoi 2012 est un «tournoi de nains». Il manque de charisme.
Le président camerounais «tient son peuple par les couilles»
SlateAfrique - Existe-t-il un lien entre la mal gouvernance et les performances de ces équipes? Dans le cas du Cameroun en particulier, les interventions des politiques ont-elles conduit à un déclin des «Lions Indomptables»?
A.M - Corruption et vénalité ont fait système. À tous les niveaux, c’est l’enkystement. Les joueurs - professionnels dans l’ensemble - font face à une kleptocracie dont la règle cardinale de fonctionnement est la négligence calculée. Le gouffre entre la culture professionnelle dans leurs clubs respectifs et l’inimaginable pagaille qui caractérise la gestion de l’équipe nationale est immense.
Qu’il s’agisse de la fédération ou du gouvernement, tout ou presque tout fonctionne à l’improvisation, à l’envers, contre toute idée du bon sens. Tout est instable, sujet à d’interminables palabres et négociations qui sapent l’énergie tout en installant un univers paranoïaque. Qu’il en soit ainsi ne relève en rien du hasard. Le désordre institutionnel est devenu méthode, culture et gagne-pain. On a beau avoir du talent. Dans un tel marécage, il est difficile de faire équipe et de se concentrer sur l’essentiel.
SlateAfrique - Qu’en est-il de la personnalité de Samuel Eto’o?
A.M - Il détient l’un des palmarès sportifs les plus impressionnants dans le monde du foot. Il est aussi riche que le Chef de l’État, à la différence que sa fortune, il l’a gagnée honnêtement. Du coup, il suscite toutes sortes de projections et de fantasmes aussi bien parmi la masse qu’au sein des élites dirigeantes. Nombreux sont ceux qui souhaiteraient faire partie de sa clientèle et bénéficier de ses faveurs. Il attire donc autour de lui beaucoup de parasites.
D’autre part il n’a ni la force morale, ni le pesant intellectuel d’un Joseph-Antoine Bell (NDLR: ex-gardien des Lions indomptables et des Girondins de Bordeaux). Avec d’autres joueurs de la sélection, il partage à plusieurs égards l’éthos de la classe dirigeante camerounaise – le culte de l’argent facile, un narcissisme disproportionné, une pratique libidinale de l’existence et une bonne dose de paranoïa.
SlateAfrique - Comment le peuple camerounais réagit-il à cette CAN sans ses Lions?
A.M - Les gens regardent les matches à la télé. Ils voient avec un mélange d’envie, de jalousie et de ressentiment les stades modernes construits par le Gabon et la Guinée Équatoriale. Pour noyer cette énième humiliation, ils rient, boivent, bavent et profèrent des jurons. Beaucoup ne comprennent pas pourquoi ni comment on en est arrivé là. De nombreux autres sont résignés. L’autocrate les tient par les couilles depuis bientôt trente ans – le syndrome de la «négraille» prostrée que décrivit si bien Aimé Césaire, il y a si longtemps.
SlateAfrique - Comment expliquer les performances des équipes du Gabon et de la Guinée Équatoriale lors de cette CAN (Elles ont atteint les quarts de finale)? Est-ce dû au pouvoir de l’argent ? Une grande partie des joueurs de Guinée Équatoriale ont été naturalisés. Est-ce que cette politique d’achat des joueurs ne fausse pas la compétition ?
A.M - Non. Pas du tout. Il faut ouvrir les frontières. Pour se faire un rang dans la hiérarchie mondiale, l’Afrique a besoin de se constituer comme un vaste espace de libre circulation des biens, des marchandises et des idées. Ceci vaut aussi pour le foot.
Propos recueillis par Pierre Cherruau
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