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«Les partis islamistes tentent d’implanter une dictature musulmane»
Opposant de toujours au régime de Ben Ali, l'écrivain et journaliste Taoufik Ben Brik dresse un bilan amer de l'anniversaire de la fuite du dictateur. Selon lui, les partis islamistes veulent instaurer une dictature bien plus dangereuse.
Mise à jour du 28 mars: Ennahda renonce à inscrire la charia dans la Constitution. Rachid Ghannouchi, a annoncé devant la presse, lundi 26 mars, que l'article1 de la Constitution de 1959, qui stipule que «la Tunisie est un Etat libre indépendant, et souverain, sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la République», serait maintenu dans la Constitution.
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SlateAfrique - Au premier anniversaire de la fuite de Ben Ali, le 14 janvier, peut-on vraiment parler d’un printemps arabe déclenché en Tunisie puis dans les autres pays ou est-ce une illusion?
Taoufik Ben Brik - Ce qui s’est propagé dans la région, c’est vraiment un acte révolutionnaire. Mais cet acte révolutionaire a-t-il débouché sur une révolution?
Revenons à la Tunisie. Pour moi, les Tunisiens ont révolutionné leur pays entre le 17 décembre 2010, jour de l’immolation de Mohammed Bouazizi, jusqu’au 14 janvier 2011, jour de la fuite du despote. Mais ce jour-même, cette révolution s’est sabordée elle-même, puisqu’à 18h, les lieutenants de Ben Ali, ont pris le relais. Quant aux élections du 23 octobre, dès le départ elles étaient faussées.
La démocratie a besoin des urnes, mais avant, il faut préparer le socle: la presse et la justice. Or, dans mon pays, ces deux socles sont inexistants. L’acte de vote est un acte de confiance. Or, on ne peut pas faire confiance au pouvoir politique car il est entre les mains de l’ancien monde. Que ce soit le pouvoir des armes, ou de l’argent, ou même le pouvoir de nomination. C’était Ben Ali. Aujourd’hui, c’est le parti d’Ennahda qui trône sur le pays. C’est un parti de droite. Mais quelle droite? Est-ce une droite libérale? L’extrême ou l’ultra droite? Moi, je dirais que c’est la droite de l’Inquisition. Une droite qui a existé en Espagne au Moyen-Age. Aujourd’hui, elle est de retour dans le monde arabe. Ce sont les islamistes. C’est l’islam politique qui cherche à gérer le quotidien, le hic et nunc, le ici et maintenant des gens. Elle va s’immiscer dans tout ce qui est personnel: dans ce que tu manges, ce que tu portes, et même dans ta chambre à coucher. Elle va incriminer l’intelligence. Plus de théâtre, plus de danse, plus de musique, de rire, de sarcasme.
Donc, pour moi, ce n’est pas un printemps arabe. C’est une cinquième saison où l’on trouve des tempêtes, des cataclysmes et des tremblements.
SlateAfrique - L’immolation de Bouazizi a-t-elle été vaine et comment expliquez-vous que les mouvements sociaux continuent, et que d’autres immolations aient lieu?
T-B-B - Non, ce n’est pas en vain que les peuples arabes se soient insurgés. Le gouvernement a devant lui, non pas un grain de sable qui enraye la machine, mais une tempête de sable. Ces gens-là doivent mettre dans leur équation la donne du peuple. Le peuple qui s’insurge au quotidien. D’ailleurs le 9 janvier 2012, jour du martyr à Kasserine, ville qui a connu le plus grand nombre martyrs en Tunisie (plus d’une centaine), on a vu fuir les dirigeants du pays. Ils auraient pu être lynchés. Deux jours auparavant, trois ministres ont dû fuir Gafsa, dans la région du bassin minier. Le 5 janvier, il y a eu une immolation dans cette ville. Donc, ces gens-là ne peuvent pas gouverner ce pays que par l’état d’urgence, ou par le couvre-feu à 17h.
SlateAfrique - Vous avez déclarez dans une interview qu’Ennahda était le dernier cadeau de Ben Ali. Est-ce vraiment le cas? Est-ce du fait du régime de Ben Ali que vous vous retrouvez avec Ennahda au pouvoir?
T-B-B - Bien sûr. Lorsque Ben Ali a pratiqué la politique de la «terre brûlée», lorsqu’il a fait de la Tunisie, un Sahara politique et intellectuel, les seuls qui ont profité de cela, ce sont les islamistes. Ce sont les seuls qui ont pu avoir gratuitement une implantation géographique. Ils ont trouvé des locaux pour leur propagande, des mosquées sur tout le territoire, des cimetières, des écoles coraniques. Le Tunisien a été abreuvé par le seul livre qui est du Coran. En plus, ils avaient avec Dieu, cinq rendez-vous, des rendez-vous de prières. Ils avaient inscrit de fait les Aïd, le ramadan, le pèlerinage. Tout cela, c’est presqu’une peau d’âne qui colle aux Tunisiens. On a laissé aux Tunisiens qu’une seule porte: Dieu. Et Ennahda s’en servit. Je ne sais pas qui saura lui tenir tête.
SlateAfrique - Justement, pensez-vous que le président Moncef Marzouki ou d’autres partis laïcs puissent constituer un contre-pouvoir?
T-B-B - Le problème est que Marzouki tire toute sa légitimité du parti Ennahda. C’est Ennahda qui en a fait un président, à la portion congrue, car il n’a aucun pouvoir. Le seul pouvoir qu’il a, c’est de déclarer la guerre et la paix. Que va-t-il faire? Déclarer la guerre à la Libye?
SlateAfrique - Il n’y a pas de contre-pouvoir aux partis islamistes?
T-B-B - Il n’y en a pas. Ces gens-là tentent d’implanter une dictature musulmane. Ils ont pris la part du lion et n’ont laissé à l’Ettakatol et au Congrès pour la démocratie que des restes.
SlateAfrique - On est donc passé d’une dictature à une autre?
T-B-B - Une dictature encore plus abominable, moraliste, qui s’insinue dans l’air que tu respires. C’est la dictature de Dieu. L’avènement du sixième Khalifat.
SlateAfrique - Elle est plus dangereuse que celle de Ben Ali?
T-B-B - Oui, elle prend racine dans une culture où il y a du sang, où les problèmes politiques se soldent avec l’épée.
SlateAfrique - On parle d’un retour de la censure, est-ce une réalité? Par qui est organisé cette censure? Qui contrôle la censure?
T-B-B - Je crois que le jour où ils seront bien implantés, ils vont fermer la gueule de tout le monde. Ils ont essayé d’arrêter mon journal «Contre le pouvoir», le jour de sa parution. J’ai dû me battre pour que le distributeur le publie un jour après. Ça a commencé dès le départ. Charlie Hebdo a été interdit pratiquement vingt jours après la révolution. Maintenant, c’est le Point, c’est Marianne…
Dernièrement, ils ont nommé beaucoup de rédacteurs en chef de la télévision, des radios publiques etc… Ce n’est pas seulement une censure directe. Ils mettent leurs hommes dans les médias maintenant. On sait bien que la presse a été laissée telle quelle après la chute de Ben Ali.
SlateAfrique - Dans ces conditions, pourquoi avez-vous décidez de créer une nouvelle parution «Contre le Pouvoir»?
T-B-B - Parce que je sens le danger comme les chiens qui sentent le tremblement de terre trois heures avant qu’il n’arrive. Tout cela ne peut déboucher que sur un tremblement de terre. Il faudrait que les gens se lèvent, qu’il y ait une autre révolution pour réinventer la révolution.
SlateAfrique - Comment va fonctionner votre revue? Allez-vous travailler avec d’autres intellectuels tunisiens et quel est l’objectif?
T-B-B - Ma ligne éditoriale est la même que celles des articles que j’ai écrit auparavant, c’est-à-dire, être contre ceux qui tiennent le pouvoir, par la satire, l’insolence, l’irrespect et être têtu moralement.
SlateAfrique - Subissez-vous des menaces?
T-B-B - A travers Facebook. Au moins 1.000 pages de commentaires déversent leurs venins. Ils disent «il est de mère juive» ; «il travaille pour le Mossad, ou les services secrets français ou américain»...
SlateAfrique - Pourquoi n’avez-vous pas choisi de vous exprimer sur Internet pour toucher un plus large public?
T-B-B - J’y pense. Je fais avec mes moyens pour l’instant. Je suis analphabète de l’Internet. Je ne m’y connais pas, donc il faudrait que je me fasse aider.
SlateAfrique - Dans le premier numéro de Contre le pouvoir, on perçoit un certain ressentiment vis-à-vis de l’Occident. Vous les accusez de complaisance entre les islamistes?
T-B-B - Oui, je sens que je revis le même cauchemar que j’ai vécu au début de l’ère Ben Ali, lorsqu’il avait un blanc seing de l’Occident. Les officiels et la société civile. Il a fallu une grève de la faim en 2000 pour que les gens sachent que l’on avait affaire à un dictateur de la même trempe qu’un Saddam ou qu’un Milosevic. Jusqu’au 14 janvier 2011, Nicolas Sarkozy soutenait Ben Ali. Les Etats-Unis également. Ben Ali avait des amitiés dans la société civile, la presse, les corps de pouvoir. Aujourd’hui, le nouveau régime trouve des sympathies dans ceux qui s’opposaient à Ben Ali. Ils ne savent même pas placer Ennahda sur l’échiquier politique.
SlateAfrique - Pensez-vous que les Occidentaux vont ouvrir les yeux sur Ennahda?
T-B-B - Non. Je dois expliquer, argumenter à chaque fois, et ils ne veulent pas comprendre. Je les sens omniscient. Il y a quelque chose qu’ils veulent conclure avec les nouveaux locataires du pouvoir.
SlateAfrique - Il n’y aura pas d’opposition intérieure ou extérieur au développement d’une nouvelle dictature?
T-B-B - On va refaire le même long, très long chemin que l’on a fait contre Ben Ali. Et là, on est carrément seul. Les Français que je vois amis avec Ennahda aujourd’hui, c’était mes plus grands amis. Même les journalistes débarquent avec des a priori, un calibrage et un formatage.
Propos recueillis par Pierre Cherruau
Interview publiée le 13 janvier 2012
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