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Le ministre français Alain Juppé et le président tunisien Moncef Marzouki, 5 janvier 2012, Tunis. REUTERS/Zoubeir Souissi
Le ministre français Alain Juppé et le président tunisien Moncef Marzouki, 5 janvier 2012, Tunis. REUTERS/Zoubeir Souissi

Les Tunisiens ont-ils pardonné à la France?

Les Tunisiens minimisent les déclarations désobligeantes de leur président Moncef Marzouki à propos de la France, un an après la révolution.

La fin de l'année 2011 aura vu les relations entre la France et la Tunisie se tendre quelque peu. Politiques français et nouveaux élus tunisiens ont de part et d'autre émis plusieurs déclarations dérangeantes et clivantes une fois le résultat du vote démocratique des Tunisiens le 23 octobre 2011 rendu officiel. Un vote qui a vu la victoire des islamistes.

Mais entre toutes, les premières prises de paroles du nouveau président provisoire de la République tunisienne, Moncef Marzouki, à propos de la France et des Français auront fini de mettre le feu au poudre:

«J’ai très peu apprécié les considérations culturalistes, pour ne pas dire racistes, formulées à Paris par certains (…) Je suis francophone et francophile, je serai un pont entre la France et la Tunisie, nous travaillerons cordialement mais je constate que les Français sont souvent ceux qui comprennent le moins le monde arabe, alors que ce devrait être le contraire», avait-il lancé dans un entretien accordé au Journal du Dimanche du 18 décembre. 

La maladresse de Marzouki

Offusqués de telles déclarations, certains députés français de la majorité sont allés jusqu'à rappeler au nouveau président tunisien le rôle de la France en matière d'accueil des exilés et de soutien aux opposants du régime de Zine el-Abidine Ben Ali.

Même si pour les Tunisiens ces premières joutes politico-diplomatiques semblent démesurées et surtout électoralistes, elles viennent justifier le déplacement en Tunisie, les 5 et 6 janvier, du ministre des Affaires étrangères français, Alain Juppé, première personnalité étrangère à rendre visite aux Tunisiens depuis la formation du nouveau gouvernement.

Au cœur des tensions, les Tunisiens restent très sceptiques face aux prises de positions des élus français mais aussi, des propos tenus par leur nouveau président. Tous connaissent les liens qui unissent le leader du Congrès pour la République (CPR) à la France. Tandis que pour certains son exil de 15 ans passé dans l'hexagone donne du crédit à ses premières prises de positions vis-à-vis de l'ex-colonisateur, d'autres soulignent la «maladresse» d'un président manipulé par la majorité conservatrice et religieuse, incarnée par le parti Ennahda et son ancien Secrétaire général devenu Premier ministre, Hamadi Jebali.

Interrogés sur le sujet, ils ne se montrent pas dupes des enjeux électoraux, tant tunisiens que français, que dissimulent ces premiers échanges politiques. Il reste que pour ces derniers, la question identitaire tunisienne, récurrente depuis la révolution de janvier, à tort ou à raison, se trouve relancée par le président tunisien et récupérée par les politiques français. 

A Tunis, sous le soleil capricieux d'un mois de janvier à peine entamé, une jeune tunisienne de dix huit ans, plongée dans un livre d'Oscar Wilde traduit en français, est assise sur le perron de la Cathédrale Saint-Vincent-de-Paul de Tunis.

«Même pour nous, la réalité conservatrice du vote tunisien nous a donné une claque. Mais les liens entre la France et la Tunisie sont tellement anciens. Culturellement les relations sont trop fortes pour disparaître du jour au lendemain. Les quelque 30.000 Français recensés et installés en Tunisie ne vont pas partir comme ça. J'ai des amis français trop attachés à ce pays. Les propos de Marzouki c'est d'une maladresse évidente et grossière qui laisse envisager une énième manipulation de l'opinion à des fins politiques et électoralistes», témoigne l'étudiante qui se tient au fait de l'actualité des deux pays.

Une identité méditerranéenne

Dans la banlieue de Tunis, à La Marsa, un consultant franco-tunisien installé depuis toujours en Tunisie, livre sa conception de l'identité tunisienne. Le narguilé ronflant et un roman en anglais dans les mains, ce dernier qui se déplace souvent en France mais qui «aime sa vie en Tunisie et ne souhaite vraiment pas vivre en France», raille les propos tenus par le président Marzouki:

«C'est juste la classe politique française qui a encore un regard de colonisateur sur la Tunisie. Pour les sphères culturelles ou économiques il n'en est rien. Marzouki joue ici un jeu qui n'est pas le sien. Les Tunisiens se sentent plus proches de la France que du Moyen-Orient. Nous ne sommes pas arabes, mais méditerranéens. Rached Ghannouchi (leader du parti Ennahda, ndlr) évoquait une "pollution linguistique" en parlant du français! Mais à la télévision, quand on nous parle en arabe littéraire personne ne comprend! Moi mes origines elles sont turques ou grecques, d'où la notion d'identité méditerranéenne», estime-t-il.

Pour Abir, 27 ans, jeune professeure tunisoise en informatique, le sujet de la langue française utilisée par les Tunisiens et l'éventuel retour à un arabe stricte et littéral semble absurde:

«Avec mes amis, je parle plus en français, au café, dans la rue... qu'en arabe! Et quand je parle en arabe ça reste notre dialecte tunisien (le derja, ndlr). Dernièrement, pour écrire un rapport en arabe j'ai mis du temps. J'ai oublié comment on écrivait en arabe! Il faut dire que le système scolaire tunisien, c'est du n'importe quoi. Presque tout est en arabe au collège, puis les matières importantes sont en français au lycée et à l'université tous les cours sont en français», explique l'enseignante.

Par ailleurs, Abir rejoint Marzouki sur l'évolution nécessaire des politiques français vis-à-vis de la Tunisie. Pour elle, les mentalités doivent changer, seulement cela doit se faire plus progressivement, surtout pas en ce moment où les priorités sont autres, et sans utiliser les médias et user les petites phrases pour attiser gratuitement les tensions:

«Moi je n'aime pas que la France fasse comme si elle tenait encore la Tunisie dans ses mains. Il faut à présent nous traiter d'égal à égal que cela plaise ou non aux politiques français. Au risque de voir les Tunisiens se détourner de plus en plus de la France», conclut Abir.   

Habitant de la Médina, en plein cœur du souk de Tunis, Yassine musulman pratiquant et père de famille modèle, travaille à l'hôpital La Rabta à Ben Saadoun. Ce dernier a laissé ses enfants décorer un petit sapin de noël, car pour lui, «c'est décoratif et cela ne va absolument pas à l'encontre de notre religion».

«Dans l'islam, on prend le meilleur de chaque culture. Les Tunisiens et les Français sont des frères. Il ne faut pas essayer de les désunir. Ils sont toujours les bienvenus en Tunisie. Et je ne pense pas qu'ils soient les moins à même de comprendre le monde arabe. C'est comme pour tout, il faut éduquer et informer la population française. Lui dire tout le respect qu'on a pour elle et le respect qu'elle doit nous accorder en retour», confie-t-il.

On voit de moins en moins de Français

Pour Mohamed, futur marié et comptable de 28 ans, le quotidien n'a pas changé au point que les Français perdent leurs repères en Tunisie. Bien qu'ayant attribué son vote au CPR et à Moncef Marzouki aux élections du 23 octobre, ce dernier estime qu'il faut en finir avec ces mauvais signaux lancés en direction de la France:

«Les échanges commerciaux et touristiques doivent reprendre et perdurer. Au quotidien, rien n'a changé. Il ne faut pas s'attendre à l'Arabie Saoudite en venant à Tunis. Il n'y a pas de visibilité islamiste. Nos vies n'ont pas changé. Une de mes sœurs portait déjà la burqa en 2006. Elle restait discrète voilà tout. Les Français retrouveront le pays qu'ils connaissent», témoigne Mohamed.

Croisée dans les quartiers populaires de La Marsa, une Djerbienne originaire de la ville de Tatatouine dans le Sud tunisien, en visite familiale à Tunis, livre sa vision des déclarations du président Marzouki: 

«Depuis la révolution, on voit de moins en moins de Français. Ils doivent avoir peur. Cet été, beaucoup ne sont pas venus. Ils ont attendu septembre. C'est une population appréciée des Tunisiens, par les liens de la langue, de l'histoire et aussi des familles. La population française ne doit pas prendre à la lettre les propos du président qui vient d'être couronné car il ne s'agit que de stratégie politique. Les Français ne doivent pas oublier les années passées en Tunisie. On a su les accueillir et il ne faut pas qu'ils l'oublient. Moi, je ne veux pas aller en France contrairement à beaucoup autour de moi. J'ai deux amies voilées dont une enceinte qui ont été récemment agressées près de la ville d'Angers», confie-t-elle.

Pour sa part, Ahmed, la barbe longue et petit bonnet noir sur la tête, estime quant à lui que Marzouki n'a pas tort et considère même que le président devrait aller plus loin à l'égard à la France et aux Français. Pour lui, il y a «un monde qui sépare ces deux régions» (l'Afrique du Nord et l'Europe, ndlr). Tenter d'expliquer aux Français l'islam, «ça me donne déjà mal à la tête avant même de commencer!».  

«C'est vrai, les Français ne comprennent rien du tout à la culture arabo-musulmane. La preuve dans leur pays il n'arrêtent pas de légiférer sur le sujet. Interdiction de la burqa de la prière dans la rue. Jusqu'où vont-ils aller? Ils se disent ouverts et tolérants. Alors que nous, sur nos trottoirs, ont a des femmes voilées, non-voilées, en jupe ou en burqa. Les autres religions existent aussi en Tunisie, elles sont visibles et leurs adeptes vivent en paix.»

Ahmed tient aussi à expliquer que trop d'années sont passées où «les Français s'allongeaient sur les plages tunisiennes sans prendre la peine de rencontrer le vrai peuple». Un manque de curiosité et d'intérêt qui traduit toute la réticence actuelle des Européens à revenir en Tunisie après la victoire des islamistes.

«Nous sommes capables de faire sans eux. C'est un peu ce que Marzouki à voulu souligner», conclut-t-il. 

Sarkozy, héros des Libyens, pas des Tunisiens

En partageant le même taxi, un des nombreux Libyens qui ont envahi la capitale, rend un hommage appuyé à la limite de l'ironie, au président Sarkozy et à la France.

«Les Français sont les héros en Libye. Sarkozy est notre héros. On leur donne toute la place pour venir reconstruire notre pays. Ils peuvent prendre notre pétrole. Que les touristes français viennent chez nous en Libye! Nos territoires sont vierges, nos plages propres et notre mer claire. Si les Tunisiens ne veulent plus des Français, nous, nous sommes prêts à les accueillir. La roue a peut être tournée! C'est à nous maintenant d'en profiter», s'amuse-t-il.

Bien qu'invité officiellement en France par le président, Nicolas Sarkozy, Moncef Marzouki aura choisi le Sud et la Libye pour son premier déplacement officiel. A l'inverse de ces premières réticences à l'égard de la France, ce dernier a au contraire évoqué une éventuelle «fusion» en parlant d'«indimej» (intégration en français, ndlr) entre la Tunisie et la Libye.

Dans une interview accordée au site français Médiapart, Marzouki menaçait toute tentative de récupération électoraliste française sur fond de retour à l'islamophobie de froides représailles:

«Rien est acquis à qui que ce soit, ni les positions culturelles, ni les positions économiques», déclarait-il le 27 décembre.

Une mise en garde sans détour à laquelle les Tunisiens de la rue, en général, ne souscrivent pas vraiment. Seule une minorité «francophobe» assumée salue les propos du président Marzouki. Un pan encore modeste mais bien réel et suffisamment audible de la population tunisienne qu'il faudra surveiller comme l'huile sur le feu médiatique au cours d'une année d'échéances électorales tunisiennes et françaises.

Farhat Mehdi à Tunis

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