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Une nuit noire avec Amadou et Mariam
Quand le couple de chanteurs maliens partage sa cécité avec les spectateurs, cela donne une Eclipse. Un concert dans le noir, avec sons et senteurs du Mali. Reportage.
Il faut se délester de tous ses effets: manteaux, téléphones portables, bijoux et montres lumineuses, avant de prendre place, Cité de la musique à Paris, dans une semi-pénombre et des senteurs d’encens et de terre. Toutes les lumières s’éteignent, même celles des habituelles sorties de secours. C’est le noir complet.
La salle est pleine. Les billets pour ces deux concerts uniques donnés les 14 et 15 janvier à Paris, après une date à Laval, se sont vite arrachés. Ceux qui se sentiront mal peuvent agiter la petite feuille blanche du programme. Des agents de sécurité équipés de lunettes infrarouge les feront sortir s’il le faut. Toute sortie est définitive, prévient-on les spectateurs.
Comme un dimanche à Bamako
Il fait frais, 15 degrés environ, c’est le petit matin à Bamako. On entend les bruits de la ville à son réveil. Poules, mobylettes au loin, conversations en bambara. En musique et dans l’obscurité, on embarque pour un voyage d’une heure et quinze minutes dans la capitale du Mali, où Amadou et Mariam se sont rencontrés, «pour ne plus jamais se quitter», raconte un narrateur.
L’histoire commence avec Amadou. A 15 ans, à cause d’une cataracte, il perd la vue «mais pas la confiance». Il devient le guitariste d’un groupe phare de la scène malienne, Les Ambassadeurs. On écoute sa première composition. Mariam enchaîne, et raconte sa plongée dans les ténèbres, dès l’âge de 5 ans. D’où l’importance de la musique pour elle. Elle reprend sa première interprétation. Amadou et Mariam se rencontrent dans un institut pour jeunes aveugles, seront heureux et auront beaucoup d’enfants —des «petits pieds et des petites mains» qui ont repris le flambeau. Et d’entonner leur célèbre Dimanche à Bamako, jour de mariage.
On est à l’écoute, cou tendu et tête levée, on ouvre et ferme les yeux, sans vraiment voir de différence. On comprend mieux, soudain, la posture d’un Ray Charles ou d’un Stevie Wonder. Le visage instinctivement levé vers la voûte céleste, comme pour se rendre mieux disponible à son environnement sonore et sensoriel. Ne pas voir permet à l’imaginaire de se promener tranquillement dans les méandres de la musique, mais aussi du conte.
Une love story dans le noir
Car dans leur Eclipse, Amadou Bagayoko et Mariam Doumbia prennent le temps de se raconter, avec leurs mots simples, parfois naïfs. Des mots qui font la marque de leurs chansons, comme leur premier tube international, Mon amour, ma chérie en 1998, puis leur album Dimanche à Bamako, produit par Manu Chao en 2005.
Pour ce spectacle, le conteur Hamadoun Tandina leur a prêté main forte. Il a écrit et dit les interludes narratifs, trop heureux de porter sur scène la légendaire histoire d’amour de ceux que l’on surnomme partout le «couple aveugle du Mali». La Britannique Kate Williams, elle, a conçu des fragrances spéciales diffusées dans la salle tout au long du spectacle, pour rappeler le grand marché de Bamako, mais aussi l’odeur d’un produit anti-moustiques traditionnel, ou encore la senteur de la terre en fin de journée.
Amadou et Mariam avaient tenté une première fois de plonger la salle dans le noir, lors d’un concert à Bruxelles, en 2009, le temps d’une chanson.
«Nous voulions que le public puisse entendre la musique exactement comme nous», explique Amadou.
Avec Eclipse, ils en ont fait un concept, sur une idée de Marc-Antoine Moreau, manager et directeur artistique du groupe.
«Nous voulions éviter de tomber dans le misérabilisme à propos de leur handicap, explique ce dernier. Nous voulions inverser les rôles, sans jugement ou critique. C’est le public qui devient handicapé, tout en découvrant la possibilité de développer de nouvelles capacités ou des sensations qu’il n’a jamais perçues auparavant.»
Outre la diffusion de fragrances changeantes, la température augmente au fil du spectacle, pour atteindre les 30 degrés de la mi-journée à Bamako.
Partage ou auto-célébration?
A la fin du spectacle, un rayon de lumière bleue grossit, lentement, pour laisser l’ombre du couple se porter sur l’arrière de la scène... La dernière chanson, Wili Kataso, la seule qui soit tirée du nouvel album, Folila, qui sort le 26 mars, est interpétrée sous les feux des projecteurs. La salle se lève alors comme un seul homme pour danser. Une envie qui l’a démangée pendant une bonne moitié du spectacle. En sortant de la salle, où flotte une sérénité un peu spéciale, les gens échangent impressions et sourires. Très peu de critiques fusent, certains trouvant que le couple en fait un peu trop dans «l’auto-célébration».
Amadou et Mariam évoquent dans Eclipse leur parcours et leurs rencontres, mais ne parlent pas dans leur spectacle de leur nouvelle amitié avec Bertrand Cantat, qui figure en tant qu’invité spécial sur leur prochain album, dont il a co-signé six titres. Mais c’est une autre histoire. Le couple a rencontré le chanteur du groupe de rock français Noir Désir lors d’un concert à Bordeaux.
Ils ont sympathisé. Bertrand Cantat leur a rendu visite à Bamako, où ils ont parlé musique —«et pas de ce qu’il a fait», élude Amadou dans les interviews, faisant allusion à la mort en 2003 de l’actrice Marie Trintignant, pour laquelle Bertrand Cantat a fait de la prison. Amadou et Mariam seront de nouveau en tournée de mars à mai, en France et en Belgique, cette fois avec des éclairages. Dommage…
Sabine Cessou
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